Le fabuleux destin du Dobbs américain

Julien BOUDON.

Il est à espérer que les rédacteurs de la présente Revue ne m’en voudront pas : je ne me montrerai pas fidèle à la feuille de route assignée. Il s’agissait initialement de s’intéresser aux conséquences de l’arrêts Dobbs en France et dans le monde : conséquences immenses, comme l’a prouvé la loi constitutionnelle française du 8 mars 2024[1], mais conséquences d’une nature peu juridique malgré les apparences. Voilà un des premiers paradoxes de cette affaire : Dobbs a suscité un émoi moral, politique et social exceptionnel en Occident (et ailleurs), mais sa traduction juridique a été faible. La raison en est sans doute que nombre de pays occidentaux avaient une législation, au sens large, plus protectrice de la liberté d’avortement qu’aux États-Unis et, surtout, que cette liberté n’était pas un sujet conflictuel comme il l’est de l’autre côté de l’Atlantique depuis des décennies. Il est d’ailleurs révélateur que « l’autre côté de l’Atlantique » désigne ici les seuls États-Unis d’Amérique car le Canada n’est en rien agité par les mêmes passions que son voisin.

Il n’est pas aisé de s’attaquer à la décision Dobbs. D’abord, la matière a été labourée ad nauseam et on ne compte plus les articles, chroniques et autres notes qui lui ont été consacrés. Ensuite, le sujet est miné tant la question de l’avortement est sensible et suscite des réactions épidermiques, voire irrationnelles. La mesure et la nuance n’ont pas voix au chapitre : les mots d’ordre et les invectives ont régné, au point d’effrayer tels vénérables sénateurs français qui n’ont pas osé s’opposer au projet de loi constitutionnelle de peur de se faire lyncher par leurs familles[2]. (Pour cette raison, je ne suis pas fâché d’éviter de me prononcer sur la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse en France : je fais partie de ceux, sans aucun doute minoritaires, qui n’en voyaient pas l’intérêt sur le plan juridique, sans disconvenir de son importance symbolique. En effet, le constituant s’est contenté d’inscrire une habilitation législative à l’article 34 de la Constitution. Qu’y a-t-on gagné ? Le fait que l’institution même de l’IVG est garantie. Mais c’est peu de chose. Même les pays les plus frileux ou les plus conservateurs, par exemple la Pologne, reconnaissent le droit à l’IVG, mais l’entourent de conditions tellement strictes que la liberté d’y recourir apparaît réduite comme peau de chagrin. Une telle situation pourrait parfaitement être celle de la France à l’avenir, nonobstant la constitutionnalisation du 8 mars 2024 : un législateur réactionnaire serait habilité à réduire la durée du recours à l’IVG à quelques semaines ou le réserver aux cas de viol, et il n’en serait pas moins parfaitement respectueux de l’article 34 nouveau de la Constitution.) Enfin, la discussion est complexe car elle implique de connaître d’une part la conception actuelle du fédéralisme au sein de la Cour suprême et d’autre par les techniques contentieuses et la jurisprudence de la Cour.

Que peut-on ajouter de neuf ou de précis à tout le moins ? D’abord, l’arrêt Dobbs est tout, sauf une surprise. Pas seulement parce qu’une première mouture de la décision a été dévoilée dans les circonstances que l’on sait. Pas seulement parce que plusieurs alertes avaient retenti dans les années récentes. Davantage parce que Roe v. Wade n’a jamais convaincu du point de vue de sa qualité juridique, y compris les pro-choice, et que Casey a toujours semblé une position d’attente[3]. Ensuite, l’arrêt Dobbs n’est pas scandaleux du point de vue de la solution délivrée en droit. Simplement, eu égard à la polarisation de la Cour, il est évident que les préférences idéologiques et politiques de la majorité conservatrice ont beau jeu de se draper dans des arguments juridiques pour réaliser un programme qui n’a rien de progressiste ou libéral. Dans les circonstances actuelles, tous les arrêts de la Cour sont lus avec des lunettes plus politiques que juridiques : on en veut pour preuve l’arrêt Trump v. United States qui a été caricaturé en France alors qu’il n’a rien de révoltant ou d’étonnant – et qu’il n’aurait pas suscité la polémique s’il ne s’était agi de Donald Trump et si la décision n’avait été rendue par une majorité suspecte de sympathie pour lui[4].

