Michel LEVINET.
NB : Les passages en caractères gras et ceux soulignés le sont par nous, sauf indication contraire.
Il y a plus de trente ans, selon le constat établi par Francis Fukuyama, unissant fortement sécularisation et modernité culturelle et sociale, les droits de l’homme semblaient représenter l’horizon indépassable des sociétés politiques contemporaines ([1]) ([2]). Le philosophe politique américain interprétait alors l’effondrement de l’U.R.S.S. et la fin de la Guerre froide comme la preuve de l’orientation irréversible des collectivités humaines vers l’économie de marché et la démocratie libérale, formes finales du gouvernement des êtres humains. Plus tard, d’autres penseurs iréniques plaideraient pour la mondialisation heureuse et la fin des guerres. Couplés à la fortune des concepts d’État de droit, de justice constitutionnelle et de justices européennes, à la sacralisation des juges des droits et libertés dans des sociétés où les valeurs morales s’effritent ([3]), au « risque de créer une sorte d’aristocratie des protecteurs de la liberté. » ([4]) et de nourrir l’accusation de gouvernement des juges, le triomphe des droits de l’homme paraissait irrésistible. En réalité, emporté par son optimisme, le philosophe politique américain avait tout simplement confondu monde occidentalisé et totalité du monde, fin de l’histoire et bifurcation de l’histoire ([5]), singulièrement en relativisant la prégnance du religieux et des religions. Depuis, nombre de données sont venues démontrer que le désenchantement du monde devrait attendre, que l’universalité des droits et libertés restait largement incantatoire et que leur coexistence problématique avec les croyances et les institutions religieuses demeurait un problème majeur ([6]). Il suffit à cet égard, outre l’actualité immédiate (interdiction de l’abaya et du qamis dans les établissements scolaires en France ; projet de loi du gouvernement danois visant à réprimer « le traitement inapproprié d’objets à signification religieuse importante pour une communauté religieuse » (profanation matérielle, par autodafé ou piétinement d’un Coran, d’une Bible, d’une Torah ou d’un crucifix), d’évoquer les attentats du 11 septembre 2001 sur le sol américain, le califat autoproclamé de Daesh (2014-2017) et la montée en puissance d’un terrorisme invoquant l’islam et, plus généralement, celle du fondamentalisme religieux (intégrisme musulman, mouvements évangéliques protestants, développement d’un hindouisme militant et sectaire mobilisant le concept d’hindutva ([7])) ou, en France, le débat permanent sur les signes d’appartenance religieuse et les revendications communautaristes, soit sur le contenu du principe de laïcité et le respect des exigences du vivre ensemble, inhérentes au pacte républicain ([8]). Au sein même de l’Occident, force est de relever la diversité des rapports entre État et religion ([9]), considérée comme conviction individuelle ou en tant qu’institution – dimension propre à amplifier les hypothèses de contradictions avec le pouvoir civil ([10]) –, ainsi que les difficultés récurrentes rencontrées quand il s’agit de s’efforcer du souci de cantonner l’expression des identités religieuses à l’intérieur de la sphère de la vie privée ([11]).
En dépit de sa qualification par Freud de « névrose obsessionnelle de l’humanité » (L’avenir d’une illusion, 1927 ([12])), des prédictions d’Auguste Comte sur la fin inéluctable du théologique (Loi des trois états) dans une société devenue adulte et des autres prédictions hasardeuses sur le triomphe inéluctable du rationalisme, propres au scientisme des deux derniers siècles, par exemple, chez Karl Marx (la religion, opium du peuple, au début de la Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843) ([13]), Friedrich Engels ([14]) et l’encyclopédiste Condorcet ([15]), la présence plus ou moins substantielle – prégnance / regain / renouveau / retour ? – du religieux et des religions ([16]), parfois sous la forme de reconfigurations du religieux, de « bricolages religieux » – dans la mesure où « [l]’expression des sentiments religieux n’échappe pas aux effets de l’individualisme. », donnant une coloration subjectiviste et relativiste du croire ([17]) et, plus généralement, de « l’interrogation métaphysique » ([18]) est un fait avéré. Ne serait-ce que parce que « la religion permet de maîtriser la contingence de toute vie humaine. » et que, [d]’un strict point de vue anthropologique on peut [la] définir comme étant la réponse des hommes à leur condition d’êtres limités et finis […] » ([19]), ce qui oblige à s’interroger sur la réalité opératoire de la figure de l’homo religiosus, censée exprimer une « propriété constitutive de l’être humain », « une dimension fondamentale de l’homme, une sorte de structure à la fois transhistorique et transculturelle, un principe commun à toute l’humanité, en un mot, un universel qui fonderait toute compréhension du fait religieux » ([20]). Il faut ici sans doute suivre le constat de la sociologue Dominique Schnapper : « [l]’individualisme moderne tend à éroder ou à détruire l’adhésion des individus aux institutions mais, en même temps, l’incertitude existentielle augmente et nourrit le besoin de croire des individus. » ([21]). Comme l’écrit Paul Valadier, la disparition des religions de l’espace culturel, social et politique « semble avoir été annoncée avec quelque précipitation comme un regard, même superficiel, sur l’actualité mondiale le montre sans peine. » ([22]) ; « la sécularisation n’est pas la fin de la religion, elle en est seulement la mutation. » ([23]). L’État de droit démocratique doit nécessairement en tenir compte ([24]), étant lui-même fondé, non sans une longue période où la chose a paru inconcevable, au-delà d’autres critères bien connus (droits et libertés fondamentaux, prééminence du droit, non-discrimination, démocratie constitutionnelle, indépendance des juges, présence d’une authentique culture démocratique dans une très large partie de la population et adhésion civique minimale), sur le pluralisme des idées et des comportements. À cet égard, la religion constitue « une des sources essentielles de la philosophie des droits de l’homme » ([25]) (I). Pour autant, en raison d’une part, du fait que « si l’État de droit peut aller de pair avec la croyance religieuse, il est clair qu’il ne peut accepter la fusion du monde politique et juridique et de celui de la conviction religieuse » ([26]), d’autre part, eu égard à leur dimension totalisante, à leur prétention à détenir la vérité ultime – la foi et les dogmes qui l’accompagnent se trouvant conçue comme un savoir suprême – sur les origines et le devenir des êtres humains, de leur volonté de les imposer au monde, ou encore de leur réticence à accepter la primauté de la loi civile, les religions ([27]) semblent condamnées à affronter la philosophie des droits de l’homme (II), comme le montrent un certain nombre de conflits majeurs, dont celui qu’elles connaissent fréquemment avec l’exercice de la liberté d’expression, tout particulièrement en matière artistique (III).
I. La Religion, composante des droits de l’homme
La liberté de religion constitue un droit fondamental de la personne humaine. L’intégrant au sein de la liberté de pensée, de conscience et de religion – cette insertion dans une formulation plus large est essentielle, car la liberté de conscience est fondamentalement individuelle alors que la liberté de religion comporte également, et nécessairement, une dimension fortement collective –, les instruments normatifs internationaux (Déclaration universelle des droits de l’homme (citée infra DUDH), Art. 18 ; PIDCP (cité infra PIDCP), Art. 18 ; Convention européenne des droits de l’homme (citée infra CEDH, Art. 9 ([28]) ; Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Art. 10 ; Convention américaine des droits de l’homme (citée infra CADH), Art. 12 ; Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples (Art. 8) ; Charte arabe des droits de l’homme, Art. 30 ; Déclaration du Caire de l’Organisation de la Coopération Islamique (citée infra OCI) sur les droits de l’homme en islam, Art. 10) et internes – certains d’entre eux lui reconnaissant une place éminente (appartenance à la catégorie des droits intangibles, au noyau dur des droits indérogeables en toutes circonstances (PIDCP, CADH) ; 1er Amendement de la Constitution américaine, Charte canadienne des droits et libertés, Art. 2 (l’une des quatre « libertés fondamentales »)) – l’affirment clairement ([29]). La jurisprudence des organes internationaux de contrôle est à l’unisson. Par exemple, celle de la Cour européenne des droits de l’homme (citée infra CourEDH), dans son célèbre arrêt Kokkinakis c. Grèce : « Telle que la protège l’article 9 […], la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une ‘société démocratique’ au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie […] » (25 mai 1993, § 31). Il ne s’agit donc pas d’une simple tolérance comme pourrait le laisser penser l’expression maladroite de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »), mais d’un authentique droit qui mérite respect et protection, particulièrement en préservant les personnes qui l’exercent de toute discrimination ([30]). L’emploi du terme tolérance à l’égard du phénomène religieux emporte « quelque de chose de condescendant, voire de méprisant, qui dérange. » ([31]). La reconnaissance d’un tel droit a connu une histoire particulièrement laborieuse. Longtemps, privilégiant une confession et le principe de l’unité de la foi au sein d’un même État, les gouvernants y ont refusé la cohabitation de plusieurs religions – la cruelle persécution subie par les Protestants dans la France catholique, Fille aînée de l’Église, en atteste clairement. A la suite de la Paix de Westphalie (1648) mettant un terme à la cruelle Guerre de trente ans, s’est imposé le principe cujus regio ejus religio (tel prince, telle religion) ([32]), qui traduit la nostalgie de l’unité religieuse et aboutit à l’existence d’une religion d’État, le souverain pouvant désormais imposer légalement ses croyances à son peuple, la religion constituant un domaine librement régi par chaque État et, de ce fait, les dissidences religieuses étant considérées comme des trahisons et non comme l’expression d’une liberté individuelle ([33]) ([34]). Aussi, les formulations du juge de Strasbourg sont-elles naturelles quand on songe à l’ancienneté du pluralisme religieux et, surtout, si l’on inscrit ce dernier dans le propos d’un cheikh soufi reconnu, selon lequel « toutes les religions sont un collier de perles reliées par le même fil divin » ([35]) ou dans celui du guide du bouddhisme tibétain : « [l]eurs différences dogmatiques [des religions] dépendent des cultures et des civilisations qui les ont vu naître. […] La diversité de l’être humain justifie l’existence d’un grand nombre de religions. » ([36]). La prise en compte du pluralisme religieux suppose donc de l’appréhender comme une donnée première, structurelle, en privilégiant – l’on pense en premier lieu à l’islam, mais aucune religion n’en est exempte – les lectures allégoriques, spiritualistes, critiques, contextualisées et libérales des textes sacrés au détriment des interprétations littéralistes, statiques, étriquées et guerrières. Un tel impératif vaut pour le corpus judéo-chrétien, ce qui conduit à écarter les passages – nombreux dans le Premier Testament ([37]) – où il est question d’un Dieu vengeur et haineux censé réclamer l’élimination de tel ou tel peuple, de frapper sans pitié hommes, femmes, vieillards et enfants (exemple du Livre de Josué), bref d’un Dieu jaloux, meurtrier, inconcevable, inacceptable, qui légitimerait le droit de tuer au nom de Dieu.
Cette liberté comporte une double dimension : celle du for interne – qui ne saurait être qu’absolue – et celle, relative, du for externe, impliquant, sous réserve des légitimes restrictions fondées sur les clauses d’ordre public, le droit de manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Cette dimension relativise la séparation vie publique / vie privée et rend illusoire la prétention de cantonner les croyances religieuses dans le strict domaine de la vie privée ([38]). En effet, « la liberté religieuse ne se réduit pas […] à ce seul élément psychologique que constitue la foi, elle possède également un volet social, un code qui commande le quotidien du croyant, son comportement, non pas uniquement dans son rapport avec Dieu, mais également avec autrui. » ([39]). Cette extériorisation comporte néanmoins des limites qui ne sont pas faciles à déterminer eu égard à la double nature du croyant (citoyen de l’État et femme ou homme de foi et / ou membre d’une communauté religieuse). Inévitablement, à titre individuel ou collectif, notamment par l’intermédiaire des Églises, naissent des revendications motivées par des convictions religieuses qui cherchent à alimenter le débat public, à participer à l’espace civique, à déterminer les conditions du vivre ensemble ([40]). « Les religions en général […] sont à la source de convictions et de passions qui interviennent visiblement dans l’espace public […] » ([41]), ce qui oblige à déterminer les possibilités d’intervention du religieux dans l’espace public ([42]). Outre les interrogations récurrentes à propos de la possibilité de refuser d’obéir aux lois injustes au nom de Dieu ([43]) ou de l’obtention du statut d’objecteur de conscience ([44]) – lequel peut se fonder sur des motifs non religieux –, ou encore de l’exercice de la liberté de l’enseignement confessionnel ([45]), religieuses, religieux et religions revendiquent le droit de participer au débat public, propre à la société démocratique, d’intervenir sur les grands sujets de société qui agitent l’opinion publique (mariage, parenté, homosexualité, avortement, fin de vie, bioéthique de la reproduction) et vont parfois loin ([46]) ([47]) ou quand elles contestent le contenu de l’enseignement (exemple de la critique du darwinisme chez les chrétiens fondamentalistes ou du refus d’une critique de l’islam chez les fondamentalistes musulmans), joignant ici leur interventionnisme à celui, tout aussi délétère, de l’idéologie woke ([48]) / du politiquement correct ([49]), au point de déboucher sur une dictature moralisatrice, un recul du débat pluraliste et de l’altérité. Le phénomène est amplifié par l’immigration économique de populations issues de sociétés où la référence religieuse demeure première. C’est ainsi qu’au nom du multiculturalisme ([50]) voire du communautarisme ([51]), du respect des identités culturelles dont font partie les convictions religieuses, sont mises en avant des demandes d’ajustement de la norme commune ([52]), notamment au moyen de la mise en place d’accommodements raisonnables problématiques (exemple canadien) ([53]), voire de dérogation aux règles communes du vivre ensemble (port de signes religieux dans les établissements publics d’enseignement dans l’espace public ou dans l’exercice de la profession d’avocat ou d’agent public, port de burkinis dans les piscines publiques, institution de tribunaux appliquant la charia). La Cour EDH s’est prononcée à propos des limites de telles revendications. Ainsi, quant au port de signes religieux, sagement respectueuse du principe de subsidiarité, inhérent à la souveraineté politique de l’État, elle a validé les dispositifs français visant à prohiber le port de signes religieux dans l’enseignement primaire et secondaire (Dogru c. France, 4 décembre 2008 ; déc. 30 juin 2009, Aktas c. France) ([54]), ainsi que celui du port du voile intégral dans l’espace public. Rendu à propos de cette dernière hypothèse, l’arrêt S.A.S. c. France (Gr. Ch., 1er juillet 2014, 15 voix c. deux) prend en compte l’objectif légitime de l’ingérence permanente que constitue la prohibition litigieuse (le « vivre ensemble », rattaché à « la protection des droits et libertés d’autrui ») ([55]). Un État partie peut donc considérer que l’interaction entre les individus est « altérée par le fait que certains dissimulent leur visage ». L’interdiction est « justifiée dans son principe dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du ‘vivre ensemble’ » (§§ 141-142), d’autant plus qu’elle « n’est pas explicitement fondée sur la connotation religieuse des habits visés mais sur le seul fait qu’ils dissimulent le visage » (§ 151) ([56]). Ce faisant, en admettant la notion de ‘vivre ensemble’ comme une interprétation possible de la notion de protection des droits d’autrui, le juge de Strasbourg ([57]) semble implicitement consacrer la thèse fort discutée de l’ordre public immatériel ([58]). Dans toutes les hypothèses mentionnées ci-dessus, se pose forcément le problème du mode de formulation de ces revendications, de la possibilité de construire, dans une société démocratique où la garantie des droits et libertés de tous ses membres est essentielle, une raison commune, accessible à tous, opératoire indépendamment de la diversité des convictions. Autrement dit, surgit ici une interrogation cruciale : est-il recevable dans la société démocratique, attachée aux droits et libertés, d’accepter des arguments de type transcendantal ? Y souscrire ne revient-il pas à invalider les exigences du vivre ensemble, la logique de l’éthique de la discussion, le principe habermassien selon lequel la découverte des règles de la régulation sociale devrait procéder d’un dialogue ouvert, d’un échange respectueux de la sincérité des opinions d’autrui et mené dans la transparence, le consensus déterminant le juste souhaitable, la norme légitime découlant du consentement des interlocuteurs intéressés à l’issue d’une discussion rationnelle (Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, 1987 ; L’Éthique de la discussion, Cerf, 1992) ([59]) ([60]) ? Le dialogue État / religions s’avère par conséquent nécessaire et les autorités publiques ont intérêt à connaître et à entendre le potentiel de vérité contenu dans les propos des religieux, mais cela suppose que ceux-ci soient raisonnables ([61]). L’importance de ce paramètre est rappelée par le philosophe politique allemand qui appelle à tenir compte à tenir compte dans le débat public des assertions produites par les croyants, il demeure nécessaire – seule garantie de la possibilité de l’échange argumentatif, de l’exercice public de la raison – que celles-ci usent d’un langage audible par les non-croyants, sans remettre en question la primauté des raisons séculières. Par exemple, s’agissant de l’islam, la vérité du débat dépend de la présence d’un islam libéral ([62]).
Reconnue pleinement comme droit fondamental de l’être humain, l’exercice de la liberté de religion est susceptible de se heurter à celui d’autres droits et libertés, également dignes de protection : de même que l’exercice de la liberté d’expression, par exemple, peut se trouver limitée par le droit au respect de la vie privée – par exemple, le droit à l’image – ou la présomption d’innocence –, la liberté de religion peut entrer en conflit avec les droits et libertés d’autrui comme avec l’invocation des exigences de l’ordre public, de la morale publique ou encore avec cette même liberté d’expression, tout particulièrement quand elle est revendiquée par les artistes (Voy., infra, III). C’est l’hypothèse traditionnelle des conflits entre des droits et libertés concurrents ([63]) qui conduit obligatoirement le juge (interne ou international) des droits et libertés recherchant une règle de résolution de ces conflits à intégrer un tel paramètre au sein du contrôle de proportionnalité qu’il est appelé à exercer, autrement dit, à se livrer au processus empirique d’ajustement des intérêts en présence tout en tenant compte de la nécessaire marge nationale d’appréciation.
II. La Religion, obstacle à la plénitude des droits de l’homme
Fondamentalement, selon le discours religieux, la Révélation est vérité ([64]), le vrai ne procédant que de Dieu. Même si les religions peuvent aujourd’hui chercher la discrétion dans la revendication d’une telle vérité dans la mesure où « cette prétention a été l’instrument des persécutions, des cruautés et des violences les plus extrêmes » et où « [l]a prétention à la vérité marquée du sceau de la divinité ou de l’absolu peut devenir une arme sanglante lorsqu’elle est liée au pouvoir. », « chaque religion se pense comme vraie et pose les autres comme partiellement ou totalement fausses. » ([65]). Il y a là un conflit difficile à éviter entre religion et liberté ([66]). Comme l’écrit Pierre Manent, « [l]iberté et vérité sont pour ainsi dire deux notions également souveraines. Chacune s’appuie sur elle-même, se justifie elle-même, fournit le critère pour juger des autres notions loin de pouvoir être elle-même jugée selon un critère autre qu’elle-même. ». L’auteur rappelle que ces « deux souveraines » sont inextricablement liées : « [l]a vérité est un objet essentiel du désir humain, mais, comme elle ne cesse de nous échapper, et que l’erreur est humaine, il est raisonnable de n’imposer aucune vérité par le moyen du commandement politique, mais au contraire de garantir par l’institution politique la libre recherche de la vérité. Symétriquement, la liberté qui se donne elle-même pour fin court risque de se perdre dans le rien, de conduire au nihilisme, de sorte qu’il est important dans les sociétés libres d’encourager la recherche sincère de la vérité sous toutes ses formes. C’est ainsi qu’en pratique nous nous soucions à la fois de la liberté et de la vérité. » ([67]). Cette spécificité du religieux se retrouve dans le débat de la coexistence des discours de l’universel et de la pluralité des cultures. C’est une évidence, comme l’observe le philosophe Francis Wolf, « [l]’universel se porte mal – dans la réalité comme dans les idées […] » ([68]). L’observation vaut forcément à l’égard de la prétention problématique à l’universalité des droits de l’homme. Affirmée et réaffirmée ([69]), elle se trouve de plus en plus contestée, notamment au nom de valeurs religieuses. Comme le fondement, la nature et l’étendue des droits et libertés renvoient à des cosmogonies, à des impensés, des présupposés, des idéologies, des idées du juste, des valeurs (exprimant ou non une transcendance), des besoins sociaux, bref à un terreau singulier, propre à des sociétés déterminées, à des moments de leur histoire ([70]), il faut se demander s’ils valent pour tous et partout ou s’ils sont contingents et, partant, propres à telle collectivité humaine. Autrement dit, ne faut-il pas reconnaître avec Mireille Delmas-Marty que « [l]’universalité des droits de l’homme renvoie davantage à l’univers mental qu’à l’univers réel. » ([71]). Si la philosophie des droits de l’homme met en avant l’autonomie de l’individu et la séparation de la loi civile vis-à-vis du religieux et des religions, ce caractère individualiste et libéral demeure minoritaire car « la majorité actuelle [des Etats] s’inscrit dans l’islam, le bouddhisme et l’hindouisme, le confucianisme, l’animisme. » ([72]). Dans ces espaces, quand bien même elle représente un alibi commode pour préserver le pouvoir autocratique – c’est le cas, notamment, pour l’invocation des valeurs asiatiques peut se muer en un « outil politique au service d’une élite qui détient le pouvoir politique et économique » ([73]) –, domine une vision s’enracinant dans des traditions ancestrales – comme le taoïsme, confucianisme, le bouddhisme ([74]) et l’hindouisme, modes de pensées caractérisées par la pesanteur statutaire où l’être humain est appréhendé dans une perspective holiste, au sein d’un système hiérarchisé de relations visant à l’harmonie universelle ([75]) (effacement de l’individu au profit du groupe – communauté, famille, entreprise, Etat –, priorité de la conformité sociale, de la hiérarchie sur l’égalité, des comportements ritualisés garants de la cohérence et de l’ordre hiérarchique, respect nécessaire de l’ordre existant, tradition de l’obéissance aux autorités). La force grandissante de la thèse des valeurs asiatiques constitue un exemple emblématique de cette relativisation ([76]).
Les religions ont longtemps combattu – ou, pour certaines d’entre elles, le font aujourd’hui encore – les droits de l’homme et la démocratie. C’est le cas, notamment, du christianisme ([77]), de sa longue collusion avec l’autocratie politique – depuis sa rencontre jugée providentielle avec l’Empire romain ([78]), puis sa promotion au rang de religion officielle jusqu’à la condamnation vigoureuse de l’idéologie des droits de l’homme par le Magistère catholique (Pie VI, Grégoire XVI et Pie XI) ([79]) ([80]) – et ses prétentions à établir l’origine divine du pouvoir politique ([81]), à la domination sur le pouvoir temporel – qui ne saurait occulter la longue instrumentalisation du religieux par le pouvoir politique – comme dans le temps de l’augustinisme politique ([82]) ou encore la justification théologique de la prétendue infériorité féminine, liée à une vision dévalorisante de la femme (imbellicitas sexus) qui vaut pour les trois monothéismes dominés ([83]) par la culture patriarcale ([84]) ([85]). Le « ralliement » aux droits de l’homme ne s’est pas produit dans une perspective individualiste – les droits de l’homme ici visés ne sont pas ceux du rationalisme subjectif du XVIIIe siècle. La chose se vérifie d’abord quant au fondement des droits et libertés – lequel ne saurait résider dans la volonté des hommes, la vérité ne provenant pas des hommes mais de Dieu ([86]). Le pape ayant entamé le « ralliement » en question le revendique nettement : « [l]es vrais droits de l’homme naissent précisément de ses devoirs envers Dieu » (Léon XIII, 1892, Encyclique Au milieu des sollicitudes) ([87]). Cette approche implique un rejet des positivismes ([88]) et une signification particulière au principe de la dignité de la personne humaine : créé par Dieu, l’ordre naturel englobe l’homme – créé à l’image de Dieu et destiné à la divinisation – qui en tire sa dignité fondamentale ; aussi, « [c]’est l’image de Dieu dans l’homme qui fonde la liberté et la dignité de la personne humaine » (Jean-Paul II, Libertatis Conscientia, 22 mars 1986) ([89]). Ce n’est qu’à cette condition que l’assise de la dignité humaine donne son sens à la notion de droits de l’homme ; elle justifie l’insistance sur la distinction entre individu et personne ([90]). Elle entraîne également une condamnation de l’hédonisme des sociétés modernes : ainsi, Jean-Paul II s’adressant aux peuples du continent européen où progresse selon lui une sorte d’indifférence éthique – qu’il juge même en état d’apostasie religieuse –, à « une société qui est malade de vivre à un niveau horizontal et qui a besoin de s’ouvrir au Transcendant » (Exhortation apostolique post-synodale, L’Eglise en Europe, 28 juin 2003). La réticence intervient ensuite quant au contenu des droits et libertés – droit à la vie (à protéger de la conception à la mort), liberté religieuse, droit au mariage seulement entre personnes de sexe biologique différent, droit de propriété conçu comme une fonction sociale –, lesquels n’ont de sens qu’au sein des communautés naturelles, notamment la cellule familiale. On le voit, comme le rappelle Olivier Jouanjan, dans la posture traditionnelle du Catholicisme, « [l]e caractère absolu des valeurs / vérités chrétiennes implique que l’Église et ses ‘vrais’ fidèles ne peuvent apporter leur soutien à l’État et à son régime que dans l’exacte mesure où ces vérités sont garanties. D’où le problème […] à l’égard de la démocratie moderne : la vérité éternelle et objective des valeurs absolues du droit naturel chrétien ne saurait être subordonnée à l’opinion changeante et subjective d’une majorité. ». Aussi, « [l]a garantie politique et juridique de ces valeurs, de leur effectivité sociale devient la condition de l’assentiment du catholique à la démocratie – comme d’ailleurs à tout autre régime –, une démocratie que, toutefois, dans le même temps, il entend amputer. En effet, le fidèle soumis situe son ethos (ses valeurs substantielles qui sont celles que lui dicte l’Église) au-dessus de l’ethos démocratique et de ses ‘petites valeurs’, ces valeurs formelles et procédurales qui conditionnent l’adhésion à la fois nécessaire et suffisante du citoyen au régime de la démocratie » ( ). De façon récurrente, le discours papal insiste sur les deux conceptions anthropologiques et philosophiques en conflit à propos des droits de l’homme (Jean-Paul II, Parlement européen, 11 octobre 1988) : « Depuis que, sur le sol européen, se sont développés, à l’époque moderne, les courants de pensée qui ont peu à peu écarté Dieu de la compréhension du monde et de l’homme, deux visions opposées alimentent une tension constante entre le point de vue des croyants et celui des tenants d’un humanisme agnostique et parfois même athée. Les premiers considèrent que l’obéissance à Dieu est la vraie liberté, qui n’est jamais liberté arbitraire et sans but, mais une liberté pour la vérité et le bien […]. La deuxième attitude […] considère l’homme en lui-même comme le principe et la fin de toutes choses, et la société, avec ses lois, ses normes, ses réalisations, comme son œuvre absolument souveraine. L’éthique n’a alors d’autre fondement que le consensus social […] ».
N’étant toujours pas parvenu à entrer dans le processus de sécularisation indispensable au surgissement et à la pleine reconnaissance des droits de l’homme, l’islam se trouve également sur la sellette ([92]). Comme dans tous les textes fondateurs des religions, s’y pose la question de l’interprétation du corpus religieux ([93]), du recours à la raison, au consensus, à la contextualisation, de l’effort de réflexion (ijtihâd) : nature incréée / dictée et / ou créée / révélée du texte du Coran ; versets précis et versets équivoques ; distinction entre versets mecquois (égalitaires et universels, fondés sur la dignité, la justice, l’égalité et l’universalité) et versets médinois (liés à un contexte historique singulier) ([94]) ; versets abrogatifs ; signification du califat ([95]) et du djihad ([96]) ; distinction classique dâr-al islâm / dâr-al harb ; véracité des hadîth (récits des faits, gestes et dires du Prophète, mû par la volonté d’Allah, comme guide de la communauté des croyants et attestés de manière ininterrompue par des témoins dignes de foi – Compagnons du Prophète et Suivants, disciples des compagnons) ([97]). En dépit de la force de ses arguments et de l’éminence de ses théoriciens, la posture libérale demeure fort minoritaire ([98]), tant demeure prégnante, comme le relève Yadh Ben Achour, la « culture endophasique », soit un discours seulement audible pour les tenants du fondamentalisme islamique ([99]). Déjà en 1948, lors de l’adoption de la DUDH, l’Arabie saoudite s’était abstenue en raison des dispositions reconnaissant la liberté de changer de religion (art. 18) et de se marier « sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion », ainsi que sur l’existence de « droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution » (Art. 16, § 1). Les États musulmans n’acceptent que conditionnellement le corpus normatif universel relatif aux droits et libertés. Si nombre d’entre eux sont parties aux principaux instruments conventionnels onusiens, leur consentement demeure assujetti à la prévalence des principes et des règles fondés sur la charia ou des constitutions et législations nationales – ce qui vide largement de sa substance leur engagement (exemple significatif des réserves à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 17 décembre 1969). Il est ici significatif de voir l’OCI – cinquante-sept Etats sont membres, dont, paradoxalement, trois États appartenant au Conseil de l’Europe (Albanie, Azerbaïdjan et Turquie) – « pri[er] tous les Etats islamiques de saisir l’occasion de la célébration ; du 60e anniversaire de la DUDH pour faire connaître et mettre en relief le concept des droits de l’homme selon la vision islamique » et « réaffirm[er] le droit des Etats à adhérer à leurs spécificités religieuses, sociales et culturelles et […] approuv[er] le droit de chaque État à émettre des réserves vis-à-vis des instruments internationaux sur les droits humains dans le cadre de leurs droits souverains » ([100]). Le corpus normatif propre à la communauté des Etats islamiques atteste également de leur volonté de préserver leur identité religieuse ([101]). Le texte emblématique ici est la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en islam adoptée par l’OCI le 5 août 1990 : outre son Préambule ([102]), on peut relever pas moins de quatorze références à la charia : les droits et libertés consacrés le sont : « dans la limite » ou « dans le cadre » de la charia ; « conformément à » elle qui constitue le principe général d’interprétation du texte (Art. 24 : « Tous les droits et libertés énoncés dans la Déclaration sont subordonnés aux dispositions de la Loi islamique » ; Art. 25 : « La loi islamique est l’unique référence pour l’explication et l’interprétation de l’un quelconque des articles de la présente Déclaration »). On le voit, « nous restons dans le pur système de dépendance de l’homme à l’égard de la souveraineté divine, par rapport à la loi révélée, ses principes et ses règles […] » ([103]). Nombre de textes constitutionnels sont à l’unisson comme celui de la République islamique d’Iran (Préambule et articles 2, 4, 72 et 91 qui excluent les lois ou règlements contraires aux préceptes islamiques, sans oublier la supervision du travail des organes d’Etat par Conseil des Gardiens de la Révolution et le Guide suprême). Plus généralement, reflet du mélange du spirituel et du temporel, la pensée juridique musulmane ne se sépare pas de la pensée religieuse ; le pouvoir législatif appartient à Dieu qui, dans son saint Coran, a fixé une fois pour toutes les limites du juste ([104]) ; « [l]es Musulmans ne pensent pas le droit comme une création humaine […] L’islam est une religion législative. » ([105]) ; « [l]a sharî`a est la voie indiquée par Dieu pour le salut de ses créatures. […] Le droit, dans cette perspective, n’est qu’un moment dont la fin immédiate, à savoir organiser les rapports sociaux, est au service d’une fin dernière, ultime : le Salut. » ([106]). Ici, les textes sur les droits et libertés sont surtout des instruments de défense de l’identité religieuse : attribués par Dieu, les droits de l’homme ne sauraient être exercés en contradiction avec la sharî’a qui « réglemente […] sa vie religieuse [celle du croyant], politique et sociale, dicte son statut personnel, édicte le droit pénal, le droit public et le droit international, pose les principes du droit conventionnel. La conséquence naturelle de cette conception totalitaire est le mélange du spirituel et du temporel » ([107]). Outre le cas particulier des pays dotés d’un régime théocratique (Arabie Saoudite wahhabite, Iran ([108])) ([109]), les sociétés islamisées connaissent des pratiques incompatibles avec la conception universaliste des droits de l’homme (inégalités matrimoniale et successorale entre hommes et femmes, polygamie, répression de l’apostasie et de la liberté d’expression, pratique de la répudiation et de la lapidation), même si d’autres signes témoignent de possibles évolutions positives (exemple de la réforme du code marocain de la famille en 2004 voulue par le roi Mohammed VI). Les organes universels et régionaux de protection des droits de l’homme ne cessent de le rappeler, par exemple l’arrêt fondamental de la Cour EDH, Refah Partisi et a. c. Turquie (Gr. Ch., 13 février 2003, § 123) qui proclame « l’incompatibilité de la charia avec les principes fondamentaux de la démocratie », ajoutant que « la charia, reflétant fidèlement les dogmes et les règles divines édictées par la religion, présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes tels que le pluralisme dans la participation politique ou l’évolution incessante des libertés publiques » et cite comme exemples de « règles permettant la discrimination basée sur le sexe des intéressés » ([110]) ([111]), « la polygamie, les privilèges pour le sexe masculin dans le divorce et la succession ». Il n’empêche, ce constat solennel et légitime ne modifie en rien l’approche toujours majoritaire dans les États musulmans : « [d]ans une société qui conçoit la justification de son existence première sur terre exclusivement par référence à la vie dernière, dans l’au-delà, sous le contrôle permanent et le jugement d’un dieu absolument souverain, une communauté qui se représente politiquement comme porteuse d’une foi et d’un message destinés à toute l’humanité, il est impossible d’envisager une quelconque séparation théorique du religieux et du politique. » ([112]).
La difficulté pour les religions de coexister pleinement avec la philosophie des droits de l’homme renvoie donc au débat sur l’origine et la nature de ces derniers.
a) Quand bien même ceux-ci ont puisé leur source dans le discours religieux (notamment, dans le monothéisme judéo-chrétien) ([113]), le surgissement des droits de l’homme a constitué un processus de longue durée ([114]) supposant « que l’homme soit pensé comme individu autonome et premier par rapport au tout social, comme sujet de droit titulaire de droits subjectifs opposables au pouvoir » ([115]). Relié à une philosophie du sujet (subjectivité, postulat de la volonté libre) ([116]), il implique l’avènement d’une révolution scientifique, « l’autorité décroissante de l’Église et l’autorité croissante de la science » ([117]) et une réelle autonomie du politique vis-à-vis du religieux. Sans doute, la philosophie des droits de l’homme procède-t-elle de la conviction de l’égalité des hommes créés à l’image de Dieu et de l’unité de l’humanité, comme le rappelle Blandine Kriegel ([118]), mais elle ne se trouve vraiment consacrée qu’à l’issue d’une véritable laïcisation / sécularisation de telles valeurs. Aussi ne faut-il pas craindre de rappeler que l’origine des droits et libertés s’inscrit clairement dans la Modernité philosophique, politique et juridique occidentale et réfuter une lecture anachronique, les approximations et les contresens de certains propos laissant croire à la présence du langage des droits de l’homme dans les écrits chrétiens. Jésus affirme la valeur en soi de la personne humaine et appelle à briser les particularismes ; il opère une rupture avec le tribalisme et le ritualisme juifs si présentes dans le Premier Testament, rupture indispensable pour atteindre l’universalité et sa vision du Royaume de Dieu, mais il ne se situe pas sur le terrain juridique ou politique (Jean, 18, 36 : « Mon royaume n’est pas de ce monde » ; Luc 12, 14 : « Du milieu de la foule, un homme demanda à Jésus : ‘Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage’. Jésus répondit : ‘Qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ?’ ») ([119]) – cet aspect est bien perçu par Thomas Hobbes dans son De Cive, 1642([120]) qui réduit le Règne du Christ à un simple « office de pasteur », ce qui autorise le philosophe politique anglais à revendiquer la plénitude du pouvoir d’édiction des lois en faveur de l’État, y compris sur le terrain des convictions religieuses ([121]) – et ne proclame pas une quelconque égalité devant la loi ou une égalité en droit et encore moins énonce un programme d’action politique. Baruch Spinoza (Traité théologico-politique : « le Christ qui n’instituait pas des Lois à la façon d’un législateur, mais donnait des enseignements comme un docteur […] n’a pas voulu corriger les actions extérieures, mais les dispositions internes de l’âme ») ([122]) et John Locke (« Content d’enseigner aux hommes comment ils peuvent, par la foi et les bonnes œuvres, obtenir la vie éternelle, il n’a institué aucune espèce de gouvernement […] ») ([123]) abondent dans ce sens. Michel Villey aussi quand il écrit : « [r]ien dans l’Evangile ne l’invite [l’homme] à la construction d’une nouvelle société – mais à attendre un avènement. » ([124]). Sans doute, Jésus se réfère-t-il au « règne de Dieu » et se dit roi, y compris devant Pilate à l’heure de son procès, « Fils de Dieu » et « Règne de Dieu » ont un autre sens : ils signifient que le Christ règne « à partir de la croix » dans la mesure où « ce roi règne par l’intermédiaire de la foi et de l’amour, pas autrement » ([125]). Paul de Tarse, l’Apôtre des gentils (i.e. des nations), veut « soustraire la vérité à l’emprise communautaire, qu’il s’agisse d’un peuple, d’une cité, d’un empire d’un territoire, ou d’une classe sociale » ([126]) ; il prêche une religion universelle qui passe par l’abolition d’Israël selon la chair, la fin de la circoncision comme signe de l’ancienne Alliance – plus généralement, dans la continuité du Premier Testament, il écarte le marquage communautaire (circoncision (Épître aux Romains 2, 28-29 : « ce n’est pas ce qui se voit qui fait le juif, ni la marque visible dans la chair qui fait la circoncision, mais c’est ce qui est caché qui fait le Juif, et la circoncision est celle du cœur, celle qui relève de l’Esprit et non de la lettre »), rites alimentaires, observance minutieuse de la Loi) en tant que passage obligé par le judaïsme pour accéder au baptême chrétien –, précurseur, il comprend que la pérennité du christianisme naissant suppose de s’adresser aux païens, mais jamais il ne cherche à proclamer une quelconque égalité des êtres humains en droit, devant la loi – son absence de condamnation de l’institution de l’esclavage le confirme (le statut d’esclave ne fait pas obstacle à la recherche et à l’obtention du salut) ([127]) –, comme pourrait le laisser penser une lecture sommaire et anachronique ([128]) du célèbre passage de son Epître aux Galates (3, 26-28 : « Vous êtes tous fils de Dieu, par la foi, dans le Christ Jésus. Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni juif, ni grec, ni esclave humain, ni homme ni femme, car vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus ». Visant une simple égalité comme enfants de Dieu, il s’agit de faire comprendre que ce qui rend les hommes semblables, c’est que, créés par Dieu et à son image, tous deviennent un en Christ, qu’en Christ, ils forment une communauté nouvelle, par la grâce qu’Il apporte, par la libération de la Croix (tous sont concernés par la Croix, par la Résurrection, c’est cet élément que les rend égaux). De même, lorsque l’un des pères latins de l’Eglise, Tertullien, affirme : « C’est un droit de l’homme, un privilège de sa nature, que chacun puisse adorer selon ses propres convictions ; et la religion de l’un ne lèse ni ne favorise autrui. » (Lettre ouverte au proconsul d’Afrique Scapula, 212 ou 213) ([129]), outre que dans certaines traductions, le mot « droit » n’apparaît pas, il n’y a là aucune revendication d’un droit général de libre croyance religieuse. Ce plaidoyer intervient alors que le christianisme est cruellement persécuté par le pouvoir romain et s’inscrit essentiellement dans la revendication de la reconnaissance de la religion chrétienne par Rome. Seule une vision anachronique ([130]) permet d’y voir la revendication d’un droit général de libre croyance religieuse qui ne verra le jour qu’à la suite des guerres de religion en Europe à la fin du XVIIe siècle. « Ainsi cantonnée au champ purement spirituel […] cette idée d’égalité absolue de chacun devant Dieu a pu se superposer pendant toute l’histoire du christianisme médiéval avec un principe hiérarchique, holiste, inégalitaire, régissant le champ de la réalité sociale, c’est-à-dire une société marquée par la féodalité et les privilèges des ordres et des corporations » ([131]).
b) A l’évidence, la thématique des droits de l’homme n’est pas sans liens avec certains mouvements de pensée, religieux, ou non : stoïcisme ; judéo-christianisme ; nominalisme de Guillaume d’Ockham (ici, paradoxalement – car on n’y trouve pas une théorie des droits subjectifs et alors même que, pour Ockham, la volonté divine demeure la norme suprême– dans la mesure où le réel n’existe plus objectivement en soi, mais seulement à travers le prisme de la pensée et de la volonté du sujet ([132])). Mais elle doit essentiellement son existence à certains auteurs : Michel de Montaigne et sa défense de la liberté intérieure (Essais, Livre I, Chapitre XXXIX, De la solitude : « La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi ») ([133]) ; Thomas Hobbes, sa critique radicale des interférences des autorités ecclésiastiques dans l’exercice de la puissance civile (substantiels développements – pas moins de la moitié – sur les questions théologiques dans le Léviathan, notamment dans le Chapitre XII, De la religion) et le fait qu’il « n’envisage l’État qu’à la lumière ultime de l’individu », « [a]ussi autoritaire qu’il soit, le Léviathan n’[étan]t pas une fin en soi […] mais un simple artefact au service de l’individu considéré, quant à lui, comme la fin ultime visée par le contrat social. » ([134]) – le Léviathan étant voué à devenir le garant des droits et libertés pour tous ([135]) et l’action des gouvernants) « ne d[evan]t pas avoir d’autre fin que la sauvegarde et le bien-être de leurs sujets. » ([136]) ; Baruch Spinoza et son plaidoyer pour la liberté de pensée à l’intérieur d’un fort déterminisme, la liberté authentique consistant dans la joie de la connaissance ([137]), dans l’intelligence de la nécessité, dans la compréhension de ce qui nous détermine, autrement dit une liberté qui « naît tout entière de la connaissance vraie de l’éternelle nécessité dont tout procède. » ([138]), qui dépend de la capacité progressive de notre entendement de comprendre les causes qui nous poussent à agir et de nous affranchir de nos passions tristes (peur, anxiété, désespoir, mépris de soi, haine, violence) ; John Locke et sa défense des droits naturels (Le Second Traité du gouvernement. Essai sur la véritable origine, l’étendue et la fin du Gouvernement Civil, traduction, introduction et notes de J.-F. SPITZ, P.U.F., 1994) ([139]) ; Hugo Grotius et son etsi daremus Deum non esse jugé scandaleux, le droit naturel devenant un droit inhérent à la nature humaine découvert grâce à la seule raison (De jure belli ac pacis, 1625, Discours préliminaire, § 11 : « Ce que nous venons de dire (ne pas attenter aux biens d’autrui, tenir ses promesses, réparer les dommages causés) aurait lieu en quelque sorte, quand même nous accorderions, ce qui ne peut être concédé sans un grand crime, qu’il n’y a pas de Dieu, ou que les affaires humaines ne sont pas l’objet de ses soins ») ; Diderot et sa défense de la liberté d’expression (Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, 1749) ; Voltaire et son plaidoyer pour la tolérance (Dictionnaire philosophique) et sa vision générale de la liberté (« J’appelle liberté le pouvoir de penser à une chose ou de n’y pas penser, de se mouvoir ou de ne se mouvoir pas, conformément au choix de son propre esprit. ») ([140]) ; Beccaria et son argumentation pour l’humanisation, des lois pénales (Des délits et des peines, 1764) ([141]) ; Condorcet, l’encyclopédiste, disciple de Turgot et de D’Alembert et son argumentation sur les des droits Protestants, des Juifs et des femmes (Sur l’admission des femmes au droit de cité, 1789 ([142]) et sa recherche en vue d’une conciliation entre système représentatif, respect des droits fondamentaux inscrits dans la Constitution et souveraineté populaire (Rapport du 15 février 1793 sur le projet girondin de constitution ; Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1794) ; Emmanuel Kant (l’autonomie de la volonté et la dignité comme éléments fondamentaux de la personne humaine, l’illégitimité de la métaphysique comme moyen de conduire à la connaissance) ; Benjamin Constant et sa distinction majeure entre Libertés des anciens et Liberté des modernes (1819) ; John Stuart Mill ([143]) et sa défense enthousiaste de la liberté de pensée et des comportements (De la liberté, 1859) ; Alexis de Tocqueville et sa lucidité face à la consécration irréversible du principe d’égalité, sa crainte du despotisme démocratique, de voir adoptées des lois liberticides et son plaidoyer pour les nécessaires contre-pouvoirs (De la démocratie en Amérique) ([144]).
Le domaine de la liberté de conscience représente un terrain hautement révélateur de la différence d’approche entre philosophie des droits de l’homme et religions : « certainement la plus nécessaire de nos libertés », la liberté de conscience « est la condition et la source de toutes les autres [libertés]. » ([145]). » Selon la philosophie des droits de l’homme, les postures croyantes, les postures agnostiques et les postures athées – toutes entièrement légitimes – doivent être mises sur le même plan. Il faut ici se référer de nouveau au paragraphe 31 de l’arrêt Kokkinakis rendu par la Cour EDH : « la liberté de pensée, de conscience et de religion […] est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y en va du pluralisme – chèrement acquis au cours des siècles – consubstantiel à [la société démocratique]. » (25 mai 1993, § 31) ; pour la Cour EDH, elle comporte un volet négatif, à savoir « liberté d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer » (Buscarini et a. c. San Marin, 18 février 1994, § 34, obligation pour les parlementaires de prêter serment sur les évangiles sous peine de déchéance de leur mandat). La liberté de conscience est une liberté fondamentale, incomplètement acquise à l’issue d’une longue histoire ([146]), particulièrement dense sur le terrain de l’histoire des idées. On songe aux apports de : Pierre Bayle, et sa critique sévère des superstitions ainsi que des théologiens et qui, conscient du caractère illégitime de toute conversion forcée (« La religion est une affaire de conscience qui ne se commande pas », écrit-il en 1686, un an après l’abolition de l’Edit de Nantes, dans son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer », IIe Partie, Chapitre VII) ([147]) (Adde : Pensées diverses sur la comète, 1682) et de la différence entre ce qu’on croit et ce qu’on fait (il vise l’imposture de la pratique des Tartuffes à l’opposé des dogmes prônés), qui plaide pour les droits de la conscience errante de bonne foi (Dictionnaire historique et critique, 1696). Pour lui qui considère que « [l]’obligation de respecter le dictamen de la conscience constitue […] le seul et unique impératif moral qui s’impose à l’être humain. Que l’on soit juif, chrétien ou musulman ([148]), sous réserve de l’absence de violence, les diverses religions, l’agnosticisme et même l’athéisme ne sont pas un danger pour la cité politique ([149]) ([150]), même si – attention, de nouveau, au possible contresens – sa vision de la liberté de conscience n’est pas le signe d’une liberté d’opinion au sens moderne, mais est liée à la doctrine de la prédestination, la conscience demeurant en l’être humain ce qui ne dépend pas de son mérite, mais de Dieu seul ([151]) ; Sébastien Castellion et sa protestation envers la complicité objective de Calvin dans la condamnation et la mort sur le bûcher à Genève en 1553 de l’antitrinitaire Michel Servet ([152]) ; Alberico Gentili (1598, De jure belli Libri Tres, Livre I, Chapitre IX : « La religion est une affaire d’esprit et de volonté, qui s’accompagne toujours de liberté […] La religion doit être libre. ») ; Baruch Spinoza (Ethique ; Tractatus théologico-politique), malgré l’ambiguïté de son appréhension des rapports État / religions, l’État étant habilité à régenter les affaires sacrées ([153]) ; John Locke et sa Lettre sur la tolérance, (1687) où il théorise l’impératif de la neutralité religieuse de l’État et du pluralisme des croyances ; Jean de Barbeyrac, protestant contraint à l’exil après la révocation de l’Édit de Nantes et l’épître ouvrant sa traduction de l’ouvrage du juriste humaniste Gerhard Noodt, Du pouvoir des souverains et de la liberté de conscience en deux discours (1714) ([154]). La liberté de conscience constitue une pièce maîtresse de la philosophie des droits de l’homme. Elle « répond […] à une exigence ontologique de l’homme en tant qu’être pensant, jugeant et parlant » et constitue « la marque d’un être capable de juger et d’agir de sa propre autorité, avec un potentiel ouvert de développement et de raison » ([155]). La genèse de la proclamation universelle des droits de l’homme confirme la fragilité de cette liberté essentielle. Un seul exemple : alors que l’article 18 de la DUDH précisait : « ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction », l’article 18 du PIDCP occulte cet aspect essentiel ([156]). Il en va de même – à l’opposé de la CADH (art. 12), pour la Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples du 26 juin 1981 (art. 8 : « La liberté de conscience, la profession et la pratique libre de la religion, sont garanties. Sous réserve de l’ordre public, nul ne peut être l’objet de mesures de contrainte visant à restreindre la manifestation de ces libertés. »).
Le corpus religieux islamique et certaines pratiques des sociétés s’en réclamant soulèvent ici de sérieuses difficultés. La Déclaration du Caire comporte dans son article 10 une formulation problématique : « L’islam est la religion naturelle de l’homme (la religion de l’innéité). Il n’est pas permis de soumettre ce dernier à une quelconque forme de pression ou de profiter de sa pauvreté ou de son ignorance pour le convertir à une autre religion ou à l’athéisme »). Se trouve ici visée « un principe véhiculé dans la tradition musulmane selon lequel ‘l’islam est la religion de l’innéité’ (il s’agit de la notion de fitra) » ([157]), autrement dit, l’idée selon laquelle l’islam est la religion naturelle de l’homme. Ces termes permettraient de comprendre le verset 256 de la sourate 2 (« Nulle contrainte en religion ») comme consacrant l’impossibilité d’abandonner l’islam. Ils reflètent aussi la nature singulière de la révélation coranique, qui s’affiche comme une restauration, dans sa pureté, altérée par les autres monothéismes, de la religion établie par Dieu depuis le commencement du monde. Ici également, les textes constitutionnels sont à l’unisson. Ainsi, adoptée le 25 juillet 2022 lors d’un référendum décidé par le Président Kaïs Saïed, la nouvelle constitution tunisienne opère une régression par rapport au texte du 27 janvier 2014 ([158]), issu de la Révolution du Jasmin de 2010 (Art. 5 : « La Tunisie fait partie de la Umma islamique. Seul l’État doit œuvrer, dans le cadre d’un régime démocratique, à la réalisation des préceptes de l’islam authentique qui consistent à préserver la vie, l’honneur, les biens, la religion et la liberté »). La posture traditionnelle des théologiens au sujet de l’apostasie est particulièrement révélatrice ([159]). Punie de mort à partir de fondements scripturaires extra-coraniques plus que fragiles ([160]) – à l’opposé de la Torah ([161]), le texte sacré ne comportant aucune indication explicite dans ce sens ([162]) –, notamment sur un hadith très douteux (« quiconque change de religion, tuez-le ! »), rapporté par un seul Compagnon, Ibn Abas, âgé de treize ans à la mort du Prophète, ou encore celui rapporté par Ali ‘ibn Abi Talib, quatrième calife de l’islam en 656, cousin de Mahomet (« Il viendra des gens, à la fin des temps, des jeunes faibles d’esprit […] qui dévieront de la religion comme la flèche dévie de sa cible. Tuez-les, là où vous les rencontrerez. Celui qui les tuera, recevra son dû auprès de Dieu, le jour du jugement »), cette répression de l’apostat a, en réalité, été instaurée par les oulémas musulmans dans le contexte des guerres menées par le calife Abu Bakr contre les tribus ayant rejeté le message coranique, qu’elles avaient accepté dans un premier temps ([163]), et instrumentalisée pour des raisons politiques afin de « justifier le combat officiel des États contre toutes les formes d’opposition, sous couvert de lutte contre l’hérésie » ([164]). De toute façon, les prescriptions coraniques en la matière soulèvent des difficultés d’interprétation (étendue de la grâce divine et prédestination ? légitimité du débat théologique ? bienfaits du pluralisme religieux ?). Par exemple, comment lire le verset 48 de la sourate 5 : « A chacun de Vous, Nous avons ouvert un accès, une avenue. Si Dieu avait voulu, Il aurait fait de vous communauté unique. Mais pour vous mettre à l’épreuve, au sujet de Sa révélation, il vous faut vous surpasser pour acquérir les bonnes actions qui vous rapprochent d’Allah, à Lui le dernier retour. C’est alors qu’Il vous annoncera ce sur quoi vous étiez en désaccord ») ou le verset 9 de la sourate 16 (« Sur Dieu s’axe le chemin : d’aucuns en dévient ; si Dieu voulait, Il vous guiderait tous jusqu’au dernier ») ou encore le verset 46 de la sourate 29 (« Ne discute avec les gens du Livre que de la manière la plus courtoise, sauf avec ceux d’entre eux qui qui sont injustes. Dites : ‘Nous croyons à ce qui est descendu vers nous et à ce qui est descendu vers vous. Notre Dieu qui est votre Dieu est unique et nous lui sommes soumis »). La perplexité grandit quand on prend en compte la théorie de l’abrogation (versets abrogatifs, puisant leur source dans le Coran : « Nous n’abrogeons un verset, ni ne le faisons passer à l’oubli, sans en apporter de meilleur ou d’analogue. Ne sais-tu pas que Dieu est Omnipotent ? » (Sourate 2, La Vache, verset 106) ; Sourate 16, Les abeilles, verset 101 : « Quand Nous modifions par un verset la teneur d’un (autre) verset – Dieu est seul à savoir ce qu’Il fait descendre ») ») qui peut s’avérer largement spéculative et se prête à l’instrumentalisation par les forces dominantes du moment (aujourd’hui par les mouvements fondamentalistes). C’est ainsi qu’est avancée la thèse de l’abrogation du célèbre verset 256 de la sourate 2 évoqué plus haut (« Nulle contrainte en religion ») – dont l’expression est ambigüe (vise-t-elle la possible négation de la loi divine, ce qui impliquerait l’absence de contrainte à l’égard de l’agnostique ou de l’athée ? S’applique-t-elle simplement dans le cadre de l’interprétation de la loi divine ?) – par le verset 5, dit verset du sabre de la sourate 9, Le repentir (« Une fois dépouillés les mois sacrés, tuez les associants où vous les trouverez, capturez-les, bloquez-les, tendez-leur toutes sortes d’embûches. Seulement, s’ils se repentent, accomplissent la prière, acquittent la purification, dégagez-leur le chemin. Dieu est Tout pardon, Miséricordieux »). Toujours selon les islamistes, le verset 9 de la sourate 9 aurait également abrogé le verset 29 de la sourate 18 (« Dis : la vérité vient de Dieu, qui celui qui veut croire croie, et que celui qui veut être infidèle, le soit ») et le verset 6 de la sourate 109 (« 1. Dis : ‘Ô vous les négateurs au cœur voilé ! 2. Je n’adore pas ce que vous adorez, 3. Et vous n’adorez pas ce que j’adore, 4. Et je n’adore pas ce que vous adorez, 5. Et vous n’adorez pas ce que j’adore. 6. Vous avez votre religion et j’ai la mienne. »).