Pour en revenir à Dobbs, le sort de la liberté d’avorter dépendait des équilibres propres au fédéralisme américain et à la place du juge. La Constitution fédérale de 1787 est évidemment muette sur le sujet de l’avortement, de même que la législation fédérale qui s’est soigneusement gardée d’intervenir dans une matière qui est de la compétence « naturelle » des États fédérés. Il a donc appartenu au juge fédéral, en l’occurrence la Cour suprême des États-Unis, d’apporter des garanties fédérales de nature juridictionnelle[5] là où le législateur, voire le constituant, a statué dans d’autres pays : il est frappant de constater que la loi Veil de 1975 est intervenue deux ans après Roe, comme si la France avait été encore ici à la remorque des États-Unis. De prime abord, il n’y a rien d’ahurissant à ce que le juge se déjuge : les revirements de jurisprudence signifient que le stare decisis, s’il est synonyme de conservatisme, ne verse pas pour autant dans l’immobilisme, sauf à contester aussi le reniement de l’ère Lochner ou de la déségrégation. La position de la Cour suprême dans Dobbs apparaît donc solide : dès lors que la Constitution et la législation fédérales sont muettes, il appartient aux États de se prononcer, c’est-à-dire aux peuples dans les États, ce qui permet à la majorité de se faire le chantre de la démocratie en même temps que d’un fédéralisme favorable aux droits des États. La Cour ne proscrit pas l’interruption volontaire de grossesse, elle en fait une compétence fédérée : le gouvernement fédéral n’a pas son mot à dire. Chacun des États est libre de réglementer le recours à l’avortement, de l’interdire purement et simplement, de le limiter, ou au contraire de lui accorder une grande souplesse : ce n’est plus le job de la Cour suprême fédérale, ou presque plus. Les conséquences pratiques d’une décision de principe ne sont pas entre les mains de la Cour : seuls les représentants élus dans les États sont habilités à fixer le régime juridique de l’interruption volontaire de grossesse, sous réserve de passer le test de la « rational basis » (p. 77), ce qu’on appellerait le « contrôle minimum » en contentieux administratif français. La Cour a allégé les sujétions qui pèsent sur les États fédérés : leur législation en matière d’avortement sera présumée conforme à la Constitution, et il sera difficile de contrarier cette présomption. Le thème de la neutralité de la Constitution est très habilement développé par Justice Kavanaugh : « la Constitution n’est ni pro-life ni pro-choice » et c’est pourquoi elle laisse les gouvernants, élus démocratiquement, décider au sein de chaque État (p. 2).

Il me semble pour cette raison qu’il est sans intérêt d’attaquer de front la décision Dobbs. La plupart des arguments échangés entre la majorité et la minorité sur la répression de l’avortement sont assez convenus : d’une part il est évident que la liberté d’avorter est récente, sans qu’il soit nécessaire de l’exposer sur des dizaines de pages, d’autre part il est pénible de constater que les trois juges dissidents se livrent parfois à des considérations morales et politiques plus que juridiques. Il est beaucoup plus instructif de s’attarder sur le moyen utilisé pour renverser la décision Roe, c’est-à-dire sur les contours du stare decisis. Comme l’indique Justice Kavanaugh dans son opinion concurrente : « the more difficult question in this case is stare decisis » (p. 5). Samuel Alito, qui a rédigé l’opinion de la Cour, le confirme implicitement : un tiers de la décision (p. 39-66) est voué au stare decisis (on pourrait ajouter les pages 69-77 qui, en forme de conclusion, reviennent sur la règle du précédent, de sorte que presque la moitié de l’opinion majoritaire traite de la question).

En effet, le diable se cache dans les détails (techniques) de l’arrêt et ce sont les entorses au principe du stare decisis qui dévoilent, mieux que toutes autres, les intentions idéologiques de la majorité. Ses intentions ou encore ses contradictions : l’opinion de la Cour ne cesse de mettre en avant le crédit que les citoyens accordent à la justice et à l’appareil judiciaire. Or, précisément, Dobbs est une décision malvenue parce qu’elle maltraite la justice et qu’elle affaiblit la confiance placée dans les cours. Plus que le fond de l’affaire, c’est le revirement de jurisprudence qui trahit l’agenda politique de la majorité au point qu’on pourrait l’accuser de mauvaise foi. Il faut le répéter : sur le plan strictement juridique, les arguments de chaque partie ont leurs poids et ils sont en réalité d’une grande banalité – aucune règle fédérale ne protège la liberté d’avorter, mais il serait idiot d’en rester à une conception du droit vieille de deux siècles (original intent v. living Constitution) ; les États sont peut-être principalement compétents, mais cela n’exclut pas toute garantie fédérale, sauf à remettre en cause la Nation américaine, etc. Dobbs apparaît comme un règlement de comptes avec la jurisprudence libérale de l’ère Warren, dont Roe est un des derniers feux, et c’est tellement vrai que la majorité est contrainte de distordre le stare decisis pour parvenir à ses fins. Voilà en quoi la majorité est pécheresse : elle se prête à des contorsions d’ordre technique qu’elle aurait vraisemblablement condamnées avec la plus grande vigueur si les progressistes avaient procédé de la sorte.

I. La compréhension du stare decisis

Tous les systèmes juridiques aspirent à la stabilité, sans qu’elle se transforme en immobilisme, qu’ils appartiennent à la famille de la common law ou à celle du droit romano-canonique. Ces expressions et cette distinction sont d’ailleurs contestables : d’une part il est certain que la formalisme de la common law est directement issu du droit romain (les writs sont les héritiers des actiones, de sorte que « remedies precede rights » qualifie assez bien le droit romain) ; d’autre part le droit des États-Unis est un mélange entre common law et statute law, et la valeur de la common law au niveau national est très incertain au point qu’il n’existe plus de common law fédérale depuis un arrêt de la Cour suprême Erie Railroads v. Tompkins de 1938. De la même façon que la distinction entre le modèle américain de justice constitutionnelle et le modèle européen de justice constitutionnelle est forcée, la ligne de partage entre les pays de common law et les pays de droit continental n’a rien de figée.

Quoi qu’il en soit, le juge s’estime lié par la jurisprudence antérieure, souvent confectionnée sur des décennies ou des siècles, ce qu’on appelle des précédents. Les revirements de jurisprudence sont toujours possibles mais ils doivent nécessairement rester rares, sauf à nuire à la sécurité juridique, pour utiliser une expression contemporaine. La QPC en France le montre admirablement : on sait qu’une requête ne peut être transmise par les juges judiciaires et administratifs si elle conteste une disposition législative déjà déclarée conforme à la Constitution, sauf changement de circonstances (de fait ou de droit). Le juge américain est confronté à la même prudence, plus encore que le juge français si l’on a égard à la puissance accrue qui est la sienne dans un système de common law (au moins partiellement) ou dans un système imprégné de la mentalité des common lawyers. C’est pour cela que les diverses opinions passent un temps considérable sur la question du stare decisis, qui ne signifie rien d’autre en latin que « en rester à ce qui a été décidé ». Autrement dit, c’est avec d’infinies précautions que le juge doit opérer un revirement de jurisprudence car il avoue une évolution de son interprétation des textes applicables, ici de la Constitution. Un revirement de jurisprudence est toujours un démenti infligé à ses prédécesseurs, voire à soi-même (ce qui est plus facile quand le changement de circonstances est de droit plus que de fait, sachant que les deux sont admis par le contentieux fédéral – voir sur ce point l’opinion dissidente, p. 31).