Sur ce terrain, le christianisme n’est pas non plus exempt de suspicions, que l’examen porte sur son passé ou sur certaines de ses positions actuelles. L’histoire des sociétés chrétiennes n’est pas caractérisée par la tolérance vis-à-vis des autres religions ; le corpus biblique a été maintes fois utilisé pour justifier : un antijudaïsme récurrent et violent ([165]) ; les crimes de l’Inquisition et ceux de la Monarchie française à l’égard des Protestants ; la conversion forcée ([166]) qui puise sa source dans une interprétation discutable du célèbre Compelle entrare (« force-les à entrer »), formulation rattachée à l’Evangile de Luc (14, 12-24), défendue notamment dans les textes de saint Augustin ([167]) et dans ceux de Duns Scot à propos du baptême forcé des enfants et des adultes juifs ([168]). Nombre de théologiens chrétiens n’ont pas été des modèles de tolérance : Luther a produit des écrits d’un antijudaïsme extrêmement violent à l’encontre de ce peuple déicide, bouffi d’orgueil, fourbe et cupide (en dehors du Diable, un chrétien n’a pas d’ennemi plus venimeux), trois ans avant sa mort (1543, Des Juifs et de leurs mensonges) ([169]) et Calvin (1554, Déclaration pour maintenir la vraie foi) a été l’instrument de la mise en place d’une cité totalitaire à Genève et de la mise à mort des déviants comme dans le cas précité de Michel Servet, à l’origine de la terrible accusation de Castellion inscrite dans son Contra Libellum Calvini ([170])). Détestant l’athéisme, plusieurs philosophes de premier ordre ont proposé d’exclure ses tenants de certaines fonctions : par exemple, profondément religieux (selon lui, la foi en Jésus-Christ est le fondement de la moralité), John Locke met en avant le droit de chacun de mener sa vie selon ses convictions en matière de foi, droit supérieur au pouvoir car concernant directement le rapport de l’homme à son Créateur, rapport transcendant à l’ordre civil (Lettre sur la tolérance, 1687) mais estime que « ceux qui nient l’existence d’un Dieu ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole. » ([171]) ([172]). Plus généralement, nombre d’entre eux ([173]) ont plaidé pour la préservation de la fonction normalisatrice de la religion et du religieux : Machiavel (Discours sur la première décade de Tite-Live, Livre I, Chapitres 11 et 12) ([174]) ; Montesquieu (De l’Esprit des lois, Vème Partie, Livre XXIV) ([175]) ; Spinoza (sa vive critique des dogmes des religions révélées, des prophéties et des miracles n’exclut pas qu’il soit conscient de l’importance du lien religieux pour la consolidation du lien politique et de la nécessité pour l’État de réglementer les « formes extérieures de la piété et du culte extérieur » ([176]) ; Voltaire qui dénonce le fanatisme religieux et l’obscurantisme ([177]), fustige l’inanité des révélations, des dogmes et des commandements, des notions de péché, de grâce, de foi, de déchéance, de Paradis perdu, plaide pour la tolérance (Traité sur la tolérance, 1763 / Gallimard, 2016 ([178])), mais déteste l’athéisme et croit en la nécessité de la figure d’un Dieu rémunérateur et vengeur ([179]) ([180]) ; ou encore Tocqueville ([181]) et Benjamin Constant qui revendiquent la normativité morale de la religion. Selon le premier ([182]), qui, conscient du piège de l’égalité, se demande comment la liberté pourra survivre face au nivellement social propre à la société démocratique (polarisation des individus sur le domaine de la vie privée, amour des jouissances matérielles, désintéressement pour les affaires publiques, crainte du désordre, goût des idées simples et conformisme des opinions, excès des émotions collectives, disparition des hommes d’exception de la scène politique, désir égalitaire d’une législation uniforme et despotisme de la majorité) et, à la lumière de son expérience de la société américaine, propose à cet effet certains remèdes, des contre-pouvoirs afin de renforcer le poids de la société civile contre l’État (décentralisation administrative, multiplication des associations, libertés locales – les corps intermédiaires évitant le face à face mortifère des citoyens et de l’Etat –, liberté de la presse, indépendance de la magistrature), la religion est un élément crucial qui réfrène la licence et le goût excessif du bien-être matériel, propres aux temps démocratiques dans la mesure où « [c]’est le despotisme qui peut se passer de la foi, non la liberté » (De la démocratie en Amérique, Livre I, IIème Partie, Chapitre IX) ([183]). « Tocqueville […] était fermement convaincu que la liberté, principalement la liberté religieuse et morale (plus que la liberté économique), était le fondement et le ferment de toute vie civile » ([184]) dans la mesure où la religion « sert encore la liberté en l’aidant à combattre, dans l’âme même et le cœur du citoyen, les fâcheux penchants démocratiques que nous savons : individualisme, envies mesquines, goût du bien-être, hédonisme, qui finissent par être dégradants. » ([185]). Pour le second (Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs, Chapitre XVII, De la liberté religieuse), critique virulent de l’intolérance du Catholicisme – l’Église catholique romaine se considérant alors comme l’unique Église et la seule à détenir la vérité de l’Évangile –, quand bien même il affirme que « le pouvoir ne peut pénétrer dans le domaine de la conscience et des croyances personnelles qui ne relèvent que des individus. Il ne peut décider de la vérité […] c’est l’intelligence qui juge des opinions en fonction de leur valeur intrinsèque […]. La vérité ne dépend pas de l’autorité, mais de l’intelligence seule et de son libre examen. » ([186]), étant donné que l’absence de sentiment religieux peut conduire au despotisme, en laissant libre cours aux calculs égoïstes et passions matérielles des individus, un gouvernement a besoin de religion, au sens où il a besoin de citoyens désintéressés ([187]). Parfois, apparaît le souhait d’une sorte de religion naturelle / religion civile. A l’opposé du baron d’Holbach – fort isolé dans cette posture – qui plaide pour la possibilité d’une morale sans religion ([188]), pour Jean-Jacques Rousseau, profondément déiste qui réfute le matérialisme athée de Diderot et d’Helvétius, dans lequel il voit dogmatisme et immoralisme ([189]), il importe à l’État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs : Livre IV de l’Emile, Profession de foi du vicaire savoyard ; Du Contrat social, Livre IV, Chapitre VIII) ([190]). Parfois, se manifeste la tentation d’une religion de l’Etat (exemple du Culte de l’Être suprême, 1794, soit un système public festif centralisé et discipliné organisant le consensus des gouvernés, épaulant la représentation en sacralisant le lien social en l’absence du Roi et des prêtres) ([191]) ([192]).
Une ultime précision à propos de l’approche catholique de la liberté de conscience qui demeure toujours problématique. Augustin d’Hippone n’hésitait pas à légitimer le recours à la violence par l’autorité politique au nom de la défense de la Vérité incarnée par la « vraie Église ». A ses yeux, la « vraie liberté » était celle qui consistait, en prenant conscience de la nature corrompue, esclave de l’homme en raison du péché originel, à choisir Dieu et à le servir. En ce sens, la conversion forcée était juste car elle intervenait pour le salut de l’intéressé. Il en allait de même des sanctions (flagellations, invalidation des testaments, peine de mort) prises par le pouvoir temporel (i.e. les lois de Théodose) à l’encontre des hérétiques, des schismatiques (Sermon LXII, 18) ([193]) ([194]). Pareille posture confirmait alors le passage du christianisme de religion persécutée à religion persécutrice, attestant d’une vision qui allait profondément marquer le christianisme d’Occident. Naturellement, de tels propos ne sont plus tenus aujourd’hui, mais demeure, comme le rappelle le théologien dominicain Emmanuel Divry, une fidélité à une vision de la liberté de d’opinion, de conscience et de religion qui n’est pas conçue à l’intérieur de la philosophie libérale, à savoir « dans le sens d’une indépendance absolue de la conscience, laiss(ant) la raison émancipée de toute autorité morale », mais comme inséparable des « devoirs vis-à-vis de (Dieu) le Bien suprême qui s’est révélé » ([195]). Cela tient au fait que « [l]a liberté atteint sa perfection quand elle est ordonnée à Dieu, notre béatitude. » (Catéchisme de l’Eglise catholique, 1997, n.1731) et que « le droit à la liberté religieuse n’est ni la permission morale d’adhérer à l’erreur, ni un droit supposé à l’erreur » (n.2108-2109) (Adde : Jean-Paul II, 22 mars 1985, Libertatis Conscientia, § 13). L’encyclique Veritatis splendor (Jean-Paul II, 6 août 1993) ([196]) va dans le même sens en indiquant que « le jugement de la conscience a un caractère impératif : l’homme doit agir en s’y conformant. ». Cette « vérité » sur le bien et le mal moral est « établie par la ‘Loi divine’, norme universelle et objective de la moralité. […] La conscience n’est donc pas une source autonome et exclusive pour décider ce qui est bon et ce qui est mauvais ; […] » (§ 60) ; « [l]a fermeté de l’Eglise dans sa défense des normes morales universelles et immuables n’a rien d’humiliant. Elle ne fait que servir la vraie liberté de l’homme : du moment qu’il n’y a de liberté ni en dehors de la vérité ni contre elle, on doit considérer que la défense catégorique, c’est-à-dire sans édulcoration et sans compromis, des exigences de la dignité personnelle de l’homme auxquelles il est absolument impossible de renoncer est la condition et le moyen pour que la liberté existe. » (§ 96) (souligné par l’auteur). En tant que « mépris de la loi divine », l’apostasie, idolâtrie et athéisme se trouvant qualifiés de « péchés mortels » entraînant « la condamnation éternelle » ([197]). Telle qu’elle se trouve ici envisagée, la liberté de conscience n’est donc pas celle de penser comme il nous plaît, comme un droit d’adhérer à l’erreur en méconnaissant la nature religieuse de l’être humain, la Vérité – qui a un caractère objectif, sinon, la liberté de conscience serait une vérité illusoire – qui est Dieu. Il s’agit d’une idéologie qui donne la priorité à la Vérité sur les droits de la liberté individuelle et se manifeste spectaculairement dans la formulation : « La vérité vous rendra libre. » (Jean 8, 31-32, Op. Cit.) ([198]). On le voit, ici la conscience est indissociable d’une vérité conçue comme une norme objective : comme le rappelle Dominique Avon, « [l]es magistères religieux, qu’ils soient catholiques, orthodoxes, musulmans et, pour partie, juifs et protestants, entravent le mouvement [en vue de la reconnaissance de la plénitude de la liberté de conscience] au nom d’une règle commune : l’erreur ne peut avoir de droits face à la vérité, or ce qui est appelé ‘conscience’ est susceptible de se tromper. » ([199]). Au contraire, la philosophie des droits de l’homme suppose un exercice entièrement autonome / illimité de la liberté de conscience fondée sur la raison impliquant certes la pleine prise en compte de la distinction entre le vrai et le bien, mais supposant « la souveraineté de l’individu sur ses pensées », à savoir que la conscience et la vie privée sont considérées comme « des sanctuaires inviolables de la liberté personnelle, nul n’ayant à rendre compte de ses pensées ou choix de vie. » ([200]). Au sens de la philosophie des droits de l’homme, comme l’écrit John Rawls, la plénitude de la liberté de conscience implique la liberté « imprescriptible » d’une personne qui « est toujours libre de changer de foi », en exerçant un « droit [qui] ne dépend pas de l’exercice régulier ou intelligent de son pouvoir de choisir. » ([201]). Certes, à la suite de la Déclaration conciliaire Dignitatis Humanae du 7 décembre 1965 ([202]), Jean-Paul II a explicitement reconnu « la liberté d’un homme de changer de religion si sa conscience le demande » (Message pour la Journée mondiale de la paix 1999, 8 décembre 1998). Il en va de même chez François Ier ([203]), mais il s’agit d’une reconnaissance qui n’a d’efficience que sur le terrain laïque du droit civil. En tant que religion, inévitablement, la réserve demeure. L’Église catholique demeure toujours inspirée par la vision de Blaise Pascal : « l’homme sans foi ne peut connaître le vrai bien, ni la justice. […] Lui [Dieu] seul est son véritable bien […] » (Pensée 148) ([204]). Pascal affirme le désir universel d’être heureux et l’impuissance universelle d’y parvenir par nos propres ressources et donc la nécessité de sortir de la contradiction en nous tournant vers Dieu. Pour lui, « [i]l n’y a de misère en l’homme que ‘sans Dieu’. Et tout homme qui, prenant conscience de sa misère, éprouvera le désir d’en sortir, trouvera Dieu. » ([205]). Cette thématique de la misère de l’homme sans Dieu est à relier à sa querelle avec les Libertins (libres-penseurs, déistes voire athées) qui entendent user de leur pensée en dehors des dogmes reçus ([206]) ainsi qu’à sa réponse à l’interrogation sur le salut (à qui Dieu, dans sa souveraineté, dispense la grâce et comment cette grâce agit-elle en l’être humain ?). Comme Augustin, il considère que du fait du péché originel, l’homme ne vit plus dans sa nature pure, mais dans une nature viciée, souillée, transmise à tous les descendants d’Adam, seule la grâce divine étant susceptible de soutenir les hommes dans la foi ([207]). Opposés lors de la célèbre Controverse de Valladolid (1550-1551) à propos du mode de relation à instituer avec les Indiens ([208]), Ginès de Sepulveda et Bartholomé de Las Casas convenaient tous deux que leur salut n’était possible que par le baptême chrétien.
III. Le conflit entre Religion et liberté d’expression
Certains domaines où les idées religieuses entrent en contradiction avec les droits de l’homme ont déjà été plus ou moins déjà évoqués. C’est le cas quant à l’égalité entre hommes et femmes (liberté matrimoniale et polygamie, égalité successorale), la prétendue infériorité féminine s’étant enracinée fortement et longuement dans un discours de mépris et parfois de haine à l’égard des femmes qui vaut pour les trois monothéismes. C’est aussi le cas de la pratique des châtiments corporels (amputation, fustigation, lapidation), domaine où l’islam fait de nouveau figure d’accusé ([209]) alors que la société occidentale a connu la torture judiciaire et des modes d’exécution de la peine capitale d’une extrême cruauté. Ces pratiques entrent en contradiction avec des droits de l’homme essentiels (droit au respect de la vie et de la dignité humaine, droit au respect de l’intégrité physique). Elles ont pourtant des fondements scripturaires indiscutables. Par exemple, dans le Premier Testament où « [l]es interdits sexuels pleuvent dans la législation et les peines sont d’une redoutable sévérité […] » ([210]). Le Lévitique (20, 20-21) exige l’infliction de la peine de mort, par lapidation ou par d’autres moyens, si un homme insulte son père ou sa mère ainsi qu’à propos de divers types de relations sexuelles (adultère avec la femme de son prochain, coucher avec la femme de son père ou avec sa belle-fille ou avec sa tante, ou avec un homme, un animal). La lapidation s’impose dans des hypothèses autres que les relations sexuelles, à savoir en cas de violation du sabbat (Nb 15, 32-36 : un homme surpris à ramasser du bois le jour du sabbat) ou dans l’hypothèse du fils rebelle et révolté qui n’écoute ni son père ni sa mère (Deutéronome 22, 18-21). Elle est parfois prescrite pour punir les animaux ([211]). Heureusement, de tels passages ont été gommés par la lecture neutralisante du Talmud et, plus généralement, une interprétation contextualisée et allégorique de ces prescriptions s’est naturellement imposée ([212]). Le droit international des droits de l’homme les condamne sans équivoque au nom de l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants – qu’il s’agisse du CDH des Nations Unies (dans le cadre du contrôle sur rapport ou dans celui du contrôle sur plainte), de la Cour interaméricaine des droits de homme (Caesar c. Trinité et Tobago, arrêt du 11 mars 2005, série C, n°123, § 70, prohibition de l’ensemble des traitements, punitions cruels, inhumains ou dégradants) ou de son homologue européenne, la Cour EDH qui censure toute peine corporelle impliquant que la victime soit traitée en tant qu’objet entre les mains de la puissance publique (Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, infliction de coups de verge ; Jabari c. Turquie, 11 juillet 2000, éloignement d’une iranienne en situation irrégulière, condamnée pour adultère à la lapidation dans son pays ; D. et a. c. Turquie, 22 juin 2006, risque d’éloignement vers l’Iran d’une femme condamnée dans ce pays à la peine judiciaire de cent coups de fouet pour fornication). Certains États musulmans continuent d’y recourir et leur pleine légitimité est défendue par l’OCI ([213]).
Les conflits entre exercice de la liberté d’expression et protection des convictions religieuses sont difficiles à éviter ([214]). Loin de concerner uniquement l’islam ([215]), comme pourrait le laisser penser certains évènements récents, ils tiennent essentiellement à ce que, liberté indissociable de la liberté de pensée, la liberté d’expression telle qu’elle est conçue selon la philosophie des droits de l’homme est un « droit hors du commun : à la fois droit en soi et droit indispensable […] à la réalisation d’autres droits » ([216]), appréhendée par la Cour EDH comme « l’un des fondements essentiels » de la société démocratique, « l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49) et qui fait l’objet dans sa jurisprudence d’une importante valorisation surtout dès lors qu’il s’agit de traiter des questions politiques ou d’intérêt général où « la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions » (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58), la presse se trouvant régulièrement qualifiée par le juge de Strasbourg de « chien de garde [watchdog] de la société démocratique » (Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59). Ces conflits s’expliquent donc par la dimension fortement critique qui lui est reconnue et par la réticence des personnes et des institutions professant des croyances religieuses – au nom de la vérité qu’elles disent détenir – à l’admettre. Le célèbre dictum de l’arrêt fondateur Handyside ne précise-t-il pas que la liberté d’expression « vaut non seulement pour les ‘informations’ ou ‘idées’ accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de ‘société démocratique’ » (préc., § 49) ? Pour le juge de Strasbourg, « les personnes désireuses d’exercer leur liberté religieuse doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi » (20 septembre 1994, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, §§ 47) ([217]). Cette affirmation est fondamentale : « la religion est un objet susceptible d’être discuté, commenté, critiqué : c’est un objet sur lequel l’expression est en principe libre. Ce n’est que par exception [en tenant compte du contexte singulier de l’espèce], lorsque l’atteinte aux convictions religieuses religion sera constitutive d’une atteinte à l’ordre public ou à la liberté d’autrui, qu’il sera possible de restreindre la liberté d’expression. Ce ne sera pas la protection de la religion elle-même qui justifiera la limitation, mais les nécessités de l’ordre public et de la protection des droits d’autrui » ([218]) ([219]). Comme les autres idées, les idées / convictions religieuses peuvent être discutées, ne serait-ce que pour préserver, comme l’écrivait John Stuart Mill ([220]), la valeur éminente que représente la diversité des opinions : la « diversité d’opinions » n’est pas un mal, « mais un bien tant que l’humanité n’est pas mieux à même de reconnaître toutes les facettes de la vérité. » (De la liberté, p. 146) ; « L’utilité même d’une opinion est affaire d’opinion : elle est un objet de dispute ouvert à la discussion […]. Il faudra un garant infaillible des opinions tant pour décider qu’une opinion est nuisible que pour décider qu’elle est fausse, à moins que l’opinion ainsi condamnée n’ait toute latitude pour se défendre. » (Op. Cit., pp. 93-94).
Les défenseurs des convictions religieuses ne l’entendent généralement de la sorte.
a) Leur résistance tient à la dimension fondamentaliste des religions, particulièrement des religions du Livre ([221]), à savoir « une position philosophique forte, sous-tendue par une vision selon laquelle le bien et le mal, le juste et l’injuste s’imposent sans médiation autre qu’une conscience morale non dépravée, et fondent des commandements moraux littéralement indiscutables. Leur force normative présente des caractères d’absoluité, d’inconditionnalité tels que, face à eux, les procédures démocratiques d’adoption de normes publiques ne sauraient faire le poids d’un point de vue moral. » ([222]). En effet, « le combat contre la tentation de toute religion à se tourner vers des formes de radicalisme est constant » ([223]). Aussi, institutions et adeptes des convictions religieuses ne manquent pas d’invoquer la notion de blasphème (insulte envers Dieu et les dogmes divins, offenses à la religion) ([224]) ([225]) qui, si elle trouve naturellement sa place au sein des Églises et uniquement s’agissant de ses fidèles, ne peut avoir aucune place dans la thématique des droits de l’homme ([226]), pas plus que le sacrilège ou le fait de se référer au concept de péché (originel ou pas) ou à l’hérésie ou, plus généralement, d’interdire la critique des religions (ou la dérision à leur égard) au nom de l’offense supposée faite à Dieu ([227]). Une telle possibilité supposerait que le débat sur les objets d’adoration religieuse / les représentations possibles de Dieu relève de la contrainte étatique et que certaines visions de l’homme et du monde soient placées en dehors de tout jugement critique dans une sorte d’enceinte sacrée, taboue, intouchable, alors que la société démocratique implique la reconnaissance du droit à l’anticonformisme, y compris lorsqu’il emprunte des formes et des images choquantes. En effet, « [l]es croyances ne peuvent jamais exiger le respect. Seuls les hommes y ont droit. Aucune croyance, aucune idée, aucune opinion ne peut exiger de ne pas être débattue, critiquée, caricaturée. » ([228]). Sans compter que, ainsi que l’a dit le juge dissident De Meyer dans l’affaire Wingrove (préc., § 4), l’arme la meilleure contre le supposé blasphème réside certainement dans la profondeur de la foi. A partir de la fin des années 1990, l’OCI a renouvelé le débat sur le blasphème en introduisant sur la scène internationale – notamment, au sein de l’ONU – les notions d’islamophobie, d’atteinte et de diffamation de l’islam puis d’atteinte ou de diffamation des religions, dans l’intention d’inscrire les critiques des religions dans le cadre de la non-discrimination et, partant, d’introduire une obligation positive à la charge des États de protéger l’islam et les musulmans de leurs détracteurs. Cet effort n’a heureusement pas abouti ([229]). En effet, « [a]lors qu’en principe le propos diffamatoire est celui qui vise à porter atteinte à la réputation ou à la considération de la personne, que peut bien signifier dans ce contexte la diffamation religieuse ? Une religion et ses divinités peuvent-elles être diffamées ? » ([230]). Certainement pas. Que peut signifier l’offense / la diffamation envers les croyances religieuses ? « La diffamation et l’injure limitent classiquement la liberté d’expression lorsqu’elles s’adressent à un individu. La diffamation d’une religion ou d’une idée n’a pas vraiment de sens, dans une société démocratique tout au moins. » ([231]). Il s’agit de protéger les individus et non la religion en tant que telle, la répression du blasphème supposant que l’autorité répressive agisse au nom de Dieu ! Sinon, cela reviendrait à passer subrepticement de la prise en compte (impossible en raison de l’absence de victime – victimless crime) du blasphème à l’invocation (conforme à l’idéologie des droits de l’homme) de la protection de la sensibilité des croyants, bref à « reconduire la problématique de la répression du blasphème par d’autres moyens », autrement dit, comme l’écrit Guy Haarscher, à « droit-de-l’hommiser » le blasphème » ([232]). Ainsi que le relève à juste titre ce dernier auteur, cela reviendrait à « « acclimater » le délit de blasphème en le traduisant « dans la langue des droits de l’homme, opération qui ne va pas sans périls majeurs. ». En effet, l’intégration du blasphème au sein de « la protection des droits d’autrui » pose problème : « c’est dans la culture des États démocratiques elle-même que des survivances d’une époque où l’État et la religion entretenaient des relations ‘incestueuses’ (celui-là protégeant celle-ci) ont été traduites en exigences des droits de l’homme eux-mêmes (‘droits d’autrui’). Pour dire les choses simplement, la protection de la religion contre les critiques virulentes des ‘Lumières’ est transformée en un conflit ‘systémique’ entre droits. Il ne s’agit plus, après cette opération de prestidigitation rhétorique, d’une opposition entre la liberté d’expression, droit de l’homme important s’il en est, et le théologico-politique qu’incarnent les lois sur le blasphème, mais d’une tension entre deux droits : le conflit se trouve dès lors immanentisé au domaine des droits de l’homme. Le tour est joué : la limitation de la liberté d’expression est rendue acceptable, au nom même des valeurs globales (les droits de l’homme) que celle-ci incarne. ». Le même auteur ajoute encore à propos de la CEDH : « (l]e droit des citoyens de ne pas être ‘insultés’ dans leurs convictions religieuses ne figure bien entendu pas dans la Convention : c’est une création prétorienne de la Cour. » ([233]).
b) Pour autant, si le recours à l’incrimination de blasphème est incompatible avec la philosophie des droits de l’homme ([234]), cela ne signifie pas que la critique des religions et du religieux ne connaît pas de limites, comme le rappellent les instruments normatifs internationaux pertinents ([235]). Il est possible de réprimer les injures visant les croyants de telle confession religieuse en tant que tels (celles qui visent les personnes à cause de leur religion : diffamation, injure, discours de haine ou incitant à l’intolérance religieuse ou à la discrimination à leur égard), même si demeure la question de savoir « comment tracer la frontière entre ce qui relève du débat d’idées et ce qui constitue un outrage aux croyants. » ([236]). Mais, comme « la distinction entre croyants et croyances est cruciale pour le débat d’idées contradictoires dans une société démocratique » ([237]), il ne peut être question d’empêcher la mise en cause de la religion en tant que telle, de ses dogmes et de ses pratiques envisagées par le discours critique comme autant de choses discutables, voire d’aberrations. L’examen de la jurisprudence du juge français et de celle du juge européen confirme le caractère fondamental de cette distinction. Par exemple, s’agissant du premier, poursuivi pour complicité de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en raison de son appartenance à une religion et injure envers un groupe de personnes en raison de leur appartenance à l’islam, à la suite de son interview donnée par au magazine LIRE en septembre 2001 (« La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré […] effondré. »), le romancier Michel Houellebecq est relaxé le 22 octobre 2002 par la 17e Chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris, lequel juge que l’affirmation en cause « ne revient nullement à affirmer ni à sous-entendre que tous les musulmans devraient être ainsi qualifiés », ajoutant que le propos de l’écrivain « ne renferme aucune volonté d’invective, de mépris ou d’outrage envers le groupe de personnes composé d’adeptes de la religion considérée. ». A juste titre, est-il en l’occurrence fait une distinction entre critiquer l’islam et critiquer les musulmans. La Cour de Strasbourg va a priori dans le même sens. Deux arrêts pour en témoigner. Ainsi, à propos du débat sur la responsabilité de l’antijudaïsme chrétien dans le surgissement de l’antisémitisme moderne, l’arrêt Giniewski c. France (31 janvier 2006) ([238]) rappelle que la liberté d’expression mérite une protection renforcée lorsqu’il s’agit d’aborder des questions d’intérêt général. Le journaliste, sociologue et historien Paul Giniewski avait été condamné pour diffamation publique envers un groupe de personnes en raison de leur appartenance à une religion en raison d’un article paru le 4 janvier 1994 dans Le Quotidien de Paris au sujet de l’Encyclique Veritatis splendor de Jean-Paul II. Sans indiquer que les chrétiens étaient responsables des massacres nazis, il critiquait sévèrement vigoureusement le christianisme, notamment l’enseignement du mépris dont les Chrétiens s’étaient rendus coupables au cours de l’histoire vis-à-vis des Juifs et affirmait que « L’Église catholique s’auto-institue seule détentrice de la vérité divine […]. Elle proclame fortement l’accomplissement de l’ancienne alliance dans la nouvelle, la supériorité de cette dernière […] ». Selon lui, « l’antijudaïsme scripturaire et la doctrine de l’accomplissement de l’ancienne par la nouvelle Alliance (avaient conduit) à l’antisémitisme et […] formé le terrain où ont germé l’idée et l’accomplissement d’Auschwitz » ([239]). Dans l’arrêt, rendu à l’unanimité, le juge européen précise que l’intéressé « a voulu élaborer une thèse sur la portée d’un dogme et sur ses liens possibles avec les origines de l’Holocauste. » et « apporté une contribution, par définition discutable, à un très vaste débat d’idées déjà engagé […] sans ouvrir une polémique gratuite ou éloignée de la réalité des réflexions contemporaines. » (§ 50) ; « le texte litigieux participait donc à la réflexion sur les diverses causes possibles de l’extermination des juifs en Europe, question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique […] ; « il s’agissait d’une réflexion que l’intéressé « a voulu exprimer en qualité de journaliste et historien. A cet égard, la Cour considère qu’il est primordial dans une société démocratique que le débat engagé, relatif à l’origine de faits d’une particulière gravité constituant des crimes contre l’humanité puisse se dérouler librement » (§ 51). Par ailleurs, le propos n’était pas injurieux, n’incitait pas à l’irrespect ni à la haine et n’entendait pas contester la réalité de faits historiques clairement établis. (§ 52) ([240]). Il est heureux de voir que le juge de Strasbourg n’escamote pas l’importance du débat en jeu – ne serait-ce qu’en considération de la longue période de l’antijudaïsme chrétien qui a fortement et négativement imprégné la culture occidentale, du « vieil antisémitisme qui a[…] au long des siècles gangréné le monde chrétien » ([241]), autrement dit de la lourde responsabilité des chrétiens dans les souffrances d’Israël ([242]) – et, en même temps, peu surprenant qu’une religion s’affiche autrement que comme la « vraie religion » ([243]). Le constat vaut pour le catholicisme ([244]), mais aussi pour le judaïsme ([245]) et pour l’islam qui présente la révélation coranique comme la révélation ultime venant clore en corrigeant leurs erreurs les précédents monothéismes et Mohammed, son prophète, comme le sceau des prophètes (Adam : le premier ; Mohammed, le dernier).
Par contre, le récent arrêt Zemmour c. France (20 décembre 2022) ([246]) rappelle les termes de la conciliation entre liberté d’expression et liberté de religion ([247]). En l’occurrence, manquant de nuances, l’appréhension du polémiste était globalisante ; en s’en prenant indistinctement à l’ensemble des musulmans, elle ne pouvait que provoquer un sentiment d’hostilité et d’exclusion. Eric Zemmour arguait de ce que le constat d’une islamisation du territoire français, grosse d’une menace pour la cohésion sociale, participait d’un débat d’intérêt général et invoquait une violation de l’article 10. Sans doute, l’interrogation sur les problèmes liés à l’installation et à l’intégration des immigrés dans les pays d’accueil et, plus spécifiquement la place de l’islam dans la société française (montée du fondamentalisme religieux dans les banlieues, contestation des lois de la République), dans un contexte d’attentats terroristes, visait-elle un sujet d’intérêt général (§ 56) ([248]) – la précision est ici essentielle car, sinon, toute interrogation sur les questions migratoires pourraient se voir bannies du débat public –, mais, s’agissant de sujets aussi sensibles, la Cour EDH accorde aux autorités publiques une large marge d’appréciation pour faire face aux expressions incitant à la discrimination et à la haine, marge en l’espèce non dépassée car les propos incriminés « ne se limitaient pas à une critique de l’islam mais comportaient, compte tenu du contexte général dans lequel ils s’inscrivaient et des modalités de leur diffusion, une intention discriminatoire de nature à appeler les auditeurs au rejet et à l’exclusion de la communauté musulmane dans son ensemble et, ce faisant, à nuire à la cohésion sociale. » (§ 63).
c) Ces deux jugements ne sauraient toutefois occulter le malaise suscité par d’autres décisions où le juge de Strasbourg semble perdre de vue la distinction capitale entre croyance et croyants en reconnaissant que l’État est habilité à prendre « des mesures à l’égard de ‘représentations provocatrices d’objets de vénération religieuse’ qui ‘peuvent passer pour une violation malveillante de l’esprit de tolérance, qui doit aussi caractériser une société démocratique’ […] (Otto-Preminger-Institut, préc., § 47) ([249]), ce qui implique la possibilité de réprimer le dénigrement religieux entraînant une indignation justifiée et, partant, d’identifier ce qui constitue une indignation injustifiée. Selon la Cour EDH, « la manière dont les croyances et doctrines religieuses font l’objet d’une opposition ou d’une dénégation est une question qui peut engager la responsabilité de l’État, notamment celle d’assurer à ceux qui professent ces croyances et doctrines la paisible jouissance du droit garanti par l’article 9. En effet, dans des cas extrêmes le recours à des méthodes particulières d’opposition à des croyances religieuses ou de dénégation de celles-ci peut aboutir à dissuader ceux qui les ont d’exercer leur liberté de les avoir et de les exprimer. » (§ 47). Une telle formulation peut se comprendre lorsque l’opposition aux croyances religieuses empêchent concrètement la pratique de la religion, ce qui n’était absolument pas le cas dans l’affaire autrichienne : en quoi la représentation du film du réalisateur Werner Schröter à Innsbruck pouvait-il faire obstacle à une « paisible jouissance » du droit protégé par l’article 9 de la CEDH ?
Les conflits entre liberté d’expression et religion sont particulièrement vigoureux lorsque l’objet du litige porte sur une création artistique ([250]) ([251]). Cette situation résulte de la singularité de l’œuvre d’art – « [l’art] ne d[evan]t pas être jugé selon des critères moraux ou idéologiques extérieurs, mais selon des critères de forme, de puissance ou de nouveauté internes à l’histoire particulière de chaque discipline artistique. » ([252]) ; « [e]ssentiellement suggestive, l’œuvre d’art transmet un message plus ou moins ambigu qui sera diversement reçu par le public, libre d’y voir ou non quelque espèce de signification. Il existe ainsi, autour de l’art, une indéfectible sphère de liberté : celle de l’artiste de suggérer par l’œuvre, puis celle du public de la ressentir en autonomie et notamment à l’abri du discours péremptoire du droit. » ([253]) – et de la fonction de l’artiste – lequel « s’épanouit dans le refus des règles convenues et se complait dans un subjectivisme contestataire que la société ne tolère qu’avec retenue. » ([254]) –, qui appelle l’approche la plus libérale possible ([255]). Il faut d’abord rappeler que l’invocation de la morale et des croyances religieuses reflète la tentation récurrente chez les autorités publiques de recourir à la censure des œuvres dérangeantes ([256]) ([257]). Il suffit de penser aux procès intentés en 1857, devant le Tribunal correctionnel de la Seine, pour délits d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, envers Gustave Flaubert en raison de son roman Madame Bovary et Charles Baudelaire pour ses Fleurs du mal ou à la condamnation en 1895 à une peine d’emprisonnement pour crimes contre la religion par la Cour d’assises de Munich de l’écrivain allemand Oskar Panizza, auteur de la pièce anticatholique Das Liebeskonzil (Le Concile d’amour) ([258]) ou encore à l’interdiction de diffusion du film de Jacques Rivette, Suzanne Simonin. La Religieuse (1967) ([259]), réalisé à partir de l’ouvrage de Diderot, publié en 1796 et dénonçant les couvents de femmes où nombre d’entre elles s’y trouvaient enfermées contre leur volonté. Cette tentation de la censure vaut singulièrement à l’encontre de la satire, laquelle constitue, ainsi que le rappelle la Cour EDH, « une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter » (Alves da Silva c/ Portugal, 20 octobre 2009, § 27, condamnation d’une satire visant un maire, présentée lors d’un carnaval), autrement dit une forme d’expression redoutée par le pouvoir politique et les institutions religieuses. L’attaque contre la liberté d’expression peut émaner de ces dernières comme dans l’affaire des Caricatures de Mahomet ([260]) où nombre de responsables politiques, le Président de la République Jacques Chirac et le Premier ministre Dominique de Villepin en tête, s’abritant derrière l’invocation des sensibilités religieuses blessées – par opportunisme ou par manque de conviction ? – n’ont pas manifesté un grand courage dans la défense de la liberté d’expression ([261]). Celle-ci débute avec la publication le 30 septembre 2005 dans le quotidien danois Jyllands-Posten de douze dessins (Les visages de Mahomet) qui vont provoquer de violentes réactions dans le monde musulman. Ces caricatures sont reprises dans un numéro spécial, presque intégralement consacré à l’affaire, du journal satirique français Charlie Hebdo. Trois d’entre elles font l’objet d’une poursuite pour injures envers un groupe de personnes en raison de leur religion : à la une de couverture, sous le titre « Mahomet débordé par les intégristes », le dessin de Cabu représentant Mahomet se prenant la tête dans les mains et déclarant : « C’est dur d’être aimé par des cons »), les deux autres dans une page intérieure (l’une montrant le Prophète de l’islam accueillant des terroristes sur un nuage et s’exprimant dans les termes suivants : « Stop stop we ran out of virgins ! » ; l’autre représentant le visage d’un homme barbu, à l’air sévère, coiffé d’un turban en forme de bombe à la mèche allumée, sur lequel est inscrite en arabe la profession de foi de l’islam : « Allah est grand, Mahomet est son prophète »). L’affaire a été examinée à deux reprises par les juridictions françaises ([262]) qui ont confirmé que « nulle religion n’est au-dessus de la liberté d’expression » et que « l’humour reste l’arme des démocraties contre le fanatisme religieux. » ([263]). Présidé par l’avisé Jean-Claude Magendie, le tribunal correctionnel prononce la relaxe de l’éditeur en usant de formulations fondamentales : « en France, société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions quelle qu’elles soient et avec elle de représenter des sujets ou objets de vénération religieuse » ; « le blasphème, qui outrage la divinité ou la religion, n’y est pas réprimé, à la différence de l’injure » ; « des restrictions peuvent être apportées à la liberté d’expression si celle-ci se manifeste de façon gratuitement offensante pour autrui […] » ; « Attendu que Charlie Hebdo est un journal satirique, contenant de nombreuses caricatures, que nul n’est obligé d’acheter ou de lire, à la différence d’autres supports tels que des affiches exposées sur la voie publique ; Attendu que toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique, que ce soit sur le mode burlesque ou grotesque ; que l’exagération fonctionne alors à la manière du mot d’esprit qui permet de contourner la censure, d’utiliser l’ironie comme instrument de critique sociale et politique, en faisant appel au jugement et au débat ; Attendu que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre de la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions ; que, du fait de l’excès même de son contenu volontairement irrévérencieux, il doit être tenu compte de l’exagération et de la subjectivité inhérentes à ce mode d’expression pour analyser le sens et la portée des dessins litigieux, le droit à la critique et à l’humour n’étant cependant pas dépourvu de limites. ». S’agissant de la première caricature, elle ne visait que les intégristes qui ne sauraient être confondus avec l’ensemble des musulmans. Evoquant les attentats-suicides commis par certains musulmans, la deuxième n’assimile pas islam et commission d’actes de terrorisme et ne vise pas l’ensemble des musulmans en raison de leur religion. Quant à la troisième, le juge reconnaît son « caractère choquant, voire blessant […] pour la sensibilité des musulmans », mais, eu égard au contexte (numéro spécial participant au débat d’idées sur les dérives de musulmans intégristes à l’origine de débordements violents, divers dessins, textes et articles de réflexion sur l’intégrisme musulman) et aux circonstances de la publication exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans, le dessin ne constitue pas l’injure reprochée. Plus sobrement, le juge d’appel estime que les caricatures participaient d’un débat d’intérêt général sur les dérives des musulmans qui commettent des attentats au nom de la religion, précisant, à propos du troisième dessin, que le journal – qui a déjà publié de nombreuses caricatures mettant en scène les différentes religions – « souligne, avec son esprit satirique bien connu, mais de manière argumentée, le danger des fanatismes religieux, de l’instrumentalisation de l’islam à des fins politiques et des atteintes à la liberté d’expression. ». Il y a là une argumentation qui honore la fonction juridictionnelle.
La jurisprudence de la Cour EDH s’inscrit-elle dans cette posture libérale ?
a) Sans doute, est-elle compréhensive lorsque l’expression artistique en cause contient un message politique ([264]). Mais, d’une façon générale, dès lors que les ingérences visent « un but plutôt contingent comme la protection de la morale ou des convictions religieuses », elle estime que lorsque les États réglementent la liberté d’expression sur des questions susceptibles d’offenser des convictions intimes, dans le domaine de la morale et, spécialement, de la religion, ils bénéficient d’une importante marge d’appréciation (Otto-Preminger-Institut c. Autriche, préc., § 56) ([265]) ([266]). L’affaire concernait la saisie et la confiscation pour dénigrement de la religion catholique romaine d’un film tiré de l’œuvre d’Oskar Panizza précitée (Le Concile d’Amour), laquelle entendait aborder une question d’ordre politique, à savoir les relations État / religion et État / création ([267]) : dans le cadre, notamment, de la Cour du pape dépravé Alexandre VI Borgia, le Dieu des religions monothéistes y était présenté comme un vieil homme sénile s’inclinant devant le Diable et jurant par lui, Jésus ressemblant à un débile profond et la Vierge Marie à une dévergondée sans scrupules. Désirant punir les hommes de leur frénésie sexuelle, ils décidaient de diffuser parmi eux la syphilis. Cette prise en compte de la diversité des conceptions de la signification de la religion dans la société débouche sur une grande prudence à l’égard de la censure ou d’autres mesures coercitives visant des œuvres d’art. Dans l’affaire Otto-Preminger-Institut, est accueilli l’argument selon lequel la mesure litigieuse visait à « protéger la paix religieuse dans cette région » et à « empêcher que certains se sentent attaqués dans leurs sentiments religieux de manière injustifiée et offensante » (§ 56) alors pourtant que, comme le relèvent les juges dissidents Elisabeth Palm, Raimo Pekkanen et Jerzy Makarczyk (§ 9), l’association, ayant pris des mesures pour limiter les effets perturbateurs de la projection du film (large information sur la nature du sujet traité ; projection interdite aux moins de dix-sept ans et se déroulant généralement en soirée, à 22 heures, dans une seule salle, spécialisée dans les films expérimentaux et habituellement fréquentée par des spectateurs en nombre limité et avertis, il devenait « peu probable qu’en l’espèce quiconque eût pu être confronté sans l’avoir voulu à une œuvre choquante ». La compréhension à l’égard de l’État qui censure invoquant les convictions religieuses de la population se vérifie également dans l’arrêt I. A. c. Turquie (13 septembre 2005) ([268]) où est relevée « une attaque injurieuse contre la personne du prophète de l’islam » et le fait que « la mesure litigieuse visait à fournir une protection contre des attaques offensantes concernant des questions considérées comme sacrées par les musulmans. » (§§ 27-28).
b) Mais le propos le plus discutable tient à un dictum fâcheusement inscrit dans l’arrêt autrichien : l’Etat est habilité à prendre « des mesures à l’égard de ‘représentations provocatrices d’objets de vénération religieuse’ qui ‘peuvent passer pour une violation malveillante de l’esprit de tolérance, qui doit aussi caractériser une société démocratique’ […] et […] dès lors, ne contribuent à aucune forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain » (§§ 47-49). Il y a là une formulation ambigüe voire dangereuse. Ainsi que le note opportunément Guy Haarscher, la Cour EDH « distingue en effet – ou tente à toute force de le faire – d’une part les propos protégés par la jurisprudence Handyside, d’autre part ce qu’elle appelle des propos ‘gratuitement offensants’, c’est-à-dire, selon elle, des expressions qui ne ‘contribuent à aucun débat d’intérêt public’. Il y a là une distinction d’« subtilité ’scolastique’ bien problématique dans la mesure où la Cour admet la répression de propos jugés blasphématoires, soit d’offenses aux convictions religieuses s’avérant gratuites, inutiles, « sans effet positif sur le débat démocratique » ([269]). Force est d’en déduire que [l]es juges se sont […] attribué un pouvoir redoutable, qui ne rassurera pas les défenseurs des droits de l’homme, surtout en matière de sécurité juridique. Comment prévoir à quel moment la limite sera franchie aux yeux de la Cour ? Quand une critique vigoureuse deviendra-t-elle ‘gratuite’, donc non protégée par la Convention ? N’existe-t-il pas un risque d’autocensure – ce que les Américains appellent un chilling effect, un ‘gel’ de la liberté d’expression ? ». Dans cet arrêt, le juge européen « a donc, de façon plus ou moins explicite, élaboré un « ‘test’ en matière de propos jugés blasphématoires : pour les réprimer légitimement, il ne suffit pas qu’ils choquent, il faut encore que l’offense aux convictions religieuses soit gratuite, inutile, sans effet positif sur le débat démocratique » ; un tel test « permet à la Cour d’adopter une position cohérente tout en ne contestant pas frontalement, notamment, les lois anti-blasphème : ces lois, ou leur application, seront dites conformes ou non à la Convention suivant qu’elles sanctionnent ou non des ‘offenses’ gratuites aux convictions. » ([270]). Le raisonnement suivi dans cette affaire, où le film litigieux s’inscrivait pourtant dans le cadre d’un débat d’intérêt général, soulève une autre difficulté que celle des critères à même de distinguer les propos choquants (protégés) et les attaques gratuites (condamnables). En effet, l’arrêt ici critiqué voit le juge de la CEDH s’aventurer problématiquement sur le terrain problématique des fonctions de l’art et consacrer une appréhension plutôt restrictive de l’œuvre artistique dont la légitimité semble dépendre de sa capacité à contribuer à une « forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain ». Sans doute, peut-elle s’expliquer par son légitime souci d’intégrer la création artistique, en tant que contribution particulière à l’échange d’idées et d’opinions, dans le concept de société démocratique dont la Cour de Strasbourg est le gardien, et donc dans le cadre du pluralisme qui caractérise cette société, bref au sein de « la liberté de communiquer des informations et des idées », telle qu’elle figure dans le libellé de l’article 10 de la Convention ([271]). Ce faisant, à supposer d’adhérer à une telle vision, demeurent des interrogations majeures : « qui décide de ce qui favorise le progrès ? Le juge de la CEDH ? En fonction de quelle légitimité ? Selon quels critères ? » ([272]). Ici semble oubliée la spécificité de l’art et l’autonomie du droit subjectif de l’artiste qui appellent une reconnaissance et une protection autonomes au sein du système de la CEDH. Il est fortement contestable de réduire ainsi la fonction de l’art dans la mesure où la liberté de l’artiste est celle de l’iconoclaste, celle de choquer, d’offenser, de provoquer ([273]), celle de tout transgresser, les valeurs politiques, morales et religieuses, y compris les valeurs communes de la société démocratique – laquelle ne saurait lui dicter un quelconque contenu –, ou de tout autre forme de société. Comme le revendique René Magritte : « Ma conception de l’art de peindre […] manifeste une pensée vouée à l’évocation du mystère et qui est étrangère à l’idée d’un progrès quelconque. » ([274]) ; « Les œuvres d’art […] répondent à une obligation intérieure. Mais elles ne sont pas indispensables à la société. » ([275]). L’art ne peut être assujetti à des principes religieux, moraux ou à des impératifs politiques ou idéologiques, y compris en se mettant au service de la Révolution. Il y va du maintien de l’identité des artistes comme l’a confirmé la funeste thèse du réalisme socialiste ([276]) ([277]). Au départ, les artistes de l’avant-garde russe qui, pensant sincèrement à la synergie entre la révolution artistique, à laquelle ils aspiraient, et la révolution politique, ont vu dans la Révolution d’Octobre « le signe d’une transformation fondamentale, transformation qu’ils assimilent presque immédiatement à celle qu’eux-mêmes ont pratiqué ou pratiquent dans leur discipline respective. […] Ils s’identifient immédiatement à la révolution ». » ([278]). Ici, même si ne se trouve pas en cause l’invocation de convictions religieuses, l’exemple du peintre russe Kazimir Malevitch est emblématique. Le peintre, qui revendiquait la suprématie absolue de la liberté plastique, de l’abstraction, de la forme pure, de la géométrie, l’artiste devant s’affranchir du réel, un temps favorable à la Révolution bolchevique, avait été emprisonné et torturé à Léningrad en 1930 afin de le contraindre à renier son art dégénéré et de revenir à la peinture figurative en participant à la construction d’un art de parti. Le rêve de conjuguer révolution politique et révolution artistique s’était terminé par un échec retentissant, illustré par un tableau du peintre quelques années avant sa mort : L’homme qui court qui traduit l’angoisse de l’artiste contraint de peindre des œuvres réalistes représentant des travailleurs dans des postures héroïques, se sacrifiant pour la gloire du communisme. Au premier plan, on pouvait voir un paysan vêtu d’une tunique verte et des pantalons blancs qui court dans un champ représenté sous la forme de bandes multicolores. Ses pieds et l’une de ses mains sont entièrement noirs. Sa face, constituée de deux visages superposés – l’un noir, l’autre entièrement transparent – est celle d’un homme dépersonnalisé, détruit par le pouvoir politique. Il s’éloigne aussi vite qu’il le peut de deux bâtiments dépourvus de portes et de fenêtres – les prisons où il a été détenu et violenté – entre lesquelles est plantée une immense épée ensanglantée qui, significativement, dépasse les toits. Il court vers une gigantesque croix rouge, symbole du supplice qui l’attend et, au-delà, image du supplice de l’art moderne. L’homme qui court est le portrait d’un artiste qui fuit l’enfermement et revendique sa liberté de créateur ([279]).
c) Agnès Tricoire le rappelle, « tout le mouvement de la Modernité s’est attaché à fonder la spécificité de l’art et de ses productions, autonomes, non assujettis aux normes morales, politiques et religieuses. » ([280]). Certes, les artistes ne peuvent revendiquer une sorte d’immunité esthétique et ignorer la force des déterminismes qui pèsent sur leur œuvre créatrice : l’ordre économique et financier (à différentes époques, nombre d’entre eux ont connu la dépendance à l’égard des mécènes, des riches amateurs d’architecture, de musique, de peinture – rois, princes, papes, archevêques, académies), la nécessaire insertion de leurs productions dans l’industrie culturelle et la loi du marché (marquée par la mondialisation et la marchandisation / financiarisation de l’art), ou encore le politiquement correct et les nouvelles tendances moralisatrices (wokisme / cancel culture) florissantes, en particulier, sur les réseaux sociaux ([281]) qui peuvent générer la mise en place d’une redoutable police de la pensée. Ils doivent respecter les limitations fondées sur la sauvegarde du principe de la dignité de la personne humaine, la protection de l’enfance, les possibles atteintes au droit à l’image (notamment, dans le cadre de la pratique de l’art photographique) ou encore la possibilité de voir leurs créations encourager la violence sexiste, raciste ou terroriste ([282]), ou inciter à la haine, à la discrimination ou encore au négationnisme, ce qui, dans ce dernier cas, justifierait le recours aux clauses d’interdiction de l’abus de droit, notamment, à celle inscrite dans l’article 17 de la CEDH afin de protéger ses valeurs fondatrices d’une instrumentalisation ([283]) ([284]), particulièrement lorsque les propos ou actes litigieux visent à provoquer une violence ou une discrimination pour des motifs tenant à l’appartenance à une religion ([285]). Néanmoins, sous peine de superficialité ou de préjugé idéologique, la contestation et le jugement de droit d’une œuvre d’art suppose la réunion d’un certain nombre d’exigences essentielles : « distinguer l’œuvre d’art de ce qui n’en est pas (discours politique, publicitaire, scientifique […] ; avoir pris connaissance de l’œuvre dans son intégralité ; considérer le caractère polysémique de l’œuvre, à savoir que le fond ne va pas sans la forme ; distinguer les propos des personnages, du narrateur, et les propos de l’auteur ; respecter l’autonomie de l’œuvre et, tout particulièrement, pleinement considérer le paramètre de la fiction ; développer l’éducation artistique afin de « favoriser la capacité de tous à accéder aux œuvres et à en débattre […] la connaissance de l’art et la capacité de juger par soi-même. » ; comprendre que l’œuvre d’art « n’informe pas […] ne fait que donner à penser ou à ressentir […] qu’il est possible de lui faire dire des choses très contradictoires. », que « l’artiste a le droit de chercher à nous plaire, à devenir célèbre, à nous déplaire souverainement, il a le droit de produire une œuvre très antipathique, et d’être quand même très à la mode. Il a le droit d’être maudit, branché, flagorneur ou idiot. » ([286]). Première, la liberté de l’artiste suppose l’acceptation de la séparation de l’esthétique et de l’éthique, de la morale et de la religion : l’art est à lui-même sa propre fin, qui se différencie de la Raison, de la Vérité, du Beau et du Bien. Ainsi que l’a écrit un auteur victime en son temps de la censure de l’une de ses œuvres majeures au nom de l’ordre moral et religieux dominant de son temps : « [l]’artiste ne relève que de lui-même. Il ne promet aux siècles à venir que ses propres œuvres. Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu. » ([287]).