Les neufs juges de la Cour suprême livrent donc des appréciations différentes du stare decisis. (Ils divergent ainsi, sans le dire ou sans y insister, sur les critères d’un revirement : Alito en identifie cinq (p. 44-63), Kavanaugh trois (p. 7) et la minorité trois autres (p. 31)). Pourtant tous conviennent de son importance pour le droit des États-Unis, tous considèrent qu’il est synonyme de pérennité, tous ajoutent que le conservatisme ne saurait se transformer en perpétuité. Le point central est que la doctrine du précédent est intrinsèquement conservatrice, au sens littéral du terme : il s’agit bien, dans toute la mesure du possible et sauf raisons impérieuses, de conserver la règle telle qu’elle a été dégagée par la Cour dans une décision précédente ou dans une série de décisions antérieures, de sorte qu’une véritable jurisprudence est née (et non pas une décision isolée). C’est ici que la majorité est défaillante ou contradictoire : tout devrait la pousser à professer un respect religieux pour le stare decisis précisément parce qu’une majorité conservatrice apprécie forcément une doctrine elle-même conservatrice. Or ce n’est pas le chemin emprunté par la majorité des juges : ils viennent relativiser l’importance du stare decisis ou plutôt ils en viennent à écarter le précédent dans une matière qui justifierait plus que tout autre qu’on en reste au statu quo. En effet, comme Justice Alito le reconnaît sans ambages (dès les premières lignes de l’opinion de la Cour, p. 1, mais aussi p. 4 et 68), la question de l’avortement est hautement controversée. Une forme de mauvaise foi est manifeste quand Alito compare Dobbs à Brown et à West Coast Hotel (p. 68) : il est évident que Plessy et Lochner ont été renversés parce que les circonstances politiques, juridiques, sociales, économiques avaient changé (l’opinion dissidente fait mouche sur ce point, p. 43-46) et que la Cour a enregistré une sorte de consensus favorable, par exemple, à la déségrégation. Certes, le consensus n’était pas synonyme d’unanimité, mais il est clair que les lois sur les droits civiques de l’ère Johnson ont été adoptés assez largement et que la plupart des Américains répudiaient toute forme de racisme institutionnalisé. Rien de tel avec Roe et Casey : il n’y a pas de consensus national, les citoyens et les États sont divisés. Mais plus que jamais cela devrait conduire la Cour à la circonspection : elle qui prône le self-restraint ou le minimalisme judiciaire devrait toucher à l’édifice existant, tout branlant ou imparfait qu’il soit, d’une main tremblante. On retourne ici l’argument d’Alito (et de Kavanaugh, p. 8-9) : peu importe la faiblesse de Roe, ou sa contestation, Roe existe et ce depuis cinquante ans, il réglemente cahin-caha l’avortement à l’échelle fédérale, et c’est anéantir une forme de compromis – malgré toutes ses vicissitudes – que de renverser Roe. La minorité progressiste le souligne nettement au détour d’une phrase : « the presence of that continuing division provides more of a reason to stick with, than jettison, existing precedent » (p. 38). L’absence de consensus devrait aboutir à conserver l’existant et non à bouleverser un état du droit, peut-être insatisfaisant (ce que préconisait au fond John Roberts, voir infra le III). Mais, à l’analyse, ce n’est pas tant Roe qui posait difficulté à la majorité que Casey.