Michel LEVINET
Professeur honoraire de l’Université de Montpellier
([1]) The End of History and The Last Man, 1992 (traduction française, Flammarion, 1992). L’ouvrage a connu un succès spectaculaire qui a fait perdre de vue les nuances que contenait le propos. Ultérieurement, l’auteur a insisté sur les facteurs culturels, notamment religieux, de nature à affecter l’évolution des États modernes (« Retour sur ‘la fin de l’Histoire’ », Commentaire, n°161, 2018 ; « Grand entretien », Francis Fukuyama et Frédéric Joignot, Le Monde, 20 juin 2018) et précisé que l’universalité de la démocratie libérale et de l’économie de marché constituait davantage un objectif qu’une échéance (Adde : The Origins of Political Order: From Prehuman Times to the French Revolution, Farrar, Straus and Giroux, 2011).
([2]) Comme le relève Frédéric Brahami, « [l]e récit moderne qui retrace l’héroïque conquête de l’autonomie individuelle et collective fait de la séparation du spirituel et du temporel une réalité en même temps qu’un bien. » (« De la nécessité du pouvoir spirituel chez les modernes. Comte, critique de l’âge critique », Archives de sciences sociales des religions, 2020/3, n°190, p. 127).
([3]) « L’investiture du suprême et du sacré s’est déplacée de la loi et du législateur vers le juge et la Constitution, vouée désormais au sort de tout ce qui est sacré : interdite de représentation comme le dieu des Musulmans, et de désignation comme celui des Juifs, inattaquable comme celui des Chrétiens ». (A. LAJOIE, Jugements de valeurs. Le discours judiciaire et le droit, P.U.F., 1997, pp. 117, 194-195) ; « De plus en plus, l’opinion semble tenir le pouvoir judiciaire et les juges d’une manière générale, comme mieux qualifiés que les politiques pour aider à la réalisation de la démocratie et de la ‘vraie justice’ ». (E. ZOLLER, Avant-propos, Grands arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis, P.U.F., 2000, p. 9.) ; « [D]ans une société désertée par la morale et la religion, [le juge] apparaît comme le nouveau clerc de la religion des droits de l’homme » (D. SALAS, « Le juge aujourd’hui », Droits, n°34, 2001, p. 64 ; le juge « joue à la fois le rôle du sphynx – celui qu’on interroge – et celui du prophète – celui qui révèle la loi divine » (R. BADINTER, « Introduction », in S. BREYER et R. BADINTER (Eds.), Les Entretiens de Provence. Le juge dans la société contemporaine, Fayard / Publications de la Sorbonne, 2003).
([4]) G. HAARSCHER, « Du tribunal du monde à la justice humaine », in T. BERNS et J. ALLARD (éds), Pensées du droit, lois de la philosophie. En l’honneur de Guy Haarscher, Editions de l’Université de Bruxelles, 2012, p. 168.
([5]) R. DEBRAY, « Le retour de l’histoire, Le Monde, 17 novembre 1989 ; E. W. SAÏD, « Le choc de l’ignorance », Le Monde, 27 octobre 2001 ; S. HOFFMANN, « Le triste état du monde », Le Monde, 24 janvier 2002 ; R. KAGAN, Le retour de l’histoire et la fin des rêves, Plon, 2008.
([6]) Fin analyste des sociétés politiques contemporaines – sociétés post-métaphysiques –, Jürgen Habermas n’a pas manqué de relever que : « les conflits spectaculaires que suscitent aujourd’hui les questions religieuses éveillent […] quelques doutes sur la prétendue perte de pertinence du religieux. » (« Qu’est-ce qu’une société ‘post-séculière’ ? », Le débat, 2008/5, n°152, p. 4 (du même auteur : Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Gallimard, 2008). Parmi bien d’autres, Catherine Audard tient un propos comparable en décrivant l’échec de la sécularisation (Qu’est-ce que le libéralisme ? Ethique, politique, société, Gallimard, 2009, pp. 608-663).
([7]) O. DE LAGE, « L’essor des nationalismes religieux : le cas de l’Inde », Revue internationale et stratégique, 2020/1, n°117, pp. 87-97. Adde : O. DE LAGE (dir). L’essor des nationalismes religieux, Demopolis, 2018.
([8]) La volonté de renforcer ces exigences s’est récemment traduite par l’adoption de la Loi confortant les principes de la République (n°2021-909, 24 août 2021, n°197, 25 août 2021) visant à lutter contre le séparatisme et les atteintes à la citoyenneté en renforçant la laïcité, la neutralité, l’égalité et la fraternité.
([9]) M. LEVINET, Réfléchir sur les droits et libertés, Anthémis, 2021, pp. 248-252 ; F. MESSNER, « Les rapports entre les Églises et les États en Europe : la laïcité comme modèle ? », in G. GONZALEZ (dir.), Laïcité, liberté de religion et Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2006, pp. 51-80. Si un grand nombre de textes constitutionnels de pays européens ne comportent pas de référence religieuse ou incluent des formulations conformes à la neutralité de la société démocratique (ainsi la Constitution polonaise du 2 avril 1997, Préambule, alinéa 2 : « Nous, la Nation polonaise – tous les citoyens de la République, tant ceux qui croient en Dieu, Source de la vérité, de la justice, de la bonté et de la beauté, que ceux qui ne partagent pas cette foi et qui puisent ces valeurs universelles dans d’autres sources »), d’autres n’en manquent pas : Constitution norvégienne, Art. 2 (« Tous les habitants jouissent du droit d’exercer librement leur religion. La religion évangélique luthérienne demeure la religion officielle de l’Etat » ; Constitution irlandaise, Préambule (« Au nom de la Très Sainte Trinité, dont dérive toute puissance et à qui il faut rapporter comme à notre but suprême, toutes les actions des hommes et des Etats. Nous, peuple d’Irlande, reconnaissant avec humilité toutes nos obligations envers notre Divin Seigneur Jésus Christ […] » et Art. 6 (« tous les pouvoirs du gouvernement, législatif, exécutif ou judiciaire, émanent, sous Dieu, du peuple ») ; Loi fondamentale allemande, Préambule (« Conscient de sa responsabilité devant Dieu et les hommes […], le peuple allemand s’est donné la présente Loi fondamentale en vertu de son pouvoir constituant » ; et Art. 140 (« l’Etat allemand cède une partie de l’espace public aux institutions religieuses historiques ») ; le début de la Constitution grecque (« Au nom de la sainte, consubstantielle et indivisible Trinité » et son article 3 § 1 (« La religion dominante en Grèce est celle de l’Église orthodoxe orientale du Christ. L’Église orthodoxe de Grèce, reconnaissant pour chef Notre Seigneur Jésus-Christ, est indissolublement unie, quant au dogme, à la Grande Église de Constantinople et à toute autre Église chrétienne du même dogme, observant immuablement, comme celles-ci, les saints canons apostoliques et synodiques ainsi que les saintes traditions […] ») ; le préambule de la nouvelle constitution suisse, entrée en vigueur le 1er janvier 2000 (« Au nom de Dieu tout puissant ! Les peuples et les Cantons suisses, conscients de leur responsabilité envers la Création […] arrêtent la Constitution que voici ») ; le Préambule de la Constitution hongroise du 25 avril 2011 (« Nous, membres de la nation hongroise à l’aube du nouveau millénaire […] nous sommes fiers de ce que notre roi Saint Etienne ait établi l’Etat hongrois sur des fondations fermes il y a mille ans, et qu’il ait fait de notre pays une partie de l’Europe chrétienne. […] Nous reconnaissons le rôle du christianisme dans la préservation de notre nation. De même nous apprécions les différentes traditions de notre pays ») ; la Constitution russe (Art. 67 § 2 : « La Fédération de Russie, unie par une histoire millénaire, préservant la mémoire des ancêtres, qui nous ont transmis des idéaux et la foi en Dieu, ainsi que la continuité dans le développement de l’État russe, reconnaît l’unité étatique historiquement établie. »).
([10]) Yadh Ben Achour pointe ici la dérive inévitable propre à tout phénomène religieux : « Toute religion, à son premier jour, est libération. On pourrait même dire révolution. L’idéal aurait été qu’elle le reste. Malheureusement, comme toute révolution, elle ne peut échapper à une fatalité historique. Une fois entrée dans les mécanismes de l’institutionnalisation sociale, elle devient un facteur essentiel de l’asservissement et un carcan pour la liberté » (La deuxième Fâtiha. L’islam et la pensée des droits de l’homme, P.U.F., 2011, Introduction, p. 8).
([11]) « Il n’y a pas, à proprement parler, de religion privée. […] la religion est avant tout une institution. » (L. SCUBLA, « Les hommes peuvent-ils se passer de Dieu ? Coup d’œil sur les tribulations du religieux en Occident depuis trois siècles’, Revue du MAUSS, 2003/2, n°22, p. 90).
([12]) P.U.F., 1972, 3e éd., p. 44.
([13]) « [C]’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. […] La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. ». Devenue célèbre, cette formulation était déjà présente en substance chez le baron d’Holbach : « La religion est l’art d’enivrer les hommes de l’enthousiasme, pour les empêcher de s’occuper des maux dont ceux qui gouvernent les accablent ici-bas. A l’aide des puissances invisibles dont on les menace, on les force de souffrir en silence les misères dont ils sont affligés par les puissances visibles ; on leur fait espérer que, s’ils consentent à être malheureux en ce monde, ils seront plus heureux dans l’autre. » (Le Christianisme dévoilé, 1761, in D’Holbach. Premières œuvres, Editions sociales, 1971, p. 131).
([14]) Socialisme utopique et socialisme scientifique, Editions sociales, 1969, p. 57 : « Étant donné que nos idées juridiques, philosophiques et religieuses sont les produits plus ou moins directs des conditions économiques régnant dans une société donnée, ces idées ne peuvent pas se maintenir éternellement une fois que ces conditions se sont complètement transformées […] ».
([15]) Condorcet dont Lamartine écrit : « [s]a politique était une conséquence de sa philosophie. Il croyait à la divinité de la raison et à la toute-puissance de l’intelligence humaine servie par la liberté. […]. » (Histoire des Girondins par Alphonse de Lamartine, Paris, Armand Le Chevalier, libraire-éditeur, 1865-1866, Tome I, Livre III, XX, p. 107). Le célèbre encyclopédiste, « lie la multiplication des échanges scientifiques, la popularisation du savoir théorique et pratique, les progrès de l’instruction générale à la formation d’une ‘opinion publique’ éclairée, raisonnable, libérée des entraves de la tradition et de l’autorité, et capable de mettre fin à cette confiscation du savoir par quelques-uns qui a causé le malheur de l’humanité » (A. PONS, « Introduction » à Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Flammarion, 1988, pp. 47-48. L’auteur rappelle la présence dans l’Esquisse du thème essentiel de « l’existence du mal dans l’histoire », à savoir que « [s]ans le mal, il n’y aurait pas d’histoire, et sans la désignation du mal il n’y aurait pas de théologie ou de philosophie de l’histoire. Dans la vision intellectualiste de Condorcet […], le mal n’a pas de réalité positive. Il n’est autre que l’ignorance, la privation de connaissance. »).
([16]) Comme l’écrit justement Jean Grondin, « [l]a religion demeure une forme très vive et puissante de l’existence humaine. » (La philosophie de la religion, P.U.F., 2009, p. 13). Adde : J.-M. DONEGANI, « La sécularisation et ses paradoxes », Projet, 2008/5, n°306 (dossier Religions en Europe), pp. 39-46 ; P. DECORMEILLE, I. SAINT-MARTIN et C. BÉRAUD (dir.), Comprendre les faits religieux : approches historiques et perspectives contemporaines, Publication coordonnée par l’Institut européen en sciences des religions et le Cercle Condorcet d’Auxerre, CNDP, 2009 (spéc., N. LUCA, « Sécularisation et phénomène de recomposition des croyances », pp. 87-99). Ce regain peut s’accompagner d’aspects négatifs car « le dogmatisme revient avec, trop souvent, et l’obscurantisme, et l’intégrisme, et le fanatisme parfois. » (A. COMTE-SPONVILLE, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006, p. 9).
([17]) D. SCHNAPPER (avec la collaboration de C. BACHELIER), Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Gallimard, 2000, pp. 216-221. Ainsi, apparaissent « des formes spontanées et individuelles de croyance qui s’expriment souvent en dehors de toute institution établie. » ; [l]es individus font des choix, ils retiennent certaines pratiques et en rejettent d’autres. », ce qui « fait éclater le message unique et unifié de l’institution ecclésiastique » ; « l’individu puise des éléments religieux à des sources diverses […] ». Consécutif au subjectivisme, ce phénomène aboutit à considérer qu’« il y a du sens dans toutes les religions et qu’aucune d’entre elles n’a de légitimité à revendiquer le monopole de la vérité. […] Ce relativisme est simplement issu de la donne subjectiviste qui confie à l’intériorité de l’individu d’apprécier la pertinence des propositions religieuses. C’est par rapport à soi-même et non pour autrui que l’on peut estimer une valeur de vérité. C’est à l’aune de l’expérience de chacun que les croyances sont évaluées et au regard de l’utilité dont elles semblent chargées. […]. La cohérence dogmatique a laissé place à une cohérence psychologique, le sujet cherchant à unifier sa vie et à lui conférer du sens. Si l’on peut parler aujourd’hui d’un croire sans appartenir, c’est que la logique objective de l’appartenance a laissé place à la logique subjective de l’identité : les sources religieuses sont considérées comme étant à la disposition des sujets pour constituer leur identité, sans sanction ni obligation. […]. De ce fait, « la valeur essentielle qui domine la gestion des univers religieux n’est plus la vérité mais l’authenticité. » (J.-M. DONEGANI, « Op. Cit. », p. 41).
([18]) D. SCHNAPPER, La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, 2002, p. 269 : « Les hommes démocratiques ne cessent pas de nourrir l’interrogation métaphysique. ».
([19]) M. MESLIN, « Simples variations sur le thème ‘religion’ », Recherches de Science religieuse, 2006/4, t. 94, p. 528. L’affirmation de « l’existence chez l’homme d’une dimension religieuse naturelle suppose de « préciser ce que l’on entend par le concept ambigu de nature. » (p. 537). L’auteur doute fortement de la possibilité d’y parvenir : « Notre modernité est fondamentalement une interrogation anthropocentrique : l’homme est celui qui pense, qui agit, qui se pense et qui s’explique, en voulant aller toujours plus loin dans la découverte de soi. Or, si l’homme accepte d’aller sincèrement au fond de ses analyses, il ne peut se penser que comme un être marqué par une finitude qu’il ne peut pas nier. Mais cette constatation n’implique pas pour autant qu’il trouve un Dieu au terme de cette recherche » (p. 543). Dans le même sens, le philosophe André Comte-Sponville : Op. Cit., Chapitre III, Quelle spiritualité pour les athées ?, pp. 145-212.
([20]) M. MESLIN, « Op. Cit. », p. 536.
([21]) Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Op. Cit., p. 218.
([22]) « Nouveaux défis du religieux en Europe. Fondamentalisme et modernité », Autres Temps. Les cahiers du christianisme social, 1993, 38, p. 56.
([23]) J.-M. DONEGANI, « Op. Cit »., p. 43.
([24]) Voy., à cet égard, le débat sur l’insertion dans le Préambule du Traité constitutionnel européen de l’identité religieuse de l’Union européenne.
([25]) P. ROLLAND, « Synthèse et conclusion », in G. GONZALEZ (dir.), Laïcité, liberté de religion et Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2006, p. 253.
([26]) Y. BEN ACHOUR, Introduction générale au droit, Tunis, Centre de Publication Universitaire, 2005, p. 126.
([27]) Les développements qui suivent se limiteront aux monothéismes. D’autres systèmes de croyances – plus ou moins compatibles eux aussi avec la philosophie des droits de l’homme – pourraient naturellement entrer dans le champ de la réflexion sur le sujet. Certains ne sont pas à proprement parler des religions (absence d’un Dieu transcendant, créateur et sauveur), mais plutôt des sagesses – certes et, inévitablement, mêlés de superstition – comme le bouddhisme, le confucianisme ou le taoïsme ; d’autres (hindouisme, shintoïsme) sont fort difficiles d’accès pour des esprits occidentaux formés à la synthèse entre philosophie grecque et judéo-christianisme. Pour autant, « force nous est de constater qu’on ne connaît pas de grande civilisation sans mythes, sans rites, sans sacré, sans croyances en certaines forces invisibles ou surnaturelles, bref sans religion, au sens large ou ethnologique du terme. », laquelle donne naissance à un « lien », une « communion », même si « toute communion n’est pas religieuse. » (A. COMTE-SPONVILLE, Op. Cit., pp. 24-25 et 31).
([28]) L’article 2 du Protocole additionnel n°1 consacre également le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants « conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. » (M. LEVINET, « La liberté de l’enseignement dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in Titre VII, n°12, avril 2024, dossier La liberté de l’enseignement). D’autres instruments internationaux comportent des dispositions du même ordre. Adde : Revue du droit des religions, n°17/2024 (Liberté d’enseignement et religion).
([29]) F. ARLETTAZ, « La liberté de religion 75 ans après la DUDH : le triomphe d’une vision libérale ? », Revue des droits de l’homme, 25, 2024, [En ligne], mis en ligne le 03 novembre 2023, consulté le 15 avril 2024.
([30]) Ce concept étant entendu comme toute différence de traitement dépourvue de fondement légitime, ce qui implique que certaines différences de traitement peuvent être parfaitement valables si elles correspondent à de réelles différences de situation (O. JOUANJAN, « Egalité », in D. ALLAND et S. RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Lamy / P.U.F., 2003, pp. 585-589). En effet, l’égalité ne signifie pas indifférenciation même s’il n’est pas toujours aisé de déterminer la pertinence des ressemblances et des différences et, donc, de mettre en œuvre l’adage Traitez des cas semblables de la même façon et des cas différents de façon différente. Comme le rappelle Frédéric Sudre, l’interdiction des discriminations ne prohibe pas toute distinction de traitement dans l’exercice des droits et libertés, car « distinguer n’est pas discriminer » « [l]a discrimination n’est […] pas n’importe quelle distinction, c’est la distinction ‘arbitraire’ » (« Rapport introductif », in F. SUDRE et H. SURREL (dir.), Le droit à la non-discrimination au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2008, p. 21). Cet argument peine à se faire entendre dans l’univers du politiquement correct où distinguer est a priori suspect et où toutes les différences de traitement sont forcément discriminatoires. S’agissant de la CEDH : F. SUDRE et H. SURREL (dir.), Le droit à la non-discrimination au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Op. Cit. (spéc., X. BIOY, « L’ambiguïté du concept de non-discrimination », pp. 51-84).
([31]) A. COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus, Gallimard, 1995, pp. 255-259.
([32]) La Paix d’Augsbourg (proclamée en 1555 par le frère de Charles Quint, Ferdinand) en consacre solennellement le principe (autorité des Princes protestants dans leurs Etats, liberté du culte luthérien), mais en exclut les Calvinistes, nombreux dans le Brandebourg, le Palatinat, les Provinces-Unies, Genève et l’Ecosse.
([33]) La liberté religieuse pouvait toutefois résulter d’un traité spécial : par le Traité d’Oliwa (1660) entre la Suède, la Pologne et la Prusse, l’Etat concessionnaire de territoires garantit à l’Etat cédant le maintien de la protection de la religion existante dans le territoire cédé, les habitants conservant le droit de continuer de pratiquer leur culte, de garder leurs écoles et parfois même leur état civil (Adde : le Traité de Nimègue de 1678 entre la Hollande et la France).
([34]) D. AVON, La liberté de conscience. Histoire d’une notion et d’un droit, Presses universitaires de Rennes, 2000, pp. 397-4548 (VII. Feu l’idéal de l’unité politico-religieuse, pp. 485-500 ; V. CASTAGNET, O. CHRISTIN et N. GHERMANI (dir.), Les Affrontements religieux en Europe du début du XVIe au milieu du XVIIe siècle, Presses universitaires du Septentrion, 2008.
([35]) Cheikh Khaled BENTOUNES, Le Monde, 4 août 2001, p. 10 (du même, avec la collaboration de Bruno Solt, Islam et Occident : plaidoyer pour le vivre-ensemble, Genève, Editions Jouvence, 2018). Pour une approche comparable : T. MONOD (L’émeraude des Garamantes. Souvenirs d’un Saharien, Actes Sud, 1992, p. 27 : « plusieurs chemins conduisent au sommet de la montagne sacrée » ; Révérence à la vie. Conversations avec Jean-Philippe de Tonnac, Grasset, 1999, pp. 60-61).
([36]) Sages paraboles du Dalaï-Lama, présentées par Catherine Barry, Ed. J’ai lu, 2001, pp. 150-161. L’auteur ajoute : « Je respecte toutes les religions car leur but est identique, permettre à l’être humain de développer ce qu’il a de meilleur en lui. Elles indiquent le chemin de la paix intérieure. […]. Penser que nous devrions tous être bouddhistes est une idée qui induit des comportements fanatiques et extrêmes. ».
([37]) Il est préférable de dire Premier Testament, l’expression traditionnelle Ancien Testament donnant à penser que ce corpus est obsolète alors que le Christianisme envisage les deux Testaments dans la continuité et accréditant la néfaste théologie de la substitution des Pères de l’Eglise qui a contribué à forger et à faire prospérer l’accusation visant les Juifs de Peuple déicide et fondé le l’antijudaïsme chrétien (J. ISAAC, Jésus et Israël, Albin Michel, 1948 ; J.-M. AUWERS, R. BURNET et D. LUCIANI (dir.), L’antijudaïsme des Pères. Mythe et/ou réalité ?, Ed. Beauchesne, 2017 ; C. IANCU, Les mythes fondateurs de l’antisémitisme. De l’Antiquité à nos jours, Privat, 2017). « La théologie de la substitution de l’Église à Israël, s’enracinait dans la vision selon laquelle les juifs, ayant refusé Jésus comme le Messie attendu, avaient été bannis de toute relation d’alliance ultérieure avec Dieu et remplacés par les chrétiens grâce à l’œuvre salvifique de Jésus Christ. L’Église se considérait elle-même comme le ‘Nouvel Israël’ [le ‘Verus Israël’], l’’Ancien Israël’ n’ayant plus aucune signification en théologie chrétienne. » (J. T. PAWLIKOWSKI, « La christologie comme clé d’une théologie ‘post-substitutive’ du judaïsme après NOSTRA AETATE », Recherches de Science Religieuse, 2017/1, t. 105, p. 15).
([38]) Exemple du Christianisme : « [l]a religion chrétienne se caractérise avant tout par son intériorité. Loin d’être la simple adhésion à une série de dogmes, elle trouve sa plénitude dans une rencontre personnelle avec le Christ, identifié comme Fils de Dieu. Tant que cette rencontre n’a pas lieu, la foi au Christ ‘mort et ressuscité’ demeure encore largement informelle, aurait-on été éduqué dans cette croyance dès sa plus tendre enfance. Une telle intériorisation, qui se renforce avec une vie de prière et de fréquentation des sacrements, ne dérange personne : elle regarde exclusivement le croyant. La foi chrétienne a aussi une dimension sociale. Elle suppose la mise en œuvre, par le croyant du message de paix, de justice et d’amour, de don de soi et de pardon, que contiennent les Évangiles. N’est-ce point là une contribution de premier ordre à l’édification d’une vie sociale harmonieuse – le rêve secret de tout gouvernant soucieux du bien commun ? (A. SÉRIAUX, « La liberté religieuse et le droit français actuel. Un point de vue chrétien », Revue du droit des religions, 10/2020, p. 159).
([39]) S. KIBLI, « État de droit, État laïque : liberté religieuse ou déni de la religion ? », in Mélanges Yadh Ben Achour, Tunis, Centre de Publication Universitaire, 2008, p. 156.
([40]) Par exemple, « en vertu de son indépendance ontologique radicale, le religieux chrétien embrasse tous les aspects de la vie humaine auxquels donc il entend nécessairement se mêler. » (P. MANENT, « Politique et religion : limites de la séparation et illusions de l’autonomie », Société, droit et religion, 2018/1, n°8, p. 18). Adde : P. COURTADE et I. SAINT-MARTIN (dir.), L’expression du religieux dans la sphère publique, comparaisons internationales, La Documentation française, 2016.
([41]) P. MANENT, La loi naturelle et les droits de l’homme, P.U.F., 2018, p. 63.
([42]) Voy., les contributions de Gérard Gonzalez (« Les religions versus identité de l’État dans l’espace public ») et d’Olivia Bui-Xuan (« Neutralité religieuse et périmètre des espaces publics ») lors de la présente journée d’études.
([43]) Par exemple, chez les Monarchomaques après le massacre de la Saint Barthélémy. A la suite de Platon et de Cicéron (une loi contraire au bien commun est une loi injuste), les écrivains chrétiens ont développé la thématique d’une possible désobéissance. Cependant, ils ne la conçoivent qu’avec une grande réticence, considérant que le pouvoir vient de Dieu, que la vraie patrie des chrétiens est la patrie céleste, que l’imminence de la fin des temps et du retour du Christ rend l’interrogation secondaire et dicte l’impératif d’organiser l’attente de la Cité céleste (Paul de Tarse, Épitre aux Philippiens, 3, 20-21 : « mais notre Cité à nous est dans les cieux d’où nous attendons ardemment comme sauveur, le Seigneur Jésus Christ, qui transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire, avec cette force qu’il a de pouvoir même se soumettre toute chose ») ou que l’exercice du pouvoir politique reflète un ordre providentiel caché, les ordres injustes et mauvais ayant un sens caché dans l’histoire du salut (saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre V, Chapitre XIX) ou encore que les hommes doivent subir les gouvernants injustes en raison de leur nature déchue (natura lapsa), le pouvoir dérivant du péché et non de l’autodétermination des hommes, la persistance du mal dans la nature humaine appelant la subordination politique. Ce dernier élément se retrouve chez Thomas d’Aquin (De Regno, Chapitre VI, § 7) pour lequel il faut ôter le péché, pour que cesse la plaie de la tyrannie (P. MOLNAR, « Saint Thomas d’Aquin et les traditions de la pensée politique », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 2002/1, t. 69, pp. 67-113), Calvin, Luther ou encore Bossuet (Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture Sainte, publiée en 1709 : « Les sujets n’ont à opposer à la violence des princes que des remontrances respectueuses, sans mutinerie et sans murmure, et des prières pour leur conversion » (in J. IMBERT, H. MOREL et R.-J. DUPUY, La pensée politique des origines à nos jours, P.U.F., 1969, p. 213).
([44]) La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (Art. 10 § 2) reconnaît un tel droit. La Cour EDH a fait de même (Bayatyan c. Arménie, Gr. Ch., 7 juillet 2011).
([45]) S. HENNETTE VAUCHEZ, « Un éléphant dans la pièce ? La liberté de l’enseignement comme régime d’accommodement de la religion », Titre VII, n°12, avril 2024 (dossier La liberté de l’enseignement).
([46]) Parfois trop loin, lorsque les religieux incitent à la haine envers des personnes en raison de leur identité sexuelle et, de ce fait, se voient opposés la clause d’interdiction de l’abus de droit inscrite de l’article 17 de la CEDH (Cour EDH, Lenis c. Grèce, déc. 31 août 2023, n°47833/20, §§ 53-56 : métropolite de l’Église orthodoxe condamné pour incitation à la haine et à la discrimination en raison d’un article homophobe publié sur son blog personnel alors que le Parlement grec s’apprêtait à débattre d’un projet de loi introduisant une union civile pour les couples homosexuels. Reproduit par de nombreux sites Internet, médias et réseaux sociaux, l’écrit litigieux décrivait l’homosexualité comme « un crime social » et « un péché », qualifiait les individus homosexuels de « lie de la société », de « tarés » et de « malades mentaux », et invitait les gens à cracher sur eux) (Cahiers Portalis. Revue française d’études et de débats juridiques, 2023/2, n°12, pp. 179-184, obs. M. LEVINET). Comme le relève Guy Haarscher, « les crispations identitaires à coloration religieuse sont, malgré les différences affichées, souvent curieusement similaires : refus de la science qui désenchante le monde religieux, refus d’accorder aux femmes un statut égal à celui des hommes, intolérance à la critique, refus de l’avortement, des droits des homosexuels, et de la liberté d’expression quand elle concerne la critique, parfois satirique et vigoureuse, des religions ou d’une religion particulière. » (« Liberté religieuse contre liberté d’expression ? Pressions de conformité et rhétorique politiquement correcte », Revue du droit des religions, 9/2020, p. 35).
([47]) La revendication du particularisme religieux peut se heurter à la considération du bien-être animal, comme c’est le cas à propos de la question de la légitimité de l’abattage rituel : selon une exigence propre aux religions musulmane et juive, l’abattage rituel [destiné à produire les viandes halal et casher] prévoit une mise à mort de l’animal sans étourdissement préalable (S. NADAUD, « Droits de l’homme et droits des animaux : la quadrature du cercle », Revue trimestrielle des droits de l’homme, n°126, 2021/1, pp. 355-374). Les textes au sein de l’Union européenne tiennent compte des exigences du bien-être des animaux comme êtres doués d’une sensibilité. La C.J.U.E. va dans ce sens (Gr. Ch., 17 décembre 2020, Consistoire Central Israélite de Belgique et a., aff. C-336/19, exigence d’étourdissement préalable à l’abattage des animaux, point 77 : le bien-être animal constitue « une valeur à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines attachent une importance accrue depuis un certain nombre d’années […] » (obs. C. MAUBERNARD et M. AFROUKH, Revue semestrielle de droit animalier, n° 2/2020 pp. 117-145 et 233-245). Saisie du même problème, la Cour EDH a conclu unanimement à la non-violation de l’article 9 de la CEDH (droit à la liberté de religion) (Executief van de Moslims van België et a. c. Belgique, 13 février 2024) : en adoptant les décrets litigieux [contestés par des organisations représentatives de communautés musulmanes ainsi que par des particuliers musulmans et juifs] qui ont eu pour effet d’interdire l’abattage des animaux sans étourdissement préalable dans les Régions flamande et wallonne, tout en prévoyant un étourdissement réversible pour l’abattage rituel [procédé censé garantir que l’animal ne meure pas des suites de l’étourdissement, mais jusqu’à présent largement refusé au sein des communautés juive et musulmane] et en laissant la possibilité aux personnes qui le souhaitent de consommer de la viande provenant d’autres lieux dans lesquels les animaux sont abattus sans étourdissement préalable, les autorités nationales n’ont pas outrepassé la marge d’appréciation dont elles disposaient en l’espèce. Elles ont pris une mesure qui est justifiée dans son principe et qui peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la protection du bien-être animal en tant qu’élément de la « morale publique » (l’arrêt relève au § 100 « l’importance croissante attachée à la protection du bien-être animal »). L’intérêt de cet arrêt est l’intégration inédite de la protection du bien-être animal au sein de la sauvegarde de la morale publique, notion évolutive par essence, alors même que le bien-être animal n’est pas protégé en tant que tel par la CEDH (§§ 90-102) (§ 95 : « la protection de la morale publique, à laquelle se réfère l’article 9 § 2 de la Convention, ne peut être comprise comme visant uniquement la protection de la dignité humaine dans les relations entre personnes. À cet égard, la Cour observe que la Convention ne se désintéresse pas de l’environnement dans lequel vivent les personnes qu’elle vise à protéger […], et en particulier des animaux dont la protection a déjà retenu l’attention de la Cour […]. Aussi la Convention ne pourrait-elle être interprétée comme promouvant l’assouvissement absolu des droits et libertés qu’elle consacre sans égard à la souffrance animale, au motif que la Convention reconnaît, aux termes de son article 1er, des droits et des libertés au profit des seules personnes »). La Cour EDH ne voit pas […] de raisons de contredire la CJUE […] et la Cour constitutionnelle [belge] […] qui ont estimé que la protection du bien-être animal constitue une valeur éthique à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines attachent une importance croissante et qu’il convient d’en tenir compte dans l’appréciation des restrictions apportées à la manifestation extérieure des convictions religieuses. » (§ 99). Pour autant, comme le confirme le § 121, « il n’a jamais été question, ni pour l’État belge, ni pour le juge européen, et le juge de l’Union avant lui, d’interdire l’abattage rituel ; il a toujours été question de déterminer comment faire en sorte que les animaux, qui nous nourrissent, souffrent le moins possible lors de cet abattage. » (M. AFROUKH et C. VIAL, « Abattage rituel : ‘La décision de la Cour européenne présente l’intérêt de protéger l’animal sans oublier le respect que l’on doit aux convictions religieuses’ », Le Monde des religions, 29 février 2024).
([48]) C. FOUREST, Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée, Grasset, 2020 ; J.-F. BRAUNSTEIN, La religion woke, Grasset, 2022.
([49]) G. HAARSCHER, Comme un loup dans la bergerie. Les libertés d’expression et de pensée au péril du politiquement correct, Cerf, 2016, spéc., pp. 49-78.
([50]) M. WIEVORKA, La différence. Identité culturelle : enjeux, débats et politiques, L’Aube, 2005 ; C. AUDARD, Qu’est-ce que le libéralisme ? Ethique, politique, société, Gallimard, 2009, Chapitre VIII (Egalité et différences : les défis du multiculturalisme), pp. 546-607 ; P. SAVIDAN, Le multiculturalisme, P.U.F., 2011 ; M. BOCK-CÔTE, Le multiculturalisme comme religion politique, Cerf, 2016.
([51]) B. MATHIEU, « Une démocratie ne peut être exclusivement fondée sur la promotion des droits individuels », in Mélanges Frédéric Sudre, LexisNexis, 2018, p. 457 : cette conception « tend à frapper d’impotence la nécessité d’interdire des pratiques contraires aux valeurs communes, au prétexte qu’elles sont conformes aux exigences d’un système de valeurs propre à une communauté. ».
([52]) Revue du droit des religions, n°7/2019 (Convictions religieuses et ajustements de la norme).
([53]) H. P. PALLARD, « Egalité et liberté entre libéralisme et libertarisme : la charia et le droit de la famille au Canada », in Mélanges Yadh Ben Achour, Op. Cit., pp. 385-403 ; M. MONTPETIT et S. BERNATCHEZ, « Le principe d’accommodement raisonnable en matière religieuse », Revue du droit des religions, n°7/2019, Op. Cit., pp. 13-40 (les auteurs traitent de l’obligation d’accommodement raisonnable au Canada afin de parvenir à une égalité réelle, obligation que les tribunaux ont assujetti au critère de raisonnabilité, et qui soulève de nombreuses difficultés et contestations).
([54]) Une conclusion comparable (déc. 16 mai 2014, Mikyas et a. c Belgique req., n°50681/20), vaut pour l’impossibilité, en tant qu’élèves, de porter le voile islamique dans leurs établissements scolaires secondaires à la suite de l’interdiction du port de signes convictionnels visibles dans l’enseignement officiel de la Communauté flamande. La Cour EDH rappelle opportunément la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales dans le domaine de la réglementation du port de signes convictionnels dans l’enseignement public. L’interdiction litigieuse visant à protéger les élèves contre toute forme de pression sociale et de prosélytisme, il importe de veiller à ce que, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, la manifestation par les élèves de leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires ne se transforme pas en un acte ostentatoire pouvant constituer une source de pression et d’exclusion. Par ailleurs, le juge européen réitère que le pluralisme et la démocratie doivent se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique (§ 76). La prohibition étant jugée proportionnée aux buts poursuivis (protection de l’ordre public et des droits et libertés d’autrui), la requête est manifestement mal fondée et donc irrecevable. Enfin, il faut saluer la relativisation bienvenue de la portée de la position critique du CDH et d’autres comités onusiens à l’égard du dispositif belge en la matière, soutenue par les tiers intervenants qui appellent le juge de Strasbourg à retenir « pour appréhender la question de la vulnérabilité des jeunes filles musulmanes, une approche intersectionnelle, c’est-à-dire une approche qui prenne en compte non seulement leur religion, mais aussi leur genre, leur âge et leur race. » (§ 52) : « En toute hypothèse, ces positions ne pourraient être déterminantes aux fins d’appréciation par la Cour de la compatibilité de l’interdiction litigieuse avec la Convention dont elle assure le respect […], d’autant qu’elle dispose d’une jurisprudence déjà fournie sur la question présentement en jeu […]. Quoi qu’il en soit, il n’a pas été établi que l’interdiction litigieuse ait été inspirée par une quelconque forme d’hostilité à l’égard des personnes de confession musulmane. » (§ 74).
([55]) J.C.P. G., 2014, 834, Obs. B. BONNET ; J.C.P. G., 574, Obs. H. LEVADE ; G. HAARSCHER et G. GONZALEZ, « Consécration jésuistique d’une exigence fondamentale de la civilité démocratique ? Le voile intégral sous le regard des juges de la Cour européenne », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2015, p. 119 et s. ; Revue de droit des religions, n°2/2016 (dossier sur La dissimulation de l’espace public), avec un article d’Anne Levade (pp. 29-45 : « La loi du 11 octobre 2010 au prisme du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel ») et une note réservée de Patrice Rolland (pp. 47-60) qui regrette, s’agissant d’une interdiction générale, une conception élargie de l’ordre public vienne neutraliser une absence de contrôle de la proportionnalité et que les principes de l’État de droit se soient ici inclinés devant la démocratie.
([56]) Même conclusion pour la loi belge du 11 juillet 2011 (Belcacemi et Oussar c. Belgique, 11 juillet 2017 : la restriction litigieuse visait à garantir les conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la protection des droits et libertés d’autrui et qu’elle pouvait passer pour nécessaire, dans une société démocratique ; la Cour précise que, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux. Ainsi, en adoptant les dispositions litigieuses, l’État belge avait entendu répondre à une pratique qu’il jugeait incompatible, dans la société belge, avec les modalités de communication sociale et plus généralement l’établissement de rapports humains indispensables à la vie en société. Il s’agissait de protéger une modalité d’interaction entre les individus essentielle, pour l’État, au fonctionnement d’une société démocratique).
([57]) L’interdiction du voile intégral dans l’espace public n’a pas été appréhendée de la même façon par le Comité des droits des Nations Unies (cité infra : CDH) qui y a vu une violation des articles 18 (liberté de manifester sa religion) et 25 (interdiction des discriminations) du PIDCP (17 juillet 2018, Sonia Yaker c. France, Comm. n°2747/2016 et 2807/2016, CCPR/C/123/D/2747/2016 ; 17 juillet 2018, Miriana Hebbadj c. France (Comm., n°2807/2016, CCPR/C/D/2807/2017). Il est quelque peu irresponsable (contra : G. GONZALEZ, « Les constatations du Comité des droits de l’homme des Nations Unies en 2018 relatives à la liberté de religion en France », Revue du droit des religions, 9/2020, pp. 115-187) de voir le CDH – organe non juridictionnel ne rendant que de simples constatations non contraignantes –, dans le contexte de la montée des communautarismes et alors que – outre la prise en compte des impératifs de sécurité publique, de risques de fraude identitaire dans un contexte marqué par la montée en puissance du terrorisme notamment en France – la loi litigieuse qui se réclame d’un choix de société (i.e. les valeurs républicaines françaises), bien aperçu par la Cour EDH (arrêt S.A.S. précité, § 153) a été adoptée à l’unanimité des suffrages exprimés moins un, rendre une opinion purement idéologique en perdant de vue le caractère essentiel du critère du « vivre ensemble » dans la société démocratique (lequel l’emporte sur les risques réels de marginalisation des intéressées), ainsi que la marge d’appréciation du politique, justement prise en compte tant par le Conseil constitutionnel que par la Cour de Strasbourg. Selon le CDH, « le port du niqab ou de la burqa correspond au port d’un vêtement relevant d’une coutume d’une frange de la religion musulmane. Il s’agit d’un acte motivé par une croyance religieuse […] quand bien même le port du niqab ou de la burqa ne relève pas d’une prescription religieuse commune à l’ensemble des musulmans pratiquants (§ 3.2). L’Etat défendeur faisait légitimement valoir que « l’espace public est le lieu par excellence de la vie sociale où la personne est amenée à entrer en relation avec d’autres. Or, dans cette interaction, le visage joue un rôle éminent du moment où c’est la partie du corps « où se reconnaît l’humanité de l’individu partagée avec son interlocuteur ». Montrer son visage marque non seulement l’acceptation d’être identifié par son interlocuteur en tant qu’individu, mais aussi celle de ne pas lui dissimuler de manière déloyale l’état d’esprit dans lequel la relation est abordée, s’agissant donc d’une manifestation du minimum de confiance indispensable à la vie en commun dans une société égalitaire et ouverte comme la société française. ». De ce fait, « [l]a dissimulation du visage empêche l’identification de la personne, est de nature à altérer l’interaction entre les individus et à porter atteinte aux conditions permettant de vivre ensemble dans la diversité. » (§ 7.7). A cela, le CDH répond curieusement, sans aucune réelle démonstration, que « le concept du ‘vivre ensemble’ est très vague et abstrait », ajoutant que « [l]État partie n’a défini aucun droit fondamental ou liberté concrète d’autrui qui seraient affectés par le fait que certaines personnes évoluent dans l’espace public avec le visage couvert, notamment des femmes portant le voile intégral. (§ 8.10) et, eu égard au texte de la loi, au débat ayant précédé son adoption et à sa mise en œuvre, que « la loi est appliquée principalement au voile islamique intégral, qui est une forme d’observation des pratiques religieuses et d’identification pour une minorité de femmes musulmanes. ». Il est heureux que dans son opinion dissidente, Yadh Ben Achour soit venu rappeler au sens des réalités le CDH dont il est alors membre en lui rappelant un certain nombre d’évidences : § 3 (« en soi, le niqab est un symbole de stigmatisation et d’infériorisation des femmes, par conséquent contraire à l’ordre républicain et à l’égalité des genres dans l’Etat partie, mais également à l’article 2 et à l’article 26 du Pacte. Les défenseurs du niqab enferment la femme dans son statut biologique primaire de femelle, objet sexuel, chair sans esprit ni raison, responsable potentiel du désordre cosmique et du désordre moral, et qui doit donc se rendre invisible au regard masculin et être pour cela quasiment interdite d’espace public) ; § 5 (« les constatations du Comité n’expliquent pas cette mystérieuse transfiguration d’une coutume en une obligation religieuse à caractère cultuel, au sens de l’article 18 du Pacte. En vérité, le port du niqab ou de la burqa est une coutume suivie dans certains pays dits « musulmans » qui, par l’effet de l’islamisme politique et des tendances rigoristes, a été artificiellement raccrochée à certains versets du Coran, notamment les versets 31 de la sourate de La Lumière et le verset 59 de la sourate des Coalisés. Pourtant, les savants les plus autorisés de l’islam ne reconnaissent pas la dissimulation du visage comme une obligation religieuse.) ; § 6 (« Il en est ainsi de la polygamie, de l’excision, de l’inégalité successorale, de la répudiation, du droit du mari de corriger sa femme, du lévirat, du sororat, qui constituent, pour tous ceux qui les pratiquent, autant d’obligations religieuses ou de rites, au même degré que le port du voile intégral pour ses adeptes. Pourtant, le Comité a toujours estimé que ce genre de pratiques était contraire aux dispositions du Pacte et a demandé constamment aux Etats de les abolir. N’est-il pas contradictoire de juger, dans un cas, que l’interdiction de l’une de ces pratiques attentatoires à l’égalité citoyenne et à la dignité de la femme est contraire au Pacte, et de juger, dans un autre cas, que ces pratiques sont protégées par l’article 18 ? ») ; § 7 (« Les constatations du Comité oublient malheureusement que le droit fondamental atteint dans ce cas, n’est ni celui de quelques individus, ni de quelque groupe que ce soit, mais le droit de la société tout entière à reconnaître les siens, à travers les signatures de leurs visages qui est en même temps le signe de leur sociabilité, voire de leur humanité. Contrairement à ce qu’affirment les constatations, la notion de vivre ensemble n’est ni vague, ni abstraite. Elle est précise et concrète. Elle est fondée sur une idée très simple que la société démocratique ne peut fonctionner qu’à visage découvert. Plus généralement, comme je l’ai déjà indiqué, la communication humaine primordiale, avant tout autre langage, passe par le visage. Dissimuler totalement et en permanence son visage dans l’espace public, particulièrement dans un contexte démocratique, c’est renier sa propre sociabilité et rompre le lien avec ses semblables. Interdire et pénaliser par une simple amende le port du foulard intégral par la loi n’est, de ce fait, ni excessif, ni disproportionné. Sur ce plan, il n’y a nulle comparaison à établir entre le hijab et le niqab. Ce sont deux questions différentes par nature. »). Adde : Y. BEN ACHOUR, La question islamique devant le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies, Pédone, 2022 (le texte de son opinion dissidente in Annexes, pp. 104-106). Pour une analyse comparée des positions divergentes de la Cour EDH et du CDH, mettant en avant les éthiques différentes du jugement susceptibles de les expliquer : O. DE FROUVILLE, « Le jugement cosmopolitique : réflexions sur l’éthique de la pratique juridictionnelle : A propos des ‘affaires du niqab’ devant la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité des droits de l’homme des Nations Unies », in V. ZUBER, E. DECAUX et A. BOZA (dir.), Histoire et postérité de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Nouvelles approches, Presses Universitaires de Rennes, 2022, pp. 179-201.
([58]) M. FATIN-ROUGE STEFANINI et X. PHILIPPE, « Le Conseil constitutionnel face à la loi anti Burqa : entre garantie des droits fondamentaux, sauvegarde de l’ordre public et stratégie politique », Revue Française de Droit Constitutionnel, 2011, pp. 548-560 ; F. SAINT-BONNET, « La citoyenneté, fondement démocratique de la loi anti-burqa », Jus Politicum, n°7, mai 2012 ; P. ROLLAND, « L’ordre public à l’épreuve de la liberté religieuse. Réflexions autour d’un débat », Revue du droit des religions, 9/2020, pp. 41-57. Adde : D. LACORNE, Les frontières de la tolérance, Gallimard, 2016 ; M.-O. PEYROUX-SISSOKO, L’ordre public immatériel en droit public français, L.G.D.J., 2018 ; N. CHIFFLOT, « Une fiction dangereuse. Pour en finir avec l’ordre public ‘matériel’ », in Mélanges Patrick Wachsmann, Dalloz, 2021, pp. 157-176.
([59]) Voy., à cet égard, les positions de Jürgen Habermas (« Op. Cit. »). Adde : P. GERARD, L’esprit des droits. Philosophie des droits de l’homme, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2007 (pp. 105-115) et la contribution de Dominique Rousseau (« Religion et espace public dans la pensée de J. Habermas ») lors de la présente journée d’études qui rappelle que, dans le dernier état de sa pensée, si le philosophe politique allemand appelle à tenir compte dans le débat public des assertions produites par les croyants, il demeure nécessaire – seule garantie de la possibilité de l’échange argumentatif, de l’exercice public de la raison – que celles-ci usent d’un langage audible par les non-croyants, sans remettre en question la primauté des raisons séculières. Habermas « situe le fondement des normes morales dans une ‘éthique de la discussion’ », à savoir « un principe procédural de discussion » (le recours à une « raison communicationnelle ») qui détermine leur validité (J.-C. BILLIER et A. MARYOLI, Histoire de la philosophie du droit, A. Colin, 2001, p. 291). La délibération publique est « le cœur de la démocratie délibérative », laquelle suppose que toutes les personnes concernées – qui doivent partager une « culture libérale commune » (égalité fondamentale de tous les êtres humains, recherche de l’entente comme « bien suprême ») – « échangent des arguments à propos de questions appelant une action publique jusqu’à ce qu’un consensus soit atteint au sujet de ce qu’il convient de faire » (L. LEMASSON, « La démocratie radicale de Jürgen Habermas. Entre socialisme et anarchie », Revue française de science politique, 2008/1, 58, p. 64). Adde : G. TIMSIT, « L’invention de la légitimité procédurale », in Mélanges Jean-Paul Costa, Dalloz, 2011, pp. 635-648 ; B. MELKEVIK, Habermas, légalité et légitimité, Presses de l’Université Laval, 2012.
([60]) Ces « règles de validité de la communication » sont rappelées par Paul Ricoeur lors d’une conférence donnée au Collège Universitaire Français de Moscou, le 1er avril 1996 : « (C)hacun a un droit égal à la parole ; il a le devoir de donner son meilleur argument à qui le demande ; il doit écouter avec un préjugé favorable l’argument de l’autre ; enfin – peut-être surtout – les antagonistes d’une argumentation réglée doivent avoir pour horizon commun l’entente, le consensus. L’éthique de la discussion est ainsi placée sous l’horizon d’une utopie de la parole partagée, fonctionnant comme l’idée régulatrice d’une discussion ouverte, sans limite et sans entrave. Sans la présupposition de ce consensus exigible, il ne peut être question de vérité dans l’ordre pratique » (« L’universel et l’historique », Magazine littéraire, septembre 2000, p. 39).
([61]) Dans ce sens, la forte analyse de Jean-Marc Ferry : « Face à la tension, entre droits de l’homme et religion, quelle éthique universelle ? Réflexions sur un au-delà problématique de la laïcité », Recherches de Science Religieuse, 2007/1, t. 95, pp. 61-74. Toutefois, l’auteur rappelle les conditions d’un tel échange : que les religions « n’apportent aucune réponse infaillible commençant par ‘Dieu dit que… ‘. Sortie du temple, de la synagogue, de l’église ou de la mosquée, la parole de Dieu n’est plus que celle d’hommes et de femmes qui prétendent l’énoncer. Dans un tel espace, où la religion elle-même participerait de l’usage public de la raison, toutes les communautés ont l’agnosticisme en partage […]. » (p. 73). Autrement dit – la précision est capitale –, que les religions s’inscrivent dans le cadre de l’éthique procédurale de la discussion « en l’acceptant dans ses implications faillibilistes, et avec ses présupposés logiques qu’expriment les postulations d’égale autorité des propos, d’égale compétence des locuteurs, d’égale liberté des prises de parole, d’égale authenticité des prises de position, ainsi que l’ouverture principielle du débat aux contestations exogènes. » (p. 72).
([62]) Comme le rappelle justement Catherine Audard, « [s]eul un islam modéré et ‘libéral’ pourrait s’intégrer et nous en sommes loin. » (Op. Cit., p. 608). Sur cette question : D. AVON, « Islam et pensée critique en contexte arabe. Explorations et obstacles au XXe siècle », in Dominique Avon. « Liberté et blasphème. Chassé-croisé centré sur le monde européen et le monde arabe (années 1980-années 2010) ». Droit et religions. Annuaire, 2013, vol. 7, p. 357-370. ⟨hal-03262947⟩. L’auteur se réfère à quinze ouvrages publiés durant ce siècle par des intellectuels, culturellement ou confessionnellement liés à l’islam, qui ont exercé librement leur pensée sur des sources musulmanes, notamment à Ali Abderraziq, Taha Husayn, Mohammed Taha (exécuté au Soudan en 1985), Farag Foda (assassiné au Caire en 1992 par des extrémistes islamistes) et Naṣr Ḥamid Zayd).
([63]) P. DUCOULOMBIER, Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2010 ; L. POTVIN-SOLIS (dir.), La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens, Bruylant, 2012 ; F. SUDRE (dir.), Les conflits de droits dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Anthémis, 2014.
([64]) La vérité dont il est question en religion peut-elle faire l’objet d’une vérification ? Voy., : J. GRONDIN (« La religion comme expérience de vérité », Cités, 2015/2, n°62 (Y a-t-il du vrai dans les religions ?), pp. 63-74) qui rappelle les prétentions relatives à la vérité présentes dans les religions monothéistes. Ainsi, s’agissant du christianisme, l’Évangile de Jean présentant Jésus comme le chemin, la vérité et la vie (14, 6 : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. »). La possession de la vérité venue de Dieu dispose d’une fonction libératrice (Jean 8, 31-32 : « Jésus disait à ceux des Juifs qui croyaient en lui : ‘Si vous demeurez fidèles à ma parole, vous êtes vraiment mes disciples’ ; alors vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. »), dans la mesure où « [l]a religion incarne […] une expérience de vérité pour ceux qui se tiennent en elle. » (J. GRONDIN, « Op. Cit. », p. 67).
([65]) Y.-C. ZARKA, « Éditorial. Les religions et la question de la vérité », Cités, Op. Cit., pp. 3-4. Un bref regard sur l’histoire de l’humanité suffit pour attester de la justesse de ce dernier propos.
([66]) Y. BEN ACHOUR, « Les droits fondamentaux entre l’universalité et les spécificités culturelles et religieuses », in H. PALLARD et S. TZITZIS (dir.), Droits fondamentaux et spécificités culturelles, L’Harmattan, 1997, pp. 81-94.
([67]) « Liberté et vérité. Remarques sur l’État moderne et la religion », Cités, 2015/2, Op. Cit., pp. 19-20.
([68]) Plaidoyer pour l’universel. Fonder l’humanisme, Fayard, 2021, Introduction, p. 12.
([69]) M. LEVINET, « La référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme dans les instruments internationaux relatifs aux droits et libertés », in La Déclaration universelle des droits de l’homme a-t-elle encore un sens ? (Aspects. Revue d’études francophones sur l’Etat de droit et la démocratie, 2008, pp. 83-99).