II. L’importance de Casey

L’arrêt Casey intervient moins de vingt ans après Roe et il est une manière d’atténuer le libéralisme de la solution arrêtée en 1973 sans le renier. C’est un caillou dans la chaussure de la majorité de 2022 parce que l’opinion de la Cour (« joint opinion ») est rédigée par trois juges conservateurs ou considérés comme tels (Souter, Kennedy, O’Connor). Ils ont été rejoints par deux juges libéraux, Stevens et Blackmun, pour certaines parties de l’opinion, notamment pour la partie III qui porte sur le stare decisis, et c’est cette coalition hétéroclite qui a formé une majorité en 1992 (« plurality »). Alito est donc très embarrassé car il combat son propre camp, de même qu’il devra contredire John Roberts à la fin de son exposé. Schématiquement, dans Dobbs la majorité lutte d’abord contre les libéraux en recourant à des arguments textuels et historiques (parties I et II), ensuite contre l’alliance des progressistes et des conservateurs dans Casey à propos du stare decisis (parties III et IV), enfin contre le Chief Justice Roberts (partie V-B). La première bataille est la plus facile à mener, à tous égards, mais notamment parce que l’adversaire est tout désigné. En revanche, les deux autres sont plus gênantes sur le plan idéologique car il faut se démarquer de juges également conservateurs (même s’ils sont souvent des « swing Justices » ou qu’ils ont ou évoluer au cours de leur carrière).

Casey est le véritable ennemi car il confirme (partiellement) Roe au nom du stare decisis : aucune intention politique pro-choice ne peut être reprochée aux trois juges auteurs de l’opinion, aucun agenda progressiste n’est en cause, mais une conception de la règle du précédent qui condamne à l’avance le renversement opéré par Dobbs. Les juges dissidents (Breyer, Sotomayor, Kagan) ne s’y sont pas trompés, qui ne cessent de renvoyer à la clairvoyance des trois juges conservateurs qui ont fait Casey en 1992 (« judges of wisdom », p. 60) et qui forgent l’expression « precedent about precedent » (p. 6, 32 et 57). La formule est redoutable car elle souligne que la Cour vient, en 2022, rompre avec un double précédent, alors même que le premier, expression suprême du libéralisme de la Cour Warren/Burger, a été retrempé par le second, œuvre de juges conservateurs. Alito tire donc à boulets rouges sur Casey qui aurait bouleversé la doctrine du stare decisis de façon inédite et isolée, sans égard pour le caractère profondément erroné de Roe, de sorte que la question de l’avortement serait définitivement tranchée dans le sens de la protection fédérale et que le conservatisme du stare decisis se transformerait en immobilisme (p. 46 et 56).

Le débat tourne autour de deux expressions de Casey : « central holding » et « undue burden ». D’une part Casey conforte l’affirmation centrale de Roe : les femmes sont libres de recourir à l’avortement jusqu’à ce que le fœtus soit « viable », et les États ne sont en droit de réglementer le recours à l’IVG qu’après le constat de cette « viability ». D’autre part Casey forge le standard de la « charge indue » ou « excessive » : les États ne doivent pas dresser des obstacles « substantiels » qui viendraient anéantir le choix de la femme d’avorter (voir ici l’opinion minoritaire, p. 33). Dans Dobbs, la majorité ne cesse de dénoncer le caractère vague de la « viabilité » et de la « charge indue » : ce sont des standards flous, tant en médecine qu’en droit, qui provoquent des difficultés insurmontables pour les juges et qui brouillent donc le droit en vigueur. La minorité le conteste avec force et, pour tout dire, de manière convaincante (p. 33-36). Mais là n’est pas l’essentiel pour notre propos : la Cour, dans Casey, estime que la doctrine du stare decisis s’applique à plein dès lors que les raisons qui conduiraient à renverser Roe ne sont pas suffisantes. La majorité (« plurality » encore une fois) le martèle à plusieurs reprises : « Because neither the factual underpinnings of Roe’s central holding nor our understanding of it has changed (and because no other indication of weakened precedent has been shown), the Court could not pretend to be reexamining the prior law with any justification beyond a present doctrinal disposition to come out differently from the Court of 1973 » (p. 864) ; « A decision to overrule Roe’s essential holding under the existing circumstances would address error, if error there was, at the cost of both profound and unnecessary damage to the Court’s legitimacy, and to the Nation’s commitment to the rule of law » (p. 869).