([70]) F. RIGAUX, « Les fondements philosophiques des droits de l’homme », Revue Trimestrielle des Droits de l’Homme., 2007, pp. 307-349.
([71]) Trois défis pour un droit mondial, Le Seuil, 1998, pp. 25-26. Adde : C. DELSOL, Le crépuscule de l’universel, Cerf, 2020.
([72]) J.-M. CROUZATIER, « Avatars de Manou. Les résistances culturelles à la réception des droits de l’Homme dans les sociétés asiatiques », in Mélanges Jacques Mourgeon, Bruylant, 1998, p. 358. Effectué il y a vingt-cinq ans, ce constat n’a rien perdu de sa pertinence.
([73]) . JILANI, « La défense des droits de l’homme : le point de vue asiatique », in Tous concernés. L’effectivité de la protection des droits de l’homme 50 ans après la Déclaration universelle, Editions du Conseil de l’Europe, 1998, pp. 41-44. La même observation critique vaut pour le revival confucéen en Chine communiste (A. CHENG : « Le mythe d’une Chine confucianisée », Le Monde, 7 novembre 2000, p. 18 et « Rencontre avec Anne Cheng. La pensée chinoise par-delà les fantasmes », Sciences Humaines, n°207 bis, septembre 2009, pp. 10-13).
([74]) K. FRIEDRICHS, I. FISCHER-SCHREIBER, F.-K. EHRHARD, M. S. DIENER, Dictionnaire de la sagesse orientale. Bouddhisme, Hindouisme, Taoïsme, Zen, traduit de l’Allemand, Robert Laffont, 1989. Pour autant, s’agissant par exemple du confucianisme, « n’étant plus une tradition vivante, il ouvre la voie à toutes les interprétations politiques » (J. CHAN, « Arrêt sur les droits de l’homme en Chine. Entretiens entre Daniel Bell et Joseph Chan », Hong Kong, mai 2001, Raisons politiques, 2001/3, pp. 87-100).
([75]) Voy., dans l’hindouisme, le concept central de Dharma, mot qui « signifie religion, loi, mérite moral, rectitude, bonnes œuvres, code de conduite ; ce qui est conforme à l’ordre, à la loi, au devoir, à la justice, dans leur plus haute acception. Cette notion, très large et complexe, est fondamentale dans la pensée hindoue. » (Les 108 Upanishads, traduction et présentation par M. BUTTEX, Ed. Dervy, 2012, Glossaire, p. 1165).
([76]) O. DE SCHUTTER, « Universalité des Droits humains et mondialisation : la question des ‘valeurs asiatiques’ », in T. MARRES et P. SERVAIS (eds.), Droits humains et valeurs asiatiques. Un dialogue possible ?, Bruylant-Academica, 2002, pp. 23-49 ; D. A. BELL, Beyond Liberal Democracy, Political Thinking for an East Asian Press, Princeton University Press, 2006 ; C. JOACHIM, « Le cas de l’Asie : variations sur le thème des ASIAN VALUES », in C. LAGEOT et J.-J. SUEUR (dir.), Culture(s) et Libertés). Des sols pour un droit comparé des libertés, L.G.D.J., 2023, pp. 41-49. Valorisant une approche consensuelle et communautaire donnant la priorité à l’ordre social (rejet de l’individualisme, culte de l’autorité), elles ont été revendiquées par revendiqué par le Premier ministre de Singapour Lee Kuan Yew et le Premier ministre malais Mohamed Mahathir, puis par les dirigeants chinois. L’une de ses premières manifestations est intervenue à l’occasion des conférences préparatoires au Sommet mondial sur les droits de l’homme organisé à Vienne au mois de juin 1993, avec la Déclaration de Bangkok, adoptée le 2 avril 1993 lors de la conférence préparatoire pour l’Asie, qui, tout en affirmant le soutien des Etats participants à la DUDH, insiste fermement sur le fait que « la promotion des droits de l’homme devrait être envisagée à travers la coopération et le consensus, et non la confrontation et l’imposition de valeurs incompatibles ».
([77]) V. ZUBER, L’origine religieuse des droits de l’homme. Le christianisme face aux libertés modernes (XVIIIe-XXIe siècles), Labor et Fides, 2017 (Chapitre 3, Le christianisme et les droits de l’homme, histoire d’une réappropriation, p. 185 et s.).
([78]) P. MARAVAL, « La théologie politique de l’Empire chrétien », in Les premiers temps de l’Église (textes présentés par M.-F. BASLEZ), Gallimard, 2004, pp. 639-645. Jacques Ellul (La subversion du christianisme, La Table Ronde, 2001) pointe le totalitarisme chrétien issu de « la visée que le Monde entier doit former une unité puisque Dieu est Total et Un, et que cette unité ne peut être assurée que par la christianisation. » ; « On est effrayé de la facilité avec laquelle l’Eglise va accepter cela. Devenue persécutrice à peine sortie elle-même de la persécution. » (pp. 77 et 193).
([79]) Pie VI, bref Quod Aliquandum, mars 1791 (« La liberté de pensée, d’écrire et d’imprimer sur la religion tout ce qu’on veut sont des principes insensés » (« il est vrai que « les droits de l’homme ont alors [dans la Déclaration française de 1789] largement été promus afin de libérer la société de son ancienne religiosité. » (G. PUPPINCK, « Blasphémer : un droit de l’homme ? » in C. BURGUN et L. DANTO (dir.), Le blasphème. Le retour d’une question juridique oubliée entre droits sacrés et droits civils, Artège Lethielleux, 2020, p. 73)) ; « Le pouvoir ne dérive pas tant d’un contrat social que de Dieu même, garant du Bien et du Juste ») ; Grégoire XVI, Encyclique Mirari Vos, 1832 (« De cette source empoisonnée de l’indifférentisme, découle cette maxime fausse et absurde ou plutôt ce délire : qu’on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience […] la liberté de la presse, liberté la plus funeste, liberté exécrable, pour laquelle on n’aura jamais assez d’horreur et que certains hommes osent avec tant de bruit et tant d’insistance, demander et étendre partout. ») ; Pie IX, Syllabus, 1864 (§ X, Erreurs qui se rapportent au libéralisme moderne), condamnant les principes du libéralisme politique.
([80]) M. LEVINET, Réfléchir sur les droits et libertés, Bruxelles, Anthémis, 2021, pp. 330-340 ; P. ROLLAND, « Les catholiques et les libertés républicaines », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2016/1, n°34, pp. 37-55. Il faut néanmoins rappeler le rôle substantiel joué par le réformisme protestant dans « l’invention de l’individualité moderne », notamment le caractère inviolable de la conscience, le droit absolu à la liberté religieuse, la force de la foi pour assurer le salut qui confronte directement au divin, chez l’être humain qui, dégagé du cosmos traditionnel, s’engage dans la transformation et la domination de la nature grâce à son travail, à s’enrichir grâce à sa diligence, ses facultés intellectuelles, ses connaissances scientifiques et techniques (C. AUDARD, Op. Cit., pp. 45-48). « La Réforme remettra l’individu au centre de la conception de la société et de la religion, faisant de lui un sujet autonome pratiquant seul la lecture de l’écriture sainte, sans cependant l’émanciper de la soumission à Dieu. Ce n’est que dans un cadre où la notion de l’individu, sujet de droit, se dégage de toute référence à la foi et à la religion que le concept pur de droits de l’homme pourra véritablement émerger » (C. SÄGESSER, « Les droits de l’homme », Bruxelles, Dossiers du CRISP, 2009/2, n°73, Bruxelles, p. 12). Pour autant, Luther, par exemple, n’a pas manqué d’appuyer en son temps la répression des mouvements religieux contestataires.
([81]) Le point de départ est le propos de Paul de Tarse (Épitre aux Romains, XIII, 1-4) : « 1. Que chacun soit soumis aux autorités supérieures, car il n’y a d’autorité qu’en dépendance de Dieu, et celles qui existent sont établies sous la dépendance de Dieu ; 2. si bien qu’en se dressant contre l’autorité, on est contre l’ordre des choses établi par Dieu, et en prenant cette position, on attire sur soi le jugement. 3. En effet, ceux qui dirigent ne sont pas à craindre quand on agit bien, mais quand on agit mal. Si tu ne veux pas avoir à craindre l’autorité, fais ce qui est bien, et tu recevras d’elle des éloges. 4. Car elle est au service de Dieu pour t’inciter au bien ; mais si tu fais le mal, alors, vis dans la crainte. En effet, ce n’est pas pour rien que l’autorité détient le glaive. Car elle est au service de Dieu : en faisant justice, elle montre la colère de Dieu envers celui qui fait le mal. ». Voilà un texte problématique (qu’est-ce qui émane de Dieu ? Le seul principe du pouvoir ou également ses modalités d’exercice ? La résistance à l’autorité équivaut-elle à une résistance à Dieu ?) qui a longtemps servi de support à un discours de soumission à l’autorité établie. On le retrouve chez Bossuet qui « donne à la doctrine absolutiste sa forme la plus achevée dans une sorte de cours destiné à son élève, et rédigé entre 1670 et 1679 : La politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte. […] le roi reçoit son pouvoir directement de Dieu, sans l’intermédiaire du peuple. Dieu lui-même a choisi la dynastie qui gouverne la France […] [en] découle l’affirmation que la monarchie française est une monarchie pure de tout alliage, de tout mélange avec d’autres formes de gouvernement, aristocratiques ou populaires. Les sujets sont […] privés de tout droit de contrôle envers le roi. Ils sont soumis au roi comme ils doivent l’être à Dieu, dont il est le lieutenant sur terre. » (J. BOUVERESSE, « Le règne de Louis XIV, ou la rupture définitive entre la société française et la monarchie », Les Annales de droit, 10/2016, p. 81).
([82]) Distinct de la pensée d’Augustin et développé à partir de Grégoire le Grand, l’augustinisme politique a prôné la thèse de la subordination du pouvoir temporel au pouvoir spirituel (pouvoirs délégués par Dieu, les souverains temporels ne sont que des souverains dérivés), présente chez saint Ambroise, le Pape étant en quelque sorte le verus imperator. Elle s’amplifie avec Grégoire VII et Bernard de Clairvaux (1148, De Consideratione), l’une des principales personnalités de l’Occident chrétien, qui prêche en 1146 la Deuxième croisade, conseille les papes et légitime la théorie des deux glaives (l’un, l’épée matérielle, tirée « pour l’Église » ; l’autre tirée « par l’Église ») impliquant que les rois ne disposent du glaive temporel que pour l’intérêt de l’Église et selon les ordres du pape. Cette prétention totalitaire va créer les conditions de l’institution d’une Église triomphale mais aucunement respectueuse de la liberté. Alexandre III, Innocent III, Innocent IV et Boniface VIII amplifieront la revendication en prétendant, qu’outre la possible excommunication des princes temporels, ils sont autorisés à inciter leurs sujets à se révolter contre eux. La bulle de Boniface VIII, Unam sanctam (1302) illustre clairement cette vision absolutiste – triomphe de la théocratie pontificale – qui plaide au nom d’une Église unique dotée d’un corps et d’une tête, à savoir le Christ dont le vicaire est Pierre et le successeur de Pierre, soit le Pape : « Il est de nécessité de salut de croire que toute créature humaine est soumise au pontife romain : nous le déclarons, l’énonçons et le définissons. ».
([83]) S’agissant de l’islam : D. AVON (« Hommes de religion, femmes, féminisme », Annuaire de l’École pratique des hautes études. Section des sciences religieuses, 2022, t. 129, pp. 499-508) qui sollicite deux penseurs hétérodoxes à l’égard de la théologie fondant la soumission des femmes : l’égyptien Qâsim Âsim (L’émancipation de la femme, 1897 ; La nouvelle femme, 1900) et le tunisien Tahir Al-Haddâd (La femme dans la shari’a et la société, 1930), également cités par deux historiennes tunisiennes s’interrogeant sur l’échec de la vision libérale sur les femmes dans les sociétés arabo-musulmanes : S. BESSIS, Les Arabes, les femmes, la liberté, Albin Michel, 2007 ; L. LAKHDHAR, Les femmes au miroir de l’orthodoxie islamique, l’Aube, 2007. Pour autant, ces deux réformistes « innocentent la loi révélée. Ce statut inférieur [celui des femmes], inacceptable aux yeux des normes de la civilisation moderne, s’explique aussi bien par les conditions sociales, les circonstances particulières de l’évolution historique, le despotisme dans la cité et dans la famille, que par le gel et la stagnation de la pensée religieuse. Il faut donc revenir à l’esprit de l’islam, plutôt que de s’attacher à sa lettre. Et dans le cas où les textes seraient contradictoires, il faut alors préférer le texte égalitaire au texte discriminatoire. » (Y. BEN ACHOUR, Aux fondements de l’orthodoxie sunnite, P.U.F., 2008, pp. 233-234).
([84]) Voy., M. LEVINET, Op. Cit, pp. 71-77. Fondée sur une interprétation erronée de la création de l’être humain (Voy., l’analyse lumineuse du théologien belge A. WENIN : D’Adam à Abraham, ou les errances de l’humain, Cerf, 2007, pp. 78-86), ainsi que sur le discrédit jeté sur Ève, tentatrice à l’origine de l’expulsion du Paradis, cause et source de tous les maux (Bossuet : « Les femmes n’ont qu’à se souvenir de leur origine, et sans trop vanter leur délicatesse songer après tout qu’elles viennent d’un os surnuméraire où il n’y avait de beauté que celle que Dieu y voulut mettre. » (Elévations à Dieu sur les mystères de la religion chrétienne, Ve semaine, IIe Elévation, Paris, Charpentier Libraire-Editeur, 1845, p. 84 / réédition Classiques Garnier, 2014), présente chez saint Paul (Première Epître aux Corinthiens, Chapitre VII), marqué par la culture patriarcale de son temps, accusé de façon récurrente d’antiféminisme non sans quelque anhistorisme (D. MARGUERAT, Paul de Tarse. Un homme aux prises avec Dieu, Ed. du Moulin, 1999, pp. 44-45 et 54) qui, à l’opposé du judaïsme valorisant mariage et procréation, prône l’idéal de la chasteté et de la virginité (A. HOUZIAUX, « L’idéal de chasteté dès les débuts du christianisme, pourquoi ? », Études théologiques et religieuses, 2008/1, pp. 73-103 ; P. BROWN, Le renoncement à la chair : virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Gallimard, 1995), cette vision dévalorisante de la femme a connu l’un de ses points d’orgue avec Tertullien (155 env.-225 env.) (La toilette des femmes : « Tu enfantes dans les douleurs et les angoisses, femme ; tu subis l’attirance de ton mari et il est ton maître. Ignores-tu qu’Ève […] C’est toi la porte du diable […] la première qui as déserté la loi divine ; qui as circonvenu celui auquel le diable n’a pu s’attaquer […] qui es venue à bout si aisément de l’homme, l’image de ton Dieu », in H. LEGRAND, « Les femmes sont-elles à l’image de Dieu de la même manière que les hommes ? Sondages dans les énoncés de quelques pères grecs », Nouvelle Revue Théologique, 2006/2, t.128, p. 219) et Odon, deuxième Abbé de Cluny (mort en 942), qui pousse fort haut la crainte et le mépris : « La beauté corporelle des femmes réside seulement dans la peau. Car si les hommes voyaient ce qui est en-dessous de la peau, dotés comme les lynx de Béotie de la capacité de distinguer les parties internes, la vue des femmes leur donnerait la nausée : cette grâce consiste en mucosité, en sang, en humeur et en bile. Si quelqu’un considérait en effet ce qui se cache à l’intérieur des narines, de la gorge et du ventre, il trouverait partout de la saleté. Et si nous répugnons à toucher même du bout du doigt de la mucosité ou de l’excrément, comment désirons-nous étreindre le sac d’excréments (stercoris saccus) lui-même ? » (in A. GALONNIER, Stercoris saccus : la représentation de la femme comme corps adjuvant et transgressif dans la pensée chrétienne à la basse Antiquité et au Moyen Âge. 2018. ffhal-01494143v3f.). On la retrouve chez saint Augustin, notamment dans ses Soliloques : « il n’est rien que je sois aussi résolu à éviter que les relations avec une femme ; il n’est rien, je le sens, qui dégrade davantage de toute haute pensée l’intelligence virile que les caresses de la femme, que ce contact des corps sans lequel il est impossible de posséder une épouse. » (Payot § Rivages, 2010, p. 53).
([85]) A.-M. PELLETIER, Le christianisme et les femmes. Vingt siècles d’histoire, Cerf, 2001 ; E. MARTINI (dir.), La Femme, ce qu’en disent les religions, Ed. de l’Atelier, 2002 ; Mathilde Dubesset, « Femmes et religions, entre soumission et espace pour s’exprimer et agir, un regard d’historienne », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Colloques, consulté le 27 janvier 2024. URL : http://journals.openedition.org/nuevomundo/34383.
([86]) M. GARRIGUES, « La ‘nature du droit’, fondement des droits de l’homme selon la doctrine catholique », Droits, n°2, 1985, pp. 45-59. Comme le rappelle Jacques Ellul, « [l]’Église ne peut pas reconnaître un droit autonome qui n’aurait pas en Dieu son fondement et sa fin […] L’Église sait que seule la justice divine révélée en Jésus-Christ est efficace et opérante » (Le fondement théologique du droit, Ed. Delachaux et Niestlé, 1946, réédition Dalloz, 2008, p. 104).
([87]) De même pour Pie XI (1937, Avec une brûlante inquiétude, Lettre encyclique sur la situation de l’Eglise Catholique dans l’Empire Allemand : « l’homme, en tant que personne, possède des droits qu’il tient de Dieu ») et Pie XII (Radio-message de Noël, 24 décembre 1944 : le pape y tient un propos ouvert envers la démocratie sous réserve qu’elle soit « fondée sur les principes immuables de la loi naturelle et des vérités révélées », sur l’homme tourné vers Dieu).
([88]) Radio-message du 24 décembre 1942 : « Au nombre des théories néfastes, il faut compter le positivisme juridique qui attribue une trompeuse majesté à l’émanation de lois purement humaines et fraye la voie à une funeste dissociation de la loi d’avec la moralité ».
([89]) De même Benoît XVI, Message pour la célébration de la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2007, La personne humaine, cœur de la paix, § 6 : c’est « parce qu’il est créé à l’image de Dieu, [que] l’individu humain possède la dignité de personne » (§ 2) ; les droits fondamentaux renvoient donc à « la dignité de tout être humain, dont la nature reflète l’image du Créateur » (§ 4).
([90]) Jean-Paul II s’adressant aux juges de Strasbourg, le 8 octobre 1988 : « Il est vrai que bien des dérives se sont produites, et les chrétiens savent qu’ils y ont leur part. La personne humaine comme sujet unique de droits et de devoirs a laissé place à l’individu, prisonnier des égoïsmes et se considérant lui-même comme sa propre fin ».
([91]) « La notion du politique, concept-clé de l’œuvre constitutionnelle d’Ernst-Wolfgang Böckenförde », Jus Politicum, n°24, mai 2020, pp. 27-28.
([92]) M. AFROUKH (dir.), L’islam en droit international des droits de l’homme, Institut universitaire Varenne, 2019.
([93]) Ainsi, à propos du débat récurrent sur le voile, Yadh Ben Achour, sollicitant les sourates 24 (verset 30 : « Dis aux croyants de baisser les yeux et d’être chastes. Ce sera plus pur pour eux […] ; verset 31 : « Dis aux croyantes : de baisser leurs regards, d’être chastes, de ne montrer que l’extérieur de leurs atours, de rabattre leurs voiles sur leurs poitrines […]. » et 33 (verset 59 : « Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles : c’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées […] ») du Coran, rappelle que « le port du voile dit ‘islamique’ a pour origine une interprétation littérale, totalement décontextualisée, d’un certain nombre de versets coraniques incitant les hommes et les femmes à la pudeur, pudeur qui ne pouvait être ordonnée qu’eu égard aux institutions sociales et aux modes vestimentaires de l’époque » (La deuxième Fâtiha. L’islam et la pensée des droits de l’homme, P.U.F., 2011, p. 124). Ainsi que l’écrit Jacques Berque (Le Coran. Essai de traduction, Albin Michel, 2e éd., 1995, p. 375), le verset 31 semble viser la seule exhibition provocante (« Dis aux croyantes de baisser les yeux et de contenir leur sexe ; de ne pas faire montre de leurs agréments, sauf ce qui en émerge, de rabattre leur fichu sur les échancrures de leur vêtement. […] « Par-dessus-tout, repentez-vous envers Dieu, vous tous les croyants, dans l’espoir d’être triomphants. ». Adde : F. ZOUARI, Le voile islamique. Histoire et actualité, du Coran à l’affaire du foulard, Ed. Favre, 2002 ; A. MEDDEB, Contre-prêches, Le Seuil, 2006, pp. 56-58).
([94]) R. BLACHERE, Le Coran, P.U.F., 1966, pp. 32-62.
([95]) Ainsi, en 1925, à l’occasion des débats qui accompagnent l’abolition du califat votée par la Grande Assemblée nationale turque en 1924, se livrant à une théorisation de la séparation du spirituel et du temporel, le théologien et juriste de l’Université Al Ahzar du Caire (la plus prestigieuse du monde sunnite), Ali Abderraziq, le Luther de l’Islam, rappelle que le Prophète était un guide spirituel et non un roi du monde (L’Islam et les fondements du pouvoir, Nouvelle traduction et introduction par Abdou Filali-Ansary, La Découverte, 1994). Abdou Filali-Ansary (Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, La Découverte, 2005) cite l’ultime paragraphe du livre d’Abderraziq : « Aucun principe religieux n’interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les empêche d’édifier leur État et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs. »). Comme l’écrit Yadh Ben Achour à propos de Mohammed, « [s]a mission politique est accidentelle, sa mission prophétique essentielle » (La deuxième Fâtiha…, Op. Cit., p. 156), autrement dit, le califat est une invention des hommes.
([96]) Sur la distinction entre djihad psychique et djihad sociétal : H. ABDELHAMID, « La notion de ‘Djihâd’ dans les textes classiques de l’Islam », Méditerranées, n°29, 2001, pp. 63-91 ; G. KEPEL, « Jihad », in Islam et démocratie, Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n°104, 2003, pp. 135-142.
([97]) Y. BEN ACHOUR, Aux sources de l’orthodoxie sunnite, P.U.F., 2008, Chap. XII.
([98]) C. ARMINJON HACHEM, Vers une nouvelle théologie en islam, CNRS Editions, 2022 ; D. AVON, (« Un vent libéral de la pensée arabe : ruptures et controverses (Années1840-Années 1910) », Modernism, 2024, pp. 174-206. Y. BEN ACHOUR (La deuxième Fâtiha… Op. Cit., p. 8) recense trois « arcs fondamentaux de fermeture » : « tout d’abord, l’inaccessibilité au doute méthodique, motivée par la conviction de détenir pour l’éternité la vérité exclusive […] Ensuite, l’attachement à la lettre du texte divin ou sacré transcendant l’espace et le temps. Enfin, la sacralisation du savoir et de la sagesse des anciens, dont la parole tient lieu d’argument ».
([99]) « La culture endophasique repose sur un certain nombre d’éléments à combinaisons variables dans le temps et l’espace. Tout d’abord, la certitude d’être dans le droit chemin, celui de la vérité, de détenir cette dernière à titre exclusif. Ensuite, l’exaltation, c’est-à-dire la soumission de la pensée à des modes passionnels de réflexion. Le mode passionnel de réflexion, par l’effet de son aveuglement donne des motifs très forts pour l’action. Le don de soi devient le sacrifice suprême. Enfin, la sacralisation et la transcendentalisation qui placent toute action, en particulier l’action politique, dans une perspective mythique, en dehors du temps terrestre. Dans cette perspective, le débat politique n’est plus un débat, mais une consécration, puisque la vie est ailleurs, que l’ici-bas n’est rien et que le paradis constitue la récompense pour les seuls justes, c’est-à-dire, en fait, ceux qui tiennent le discours. » (« De la révolution en Tunisie », yadhba.blogspot.com, 5 février 2011, note 11).
([100]) Communiqué final de la 11e Conférence islamique au sommet, Dakar, 13-14 mars 2008, session de La Oummah islamique au XXIe siècle, §§ 106 et 112).
([101]) Ce qui explique que Frédéric Sudre juge la proclamation arabo-musulmane en « contradiction radicale » avec les instruments internationaux de proclamation des droits de l’homme (Droit international et européen des droits de l’homme, P.U.F., 10e éd., 2011, pp. 178-179).
([102]) « Croyant que les droits fondamentaux et les libertés universelles en Islam font partie de la religion des musulmans et que personne n’est en droit de les entraver totalement ou partiellement, de les violer ou de les ignorer, parce qu’ils sont des dispositions divines à suivre ; lesquels droits et libertés nous sont parvenus par le dernier Livre révélé ainsi que par l’Envoyé de Dieu pour accomplir les précédents messages révélés ; que leur protection est un acte d’adoration, que toute agression contre eux est déniée par la religion […] ».
([103]) Y. BEN ACHOUR, Aux fondements de l’orthodoxie sunnite, P.U.F., 2008, p. 234.
([104]) Y. BEN ACHOUR, Op. Cit., p. 224. L’auteur ajoute : « Dans l’esprit du fondamentaliste qui exprime, de ce point de vue, les convictions du croyant ordinaire, la philosophie des droits de l’homme constitue un début d’incroyance, voire même d’athéisme. […] Pour le croyant, la loi, produit d’une relation verticale descendante, doit être d’abord reçue, ensuite comprise, interprétée, récitée, exécutée. Pour la philosophie des droits de l’homme, la loi, dans ses dimensions à la fois morale et juridique, s’inscrit dans une perspective horizontale. Elle est créée par l’homme, pour l’homme, dans une vision exclusivement mondaine. C’est ce qui justifie son rejet. ». L’auteur le rappelle, « la civilisation islamique, dans son ensemble, n’arrive pas à rompre avec la philosophie islamique traditionnelle sur l’homme et le droit, philosophie qui, d’une part, reste dominée par une conception radicalement unitaire de la révélation et de la législation, et séparation entre le citoyen et le croyant » (« L’islam et la Cour européenne des droits de l’homme », R.G.D.I.P., 2007, p. 405).
([105]) H ABDELHAMID, « Droit pénal musulman », in G. LOPEZ et S. TZITZIS (dir.), Dictionnaire des sciences criminelles, Dalloz, 2004, p. 295.
([106]) S. LAGHMANI, « Islam et droit international », Recueil des Cours de l’Académie de Droit International, 2023, vol. 428, § 23, p. 40.
([107]) F.-P. BLANC, Le droit musulman, Dalloz, 2e éd., 2007, Avant-propos, p. 3.
([108]) La Constitution du 24 octobre 1979, révisée en 1989, institue deux sources de légitimité : la souveraineté du peuple et la volonté divine, sous la figure du guide de la Révolution nommé à vie, un chef religieux qui est le plus haut responsable de la République islamique et dispose d’un droit de véto sur les décisions des organes politiques. Actuellement, l’ayatollah Ali Khamenei.