La formule la plus cinglante est cependant celle-ci : « The promise of constancy, once given, binds its maker for as long as the power to stand by the decision survives and the understanding of the issue has not changed so fundamentally as to render the commitment obsolete » (p. 868). Le vocabulaire est celui de la stabilité et de la confiance dans le système judiciaire (voire dans la rule of law de manière générale). Le terme à retenir est l’adverbe « fondamentalement » : la question de l’avortement a-t-elle été à ce point bouleversée, en fait ou droit, qu’elle réclame ou justifie un revirement de jurisprudence ? La réponse de la Cour en 1992 est négative : le débat était déjà agité en 1973, il l’était encore vingt ans plus tard et il l’était toujours en 2022, de l’aveu tant de la majorité que de la minorité, et il l’est encore en 2024 au point que l’avortement sera au cœur de la compétition présidentielle entre Donald Trump et Kamala Harris. Justice Alito est plus que gêné aux entournures puisqu’il convient aisément que l’avortement est source de controverses, et ce depuis cinquante ans : il en fait même un argument pour démontrer que Roe et Casey n’ont pas mis fin au débat. Mais alors quel changement est à l’œuvre depuis 1973 et 1992 ? Comment justifier qu’on revienne sur la doctrine du stare decisis, alors que les trois juges conservateurs qui ont rédigé Casey démontrent que c’est dans ce cas que la règle du précédent doit être particulièrement respectée ?

Casey est un caillou dans la chaussure de la majorité de 2022 pour une autre raison : c’est une magnifique décision. Pour être honnête, j’étais passé à côté de cette décision, or elle mériterait de figurer dans les « grands arrêts » de ma chère collègue Élisabeth Zoller[6] beaucoup plus que Roe ou que Dobbs. Elle témoigne une hauteur de vues, une « sagesse », pour paraphraser la minorité libérale, qui fait honneur à Souter, Kennedy et O’Connor – et à la Cour suprême fédérale dans son ensemble. Or c’est cette élévation que cherche à atteindre le Chief Justice Roberts dans son opinion « concurrente dans le jugement ».

III. L’opinion remarquable de Chief Justice Roberts

Une « opinion concurrente dans le jugement » signifie que son auteur se rallie à la solution concrète et particulière adoptée par la majorité, mais qu’il en conteste le raisonnement ou les motifs. John Roberts est d’accord pour considérer que Roe et Casey sont d’une grande faiblesse et que le standard de la « viabilité » n’est pas praticable (« workable »), mais il soutient, premièrement, que la Cour a statué ultra petita et, deuxièmement, qu’elle a violé la doctrine du stare decisis. Roberts militait pour un revirement de jurisprudence partiel (il utilise le terme « partially » p. 9) car limité à la demande initiale du Mississippi : à l’origine, celui-ci réclamait uniquement la mise à l’écart du standard de la viabilité et il précisait même dans ses écritures que sa requête n’exigeait pas que Roe et Casey soient renversés. Mais, note Roberts, la stratégie du Mississippi a subitement changé dès lors que la Cour a accordé le writ of certiorari (p. 6). Il s’est enhardi et, avec le soutien d’autres États du Sud et du Centre, il a mis en cause le « central holding » de Roe, réaffirmé par Casey. L’opinion de Roberts est un hymne au judicial restraint, et c’est en ce sens qu’elle est beaucoup plus cohérente avec les vues générales exprimées par les conservateurs en la matière : la véritable modestie judiciaire eût consisté à éliminer le standard de la viabilité et de laisser les choses en l’état pour le reste. « Applying principles of stare decisis, I would excise that additional rule – and only that rule – from our jurisprudence » (p. 8-9). Ce n’est donc pas l’économie des moyens que préconisait Roberts, mais de borner le litige à son objet initial, du moins temporairement.

Roberts estime que les temps ne sont pas mûrs pour statuer définitivement sur la question de l’avortement. Il était d’avis de « leave for another day » (p. 7). On pourrait y voir du cynisme, ou une stratégie consommée, mais il me semble que la position de Roberts est plus subtile que cela. D’abord, il agit en tant que chef de cour et, ici comme nulle part ailleurs, on constate combien les institutions font les hommes : Roberts est soucieux de la réputation de la Cour suprême, soucieux aussi de la bonne entente entre neuf juges qui sont condamnés à travailler ensemble pendant des années ou des décennies. Autrement dit, il temporise, et c’est une des variantes de la prudence aristotélicienne, de cette phronésis dans l’atteinte de l’occasion favorable, le kaïros[7]. Je n’y vois pas plus du cynisme que de la pusillanimité, mais une intelligence des situations qui contraste avec l’empressement d’Alito et consorts de trancher immédiatement. L’opinion majoritaire affronte les arguments de Roberts dans la partie V et sa réponse est d’une grande simplicité : pourquoi attendre ? « In sum, the concurrence’s quest for a middle way would only put off the day when we would be forced to confront the question we now decide » (p. 76). Ce faisant, Alito livre deux informations précieuses. D’une part Roberts se place bien au centre du jeu et propose une solution modérée, qui est celle du « juste milieu » typique de la pensée d’Aristote[8] et typique d’un chef de Cour qui est contraint par la force des choses de nouer des compromis, de balancer les intérêts (ce qui était déjà apparent dans l’arrêt Sibelius). D’autre part Alito dévoile l’agenda politique de la majorité conservatrice : pour donner satisfaction au requérant dans l’affaire Dobbs, il suffisait de mettre fin au standard de la viabilité et d’attendre de nouvelles opportunités dans l’avenir. Mais l’occasion était trop belle : la majorité était en mesure de renverser Roe, mais elle ne le sera pas toujours, parce qu’un président démocrate se trouvait à la Maison-Blanche en 2022, parce que les Démocrates ont remporté la plupart des élections présidentielles depuis 1992, parce que les juges les plus âgés de la Cour suprême sont les plus conservateurs, Clarence Thomas et Samuel Alito en tête, surtout après le retrait de Stephen Breyer qui avait précisément pour objectif de permettre à Joe Biden de nommer un Justice plus jeune. La minorité n’a pas tort d’affirmer de manière cinglante : « The Court reverses course today for one reason and one reason only : because the composition of this Court has changed » (p. 6 ; voir aussi p. 33). Elle ajoute une formule encore plus virulente : « It makes the Court appear not restrained but aggressive, not modest but grasping » (p. 57). Les qualités attendues d’un juge sont évidemment la sagesse, la prudence, la modération, or la majorité dans Dobbs se montre à l’inverse « agressive » et « avide ». Autrement dit, alors que la figure de la justice est la balance, la Cour apparaît « démesurée ». On comprend pourquoi le « dissent », à plusieurs reprises, fait l’économie de l’adverbe traditionnel « respectfully ».

Cette urgence à statuer entre en conflit avec ce qui fait l’âme de la juris-dictio, à savoir prendre son temps et même assumer d’aller lentement. Sous réserve des référés (malgré tout le bien qu’on en pense, ils indiquent à leur manière un changement de cap et même de civilisation), la justice ne saurait être expéditive. Or le stare decisis est une manifestation du rapport particulier de la justice au temps, c’est-à-dire au temps long : le caprice est source d’instabilité parce que la règle de droit oscille selon l’humeur changeante du décisionnaire, tandis que le respect pour le précédent est synonyme de stabilité parce qu’il contraint le décisionnaire à s’insérer dans une chaîne de décisions au long cours. Le stare decisis s’accommode et se nourrit du temps étiré. Il incite à un conservatisme de bon aloi que l’opinion dissidente dans Casey affecte de ne pas comprendre (p. 954) : elle se trompe du tout au tout en fustigeant les trois juges qui ont rédigé la « joint opinion » au motif qu’ils diraient une chose et son contraire. Les dissenters manquent l’essentiel : Souter, Kennedy et O’Connor font preuve d’un immense « courage personnel », comme le relève Blackmun (p. 923), à réaffirmer Roe alors même qu’ils ont souvent exprimé leur scepticisme à son endroit. Ils considèrent que la doctrine du stare decisis impose d’en rester au « central holding » de Roe au nom de vues supérieures, qui sont l’expression de la vraie Justice. Voilà ce que ne comprend pas ou ne veut pas comprendre Alito : il en reste à un débat technique sur le rôle du juge, sur les limites de son action, sans percevoir que sa mission exige parfois qu’il compose avec ses propres analyses pour satisfaire un but plus noble. On peut aller plus loin : Alito ne voit pas que sa foi proclamée dans le minimalisme judiciaire aurait dû le conduire à rallier la solution suggérée par Roberts – parce que le stare decisis est une illustration de la modestie des juges, parce que la Cour aurait évité d’apparaître comme un lawmaker (ce qu’elle manifeste ô combien alors qu’elle prétend refuser de se substituer au législateur ou au constituant), parce que la confiance dans la Cour et la justice a été durement ébranlée par le revirement opéré par Dobbs. En réalité, ce dernier argument, très fréquent dans les écritures des uns des autres (par exemple dans la « joint opinion » de Casey, p. 865-866), ne convainc pas totalement. Heureusement que la bonne administration de la justice ne se confond pas avec la défense corporatiste d’une institution ! Rendre la justice est une opération politique. De manière paradoxale pour un pays qui distingue la « judicial branch » des deux « political branches », la Cour suprême, dans certaines affaires à tout le moins, doit agir politiquement, au sens littéral. Pas tellement pour conforter le crédit accordé à la Cour ou à l’appareil judiciaire, mais pour maintenir la confiance placée dans les décisions rendues par les diverses juridictions – il faut qu’elles apparaissent sages ou, de manière élémentaire, « justes ». Quelles que soient ses préférences personnelles au sujet de l’avortement, il eût été « juste » de maintenir la jurisprudence Roe ou, à tout le moins, de proclamer en principe la liberté fondamentale de la femme de recourir à l’avortement, selon la recommandation du Chief Justice. Voilà ce qui aurait convenu à une majorité plus large que celle enregistrée dans Dobbs (et qui explique pourquoi la minorité conteste l’opinion de Roberts dans une modeste parenthèse de deux lignes, tout en soulignant sa divergence d’avec la majorité, p. 59). Paradoxalement, on peut se demander si les juges conservateurs n’ont pas rendu un grand service à la cause démocrate tant l’avortement est au cœur de l’élection présidentielle de novembre 2024 et sert à mobiliser les partisans de Kamala Harris.

Julien BOUDON,

Professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay


[1]  Loi constitutionnelle n° 2024-200 du 8 mars 2024 relative à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000049251463

[2]  Anthony Berthelier, « IVG dans la Constitution : ces élus évoquent les « pressions familiales » avant le vote au Sénat », Huffpost, 28 février 2024 : https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/ivg-dans-la-constitution-ces-elus-evoquent-les-pressions-familiales-avant-le-vote-au-senat_230480.html

[3]  Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973) ; Planned Parenthood of Southeastern Pa. v. Casey, 505 U.S. 833 (1992).

[4]  Trump v. United States, 1er juillet 2024 : https://www.supremecourt.gov/opinions/23pdf/23-939_e2pg.pdf

[5]  Voir Margaux Bouaziz, « La protection constitutionnelle du droit à l’avortement aux États-Unis : une garantie en sursis », JP Blog, 26 novembre 2021 : https://blog.juspoliticum.com/2021/11/26/la-protection-constitutionnelle-du-droit-a-lavortement-aux-etats-unis-une-garantie-en-sursis-par-margaux-bouaziz/

[6]  Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, Paris, Dalloz, 2010 (qui ne se substitue pas exactement à l’ouvrage éponyme publié aux Puf en 2000).

[7]  Voir P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, Puf, 1963.

[8]  Voir J. Boudon, La passion de la modération. D’Aristote à Nicolas Sarkozy, Paris, Dalloz, 2011.