([109]) M.-F. BASLEZ et C.-G. SCHWENTZEL, Les dieux et le pouvoir : aux origines de la théocratie, Presses Universitaires de Rennes, 2016.
([110]) M. LEVINET : « L’incompatibilité entre l’État théocratique et la Convention européenne des droits de l’homme. À propos de l’arrêt rendu le 13 février 2003 par la Cour de Strasbourg dans l’affaire Refah Partisi et autres c/Turquie, Revue française de droit constitutionnel, 2004/1, n°57, pp. 207-221 ; « Société démocratique et laïcité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in G. GONZALEZ (dir.), Laïcité, liberté de religion et Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2006, pp. 81-114.
([111]) L’incompatibilité sur ce terrain de tout système théocratique fondé sur la charia est réaffirmée dans l’arrêt de Grande Chambre du 19 décembre 2018, Molla Sali c. Grèce.
([112]) Y. BEN ACHOUR, Aux fondements de l’orthodoxie sunnite, P.U.F., Op. Cit., Introduction., p. 12.
([113]) J.-L. CHABOT et C. TOURNU (dir.), L’héritage religieux et spirituel de l’identité européenne, L’Harmattan, 2004 ; V. ZUBER, Op. Cit.
([114]) F. RIGAUX, « Op. Cit. ».
([115]) D. LOCHAK, Les droits de l’homme, La Découverte, 4e éd., 2018, p. 8.
([116]) C. PELLUCHON, « Sujet (Philosophie du – et droits de l’homme », in J. ANDRIANTSIMBAZOVINA et a. (dir.), Dictionnaire des droits de l’homme, P.U.F., 2008, pp. 912-915. « Le christianisme fut pareillement […] un ferment d’individualisme. Parce que le royaume des cieux, auquel l’Évangile s’intéresse plus qu’à la cité temporelle, est un royaume de personnes, de sujets individuels. […] sur le plan qui lui est propre, il professe l’égalité et la liberté de tous les hommes. » (M. VILLEY, La formation de la pensée juridique moderne. Cours d’histoire de la philosophie du droit, Montchrestien, 4e éd., 1995, p. 652).
([117]) B. RUSSELL (Histoire de la philosophie occidentale, Livre Troisième, Les Belles Lettres, 2017, pp. 567-568) rappelle la différence essentielle entre autorité de la science et autorité ecclésiastique : la première est « intellectuelle et non gouvernementale […] ne s’impose que par son appel à la raison […] ne présente pas, comme l’ensemble du dogme catholique, un système complet qui enveloppe la moralité humaine, les espoirs humains, l’histoire passée et future de l’univers. […] les déclarations de la science sont faites à titre d’expérience sur la base de probabilités et considérées susceptibles d’être modifiées […] ». Cette émancipation de la science est jugée décisive par Hans Kelsen dans un ouvrage publié à titre posthume (Religion séculière. Une polémique contre la mésinterprétation de la philosophie sociale, de la science et de la politique modernes en tant que ‘nouvelles religions’, Kimé, 2023, traduction et Postface par François Lecoutre).
([118]) Cours de philosophie politique, Livre de poche, 1996, pp. 30 et 32. Adde : M. ROSHWALD, « Les racines bibliques de la démocratie », Diogène, 2005/4, n°212, pp. 174-190 ; R. BRAGUE, Sur la religion, Flammarion, 2018.
([119]) « [S]on enseignement se résumait dans une formule qui à travers mille interprétations dominera la pensée chrétienne : ‘Mon Royaume n’est pas de ce monde.’ Il est donc normal que l’enseignement de Jésus ne contienne aucune doctrine politique positive. » (J. TOUCHARD, Histoire des idées politiques, P.U.F., 1963, t.1 (Des origines au XVIIIe siècle), p. 93.). Cet élément est essentiel quand on songe aux thèses avancées ultérieurement selon lesquelles Jésus aurait transmis un pouvoir politique aux apôtres et, ensuite, ceux-ci aux papes.
([120]) Section II, Chapitre XVII, Article VI : « Que le gouvernement de Christ en ce monde n’a pas été avec empire, mais par forme de conseil, ou une conduite par les enseignements et par la voie de la persuasion. Or, la régence de laquelle Christ gouverne les fidèles en cette vie, n’est pas proprement un règne, ou un empire ; mais un office de pasteur, ou une charge d’enseigner les hommes ; je veux dire que Dieu le Père ne lui a pas donné la puissance de juger du mien et du tien, comme aux rois de la terre, ni celle de contraindre par des punitions corporelles, ni l’autorité de faire des lois ; mais celle de montrer et d’enseigner au monde la voie et la science du salut […].
([121]) Il ne faut pas oublier que « [l]’exaltation hobbesienne de l’État n’a en fait pas d’autre fonction que de limiter les prétentions de tous ceux, nobles, prêtres, juristes ou philosophes classiques, qui invoquent une supériorité ‘naturelle’ pour imposer leurs fins propres au pouvoir civil […] » (P. RAYNAUD, Le juge et le philosophe. Essais sur le nouvel âge du droit, A. Colin, 2020, pp. 195-196). « Si, pour Hobbes, les hommes doivent être tenus pour égaux c’est qu’aucune supériorité ne peut être tenue pour évidente par elle-même et aussi, plus profondément, parce qu’il n’est pas possible d’établir une hiérarchie entre les fins que poursuivent les hommes ; inversement […] la prétention à fonder la loi sur la ‘vérité’, qu’elle émane de l’Église, des philosophes platonisants ou des juges, n’est que le masque d’une revendication d’autorité (fonder la loi sur la ‘vérité’ revient à confier l’autorité à ses prétendus détenteurs). » (P. RAYNAUD, Op. Cit., p. 232).
([122]) Œuvres de Spinoza, II, Flammarion, 2009, chapitre VII, p. 144.
([123]) Lettre sur la tolérance, 1687, in Lettre sur la tolérance et autres textes, édités par J.-F. SPITZ, Flammarion, 1992, p. 197.
([124]) Réflexions sur la philosophie et le droit. Les Carnets (textes préparés et indexés par A. FRISON-ROCHE et C. JAMAIN), P.U.F., 1995, XIVe Livre des pages, 21.
([125]) Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Flammarion, 2007, p. 366.
([126]) A. BADIOU, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, P.U.F., 2e éd., 1998, p. 6.
([127]) Versets 5, 6 et 9 de l’Épître aux Éphésiens (épître non considérée comme écrite de sa main (épître proto-paulinienne) mais comme deutero-paulinienne, à savoir écrite par ses proches disciples). Jean Calvin demandera aussi aux esclaves d’accepter leur condition : « C’est Dieu qui vous a mis cette charge sur les épaules, qui a loué votre labeur et industrie aux maîtres. Ainsi, celui qui en bonne conscience tâche de rendre le devoir à son maître, ne fait pas seulement son devoir envers l’homme, mais aussi envers Dieu » (Commentaire sur l’Épître aux Ephésiens, 6, 5-9).
([128]) Parmi d’autres exemples de ce grossier contresens : L. LE FUR, Précis de Droit international public, Dalloz, 2e éd., 1933, § 35 : « Contrairement à la conception antique, le christianisme pose en fait le principe de l’unité du genre humain ; il ne connaît plus, selon le mot de saint Paul, ni Grecs, ni Barbares, ni maîtres ni esclaves ; il proclame l’égalité morale et juridique de tous les hommes » ; La Croix, 10 décembre 2018, « Droits de l’Homme et droits de Dieu », à l’occasion des 70 ans de la DUDH : « Pourquoi, alors que Saint Paul avait affirmé dans l’épître aux Galates, ‘qu’il n’y a plus ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme’ […] l’Église n’a-t-elle pas immédiatement proclamé les droits de l’homme ? ».
([129]) Œuvres complètes de Tertullien, Traduction de A. E. GENOUD, Paris, Louis Vivès, 1852, p. 458.
([130]) « […] Tertullien ne peut être considéré comme un défenseur de l’idée de liberté religieuse. Tout d’abord, dans le propos […], nous ne rencontrons aucun des principes qui constituent la notion qui nous occupe. Tertullien, qui plaide pour la cause chrétienne, fait appel à la prétendue isonomie en matière de cultes dont les autorités romaines sont censées être les garantes, pour que les chrétiens, citoyens loyaux, puissent eux aussi en bénéficier. Le recours à cet argument ne signifie néanmoins pas que Tertullien en approuve le fondement. C’est même le contraire qui est vrai. En maints endroits, [il] dénonce en effet l’aberration de cette libertas adoptandorum deorum qui aboutit à des résultats risibles, comme dans le cas des Égyptiens […]. Surtout, Tertullien ne reconnaît aucune légitimité aux religions de Rome, dont les dieux n’existent pas ou sont de nature démoniaque : il n’y a qu’une seule et vraie religio, celle des chrétiens, dont le Dieu […] est le Dieu de tout un chacun » (G. ARAGIONE, « L’émergence des notions de tolérance et de liberté religieuses dans l’antiquité chrétienne », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 2019, 99 (3), p. 361. Contra : R. BELANGER, « Le plaidoyer de Tertullien pour la liberté religieuse », Sciences religieuses, Toronto, 1985, pp. 281-291 ; F. CHAPOT, « La liberté du chrétien dans l’apologétique et l’hagiographie antiques. Statim Christiana libertate prorumpens (Pass. Mart. Abitinae, 7) », Ktèma. Civilisations de l’Orient, de la Grèce et de Rome antiques, n°28, 2003, p. 75 (« le droit de religion est donc considéré, avant la lettre, comme un droit de l’homme, c’est-à-dire un droit naturel et imprescriptible de tout individu. ») ; R. TURCAN, « L’’édit’ de Milan (313) et la liberté religieuse dans l’Antiquité », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2014/1, pp. 142-143.
([131]) F. EDEL, « Linéaments d’une théorie générale du principe d’égalité », Droits, n°49, 2009, p. 217.
([132]) A. VIALA, Philosophie du droit, Ellipses, 2010, pp. 32, 38-39. Adde : É. BREHIER, La philosophie du Moyen Age, Albin Michel, 1971, Cinquième Partie (La dissolution de la scolastique), spéc., Chapitre II (Guillaume d’Occam), pp. 343-360 ; M. BASTIT, « Occam Guillaume d’(vers 1285-1349) », in O. CAYLA et J.-L. HALPERIN (dir.), Dictionnaire des grandes œuvres juridiques, Dalloz, 2008, pp. 435-444.
([133]) F. BRAHAMI, Montaigne, P.U.F., 1997 ; P. MANENT, Montaigne : la vie sans loi, Flammarion, 2014 ; M. CONCHE, Montaigne ou la conscience heureuse, P.U.F., 2014 ; S. BAKEWELL, Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponses, A. Michel, 2017.
([134]) A. VIALA, Le pessimisme est un humanisme. Schopenhauer et la raison juridique, Mare § Martin, 2017, pp. 194-195. Les finalités politiques du Contrat social « sont nécessairement voulues dans l’intérêt de la personne et de ses prérogatives naturelles ou innées qui sont la vie, la libre disposition du corps, de la conscience, de la pensée et des activités individuelles. » (J. MOURGEON, Les droits de l’homme, P.U.F., 1978, p. 33).
([135]) Hobbes réfléchit sur les devoirs qui pèsent sur ceux qui exercent une puissance souveraine (De Cive, Section 2, Chapitre XIII, Art. I-XVII), lesquels se résument dans « cette seule maxime, ‘que le salut du peuple doit être la loi suprême », ce qui implique qu’il appartient au Souverain « d’écouter la droite raison, et d’obéir toujours le plus (qu’il peut) à la loi de nature » (Art. II), que « l’institution de la république n’est pas tant pour elle-même, que pour le bien de ses sujets » (Art. III) et que « par ce terme de ‘salut’, il ne faut pas entendre la simple conservation de la vie telle quelle, mais d’une vie autant qu’il se peut heureuse. » (Art. IV). Le texte se poursuit ainsi : « Car les hommes ne se sont assemblés de leur bon gré en des sociétés civiles d’établissement politique, qu’afin d’y pouvoir vivre le plus agréablement que le permet notre condition humaine. Si bien que ceux qui gouvernent en cette sorte de société, pécheraient contre la loi de nature (car ils trahiraient la confiance qu’ont eue en eux ceux qui leur ont commis l’administration de la souveraine puissance), s’ils ne tâchaient, autant que les lois le leur permettent, de donner ordre à ce que leurs sujets jouissent abondamment de tous les biens que les nécessités de la vie exigent, ou même qui ne servent qu’à la rendre plus agréable. ».
([136]) F. TRICAUD, « Hobbes et Locke : convergences et divergences », Revue de la Société d’études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles, 1987, 25, p. 79.
([137]) R. MISRAHI, Spinoza : un itinéraire du bonheur par la joie, Ed. Médicis-Entrelacs, 2005 ; P.-F. MOREAU, Spinoza. État et religion, ENS Ed., 2005 ; B. KRIEGEL, Spinoza. L’autre voie, Cerf, 2018.
([138]) A. RAMEL, Spinoza et l’expérience mystique, Actes Sud, 2023, p. 44. La liberté est donc la recherche d’une sagesse, celle qui résulte « par le travail rationnel sur soi, à tout voir sous le signe de la nécessité et de l’éternité. » (Op. Cit., p. 35).
([139]) J. DUNN, La pensée politique de John Locke, une présentation historique de la thèse exposée dans les Deux traités du gouvernement, traduit de l’anglais, P.U.F., 1991 ; J.-F. SPITZ, John Locke et les fondements de la liberté moderne, P.U.F., 2001.
([140]) Correspondance avec le Roi de Prusse, octobre 1737 (Œuvres complètes de Voltaire, t.10, Paris, Chez Furne, Libraire-Editeur, 1836, p. 41.).
([141]) M. PORRET et E. SALVI (dir.), Cesare Beccaria. La controverse pénale (XVIIIe-XXIe siècles), Presses Universitaires de Rennes, 2015.
([142]) Journal de la Société de 1789, n°5 (Réimpression EDHIS, 1982).
([143]) M. LEVINET, « Redécouvrir l’apport de John Stuart Mill à la généalogie des droits et libertés », Questions constitutionnelles. Revue de droit constitutionnel [revue en ligne], Centre d’Études et de Recherches Comparatives Constitutionnelles et Politiques de l’Université de Montpellier, 17 janvier 2024.
([144]) R. ARON, « Idées Politiques et Vision Historique de Tocqueville », Revue Française de Science Politique, 1960, pp. 509-526 ; P. MANENT, Tocqueville et la nature de la démocratie, Julliard, 1982 ; R. BOUDON, Tocqueville aujourd’hui, Odile Jacob, 2005 ; L. JAUME, Tocqueville. Les sources aristocratiques de la liberté. Biographie intellectuelle, Fayard, 2008 ; N. BAVEREZ, Le Monde selon Tocqueville. Combats pour la liberté, Tallandier, 2020 ; O. ZUNZ, Tocqueville. L’homme qui comprit la démocratie, Fayard, 2022.
([145]) J. SIMON, La liberté de conscience, Hachette, 5e éd., 1872, p. 1.
([146]) D. AVON, La liberté de conscience. Histoire d’une notion et d’un droit, Presses Universitaires de Rennes, 2020.
([147]) Edité par J.-M. GROS, Honoré Champion, 2014.
([148]) M.-A. SOLASSE, Laval théologique et philosophique, février 1995, p. 203.
([149]) Partant d’un réalisme anthropologique, celui qui résulte de l’observation désabusée dépourvue de préjugés de la nature humaine, « [i]l en tire la conviction que les véritables motifs du comportement (passions préjugés, habitudes, sens de l’honneur et recherche de l’approbation des autres) sont indépendants des motifs religieux, de sorte que les actions des croyants et des non-croyants semblent être au fond très similaires et indépendantes de leurs croyances. […] » (G. PAGANINI, « Le moment machiavélien de Pierre Bayle », Archives de Philosophie du droit, 2018/4, t. 81, p. 710).
([150]) « Les questions de conscience sont ainsi, chez Bayle, sous la juridiction de Dieu, qui seul peut juger de la rectitude morale de notre conscience et de notre authenticité personnelle. » (B. MELKEVIK, Tolérance et modernité politique, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 33). « Il dit que la conscience ne dépend que d’elle-même ; que si, de bonne foi, elle adopte ce qui lui paraît être la vérité, aucune pression extérieure ne peut agit légitimement sur elle » (P. HAZARD, La crise de la conscience européenne. 1680-1715, Fayard, 1961, t.1, p. 142). Dans la mesure où la morale est indépendante de la religion – ce que confirme le comportement contraire à la morale de nombre de chrétiens –, l’athéisme ne conduit pas forcément à l’immoralisme, à la corruption des mœurs. Une telle appréhension se retrouve chez d’Holbach, notamment dans Le Christianisme dévoilé (1761) : « A en croire les partisans du christianisme, il semblerait qu’il n’existe point de morale dans les pays où cette religion n’est point établie : cependant un coup d’œil superficiel sur le monde nous prouve qu’il y a des vertus partout ; sans elle aucune société politique ne pourrait subsister […] la religion ne met aucun frein aux passions des hommes , que la raison, que l’éducation, que la saine morale ne puisse y mettre bien plus efficacement. » (in D’Holbach. Premières œuvres, Editions sociales, 1971, pp. 131 et 134). Cette vision libérale demeure très marginale (A. Mc KENNA, « Pierre Bayle, liberté de conscience, liberté de pensée », in L. FERTE et L. REY (dir.), Tolérance, liberté de conscience, laïcité. ‘Quelle place pour l’athéisme ?’, Classiques Garnier, 2018, pp. 41-60) car « il existait à l’époque classique un cadre de débat qui faisait de l’athée un personnage ostracisé et de l’athéisme une position inquiétante et dangereuse, qui ne pouvait être tolérée » (A. SANDRIER, « Tolérer [selon] l’athéisme. Les leçons du baron d’Holbach », in L. FERTE et L. REY (dir.), Op. Cit., p. 81). Supposés saper les bases de la société, les athées sont exclus de la tolérance, réservée aux religions établies, essentiellement les religions chrétiennes. Comme le montre l’article « Tolérance » dans L’Encyclopédie (vol. 16, IV) rédigé par le théologien genevois Jean-Edme Romilly (1739-1779), commentant le passage du Contrat social où Rousseau aborde « la profession de foi purement civile » : « les souverains ne doivent point tolérer les dogmes qui sont opposés à la société civile […] les athées, dis-je, ne doivent pas réclamer la tolérance en leur faveur ; qu’on les instruise d’abord, qu’on les exhorte avec bonté ; s’ils persistent, qu’on les réprime, enfin rompez avec eux, bannissez-les de la société, eux-mêmes en ont brisé les liens. ». Le thème de l’exclusion des athées de la cité est ancien. Ainsi, chez Platon (Les Lois, Livre X) qui distingue trois formes d’impiété : la croyance que les dieux n’existent pas, celle qu’ils ne se préoccupent pas des hommes, celle qu’on peut les fléchir par des prières et des sacrifices (F. TEISSERENC, « Le dieu de la loi. Athéisme et politique de la religion d’Euripide à Platon », Philosophie antique, 18/2018, pp. 27-52).
([151]) O. ABEL, Pierre Bayle. Les paradoxes politiques, Michalon, 2017. Par ailleurs, il prône la loyauté politique et l’absolutisme monarchique, seul capable d’assurer la paix dans un temps de guerre des religions (Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand, 1686 ; Avis aux réfugiés, 1688), l’État fort représentant un moyen de lutte contre l’intolérance car « [u]n État fort qui respecte la liberté de conscience des citoyens est préférable à un Etat éclairé et faible qui risque de sombrer dans une guerre civile ou religieuse. » (B. MELKEVIK, « Rendre justice à Bayle : à propos de la tolérance et du droit », in B. MELKEVIK, Tolérance et modernité politique, Op. Cit, pp. 29-44).
([152]) Voy., la thèse du Directeur de thèse du Directeur de l’Instruction primaire (1879-1896), l’un des fondateurs de l’école laïque en France, Prix Nobel de la paix 1927, Ferdinand Buisson : Sébastien Castellion, sa vie et son œuvre (1515-1563) : Etude sur les origines du protestantisme libéral français, Hachette, 1892 / Droz, 2009.
([153]) Même si pour Spinoza, l’homme doit se libérer des religions qui, par leurs cultes, alimentent la soumission des hommes aux ambitions et aux intérêts des fonctionnaires des Églises et si vision de la liberté de pensée implique la séparation des Églises et de l’État, la foi demeurant une affaire privée, de piété et de bienveillance envers autrui (S. ZAC, « Rapports de la religion et de la politique chez Spinoza et Rousseau », Revue d’Histoire et de Philosophie religieuse, 1970, 50/1, pp. 1-22 ; H. MECHOULAN, Le droit et le sacré chez Spinoza, Berg International, 2013 ; B. KRIEGEL, Spinoza. L’autre voie, Cerf, 2018, pp. 136-142 ; J. LAGREE, Spinoza et le débat religieux, Presses Universitaires de Rennes, 2004).
([154]) « Nous qui sommes Hommes, avons-nous besoin qu’on nous apprenne quels sont les droits naturels des Hommes, § jusqu’où chacun veut ou peut y renoncer ? […] Doit-on adorer une Divinité que l’on ne reconnaît point […] ? Aucun homme mortel peut-il dominer sur la Conscience d’un autre […] ? […] le Souverain, de quelque titre superbe qu’il soit revêtu, n’a pas plus de Pouvoir que n’en demande le Bien Public ; § qu’il faut laisser à chacun une pleine liberté de suivre la Religion qui lui paraît la meilleure […] » (cité par D. AVON, La liberté de conscience. Histoire d’une notion et d’un droit, Op. Cit., p. 556-557).
([155]) Y. BEN ACHOUR, « Préface » à l’ouvrage de D. AVON, Op. Cit.
([156]) Néanmoins, pour le Comité des droits de l’homme, le droit de changer de religion constitue une composante essentielle de la liberté religieuse (Observation générale n°22 sur l’article 18 du PIDCP, UN doc. CCPR/C/21/Rev.1/ADD.4, 27 septembre 1993). Ce point de vue est délivré en dehors de sa fonction d’examen des requêtes visant une violation de droits garantis par le PIDCP.
([157]) D. AVON, « Liberté religieuse, liberté de conscience : un angle de saisie de la problématique de la conversion au XXe siècle », in B. BAKHOUCHE, I. FABRE et V. FORTIER (dir.), Dynamiques de conversion. Modèles et résistances. Approches interdisciplinaires, Turnhout, Brepols, Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes. Sciences religieuses, vol. 155, 2012, p. 113.
([158]) Le texte, dans son article 1 (protégé par une clause d’éternité), affirme : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime. ». Le Préambule indique que la Constitution est présentée « Au Nom de Dieu Clément et Miséricordieux » (la fin du Préambule précise : « Au nom du Peuple, nous édictons, par la grâce de Dieu, la présente Constitution. »). A la suite d’un âpre débat, l’article 6 de la Constitution de 2014 avait consacré a priori la liberté de conscience : « L’État est le gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance et de conscience et le libre exercice des cultes ; il est le garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane. L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger le sacré et à interdire d’y porter atteinte. Il s’engage à interdire les campagnes d’accusation d’apostasie et l’incitation à la haine et à la violence. Il s’engage également à s’y opposer. » (Y. BEN ACHOUR, « La liberté de conscience, principe inédit dans le monde arabe », interview par I. MANFRAUD, Le Monde, 30 janvier 2014).
([159]) G. BENCHEIKH, La laïcité au regard du Coran, Presses de la Renaissance, 2005 ; D. AVON (« Etats à référence musulmane, droit de liberté doctrinale et droit de liberté de conscience », in M. AFROUKH (dir.), L’islam en droit international des droits de l’homme, Op. Cit., pp. 41-76 ; « La problématique de l’apostasie et ses déclinaisons dans les Etats à référence musulmane. Autour de l’article 18 de la DUDH », in V. ZUBER, E. DECAUX et A. BOZA (dir.) Histoire et postérité de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Nouvelles approches, Presses Universitaires de Rennes, 2022, pp. 167-178).
([160]) A. MEDDEB, Sortir de la Malédiction. L’islam entre civilisation et barbarie, Le Seuil, 2008, pp. 68-72.
([161]) Le Deutéronome (13, 7-17) s’y réfère explicitement : « […] 10 [..] tu dois absolument le tuer. Ta main sera la première pour le mettre à mort […] ; 11 tu le lapideras, et il mourra pour avoir cherché à t’entraîner loin du SEIGNEUR ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude. […]
([162]) A. SAEED et H. SAEED, Freedom of Religion. Apostasy and Islam, Ashgate Publishing, Burlington, 2002. « Le Coran ne prescrit pas la peine capitale pour l’apostat. […] En effet, s’il y est bel et bien question de l’apostasie, les réformateurs s’attachent à montrer que le Livre n’envisage pas la moindre peine ou sanction temporelle à l’égard de l’apostat, celui-ci étant absolument libre de changer de religion. […] aucune indication n’est donnée quant aux douleurs qui attendent l’apostat ici-bas. » (E. PISANI, « Apostasie en islam. Vers la liberté religieuse ? », Études, 2015/11, pp. 70-71).
([163]) A. CHARFI : L’islam entre le message et l’histoire, A. Michel, 2004, p. 76 ; Pouvoir et religion, édité par Anne-Marie Dillens, Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, 2005, https://doi.org/10.4000/books.pusl.21936 : « la prétendue infraction d’apostasie constitue une atteinte à la première des libertés, la liberté de conscience. De plus, on a la preuve qu’elle est de nos jours utilisée, comme elle a toujours été utilisée à travers l’histoire, pour limiter l’exercice des libertés d’opinion et d’expression dans tout ce qui se rapporte aux questions religieuses. ». Adde : E. PISANI, « Op. Cit. », pp. 73-74 (« les ḥadīṯs sur l’apostasie ont toujours constitué une arme politique. La grande apostasie qui eut lieu à la mort du prophète Muḥammad était avant tout une contestation du pouvoir personnel d’Abū Bakr. La peine de mort pour apostasie était aussi bien appliquée contre les tribus qui avaient renoncé à leur adhésion à l’islam qu’à celles qui se revendiquaient musulmanes mais qui refusaient la légitimité politique du nouveau calife par le paiement de l’impôt religieux (zakat), signe de leur allégeance »).
([164]) Y. BEN ACHOUR, La deuxième Fâtiha… Op. Cit., p. 126.
([165]) Voy., notamment : D. COHEN-LEVINAS et A. GUGGENHEIM (dir.), L’antijudaïsme à l’épreuve de la philosophie et de la théologie, Le genre humain, Seuil, 2016/1-2 (n°56).
([166]) B. SESBOÜÉ, « Hors de l’Eglise pas de salut ». Histoire d’une formule et problèmes d’interprétation, Desclée de Brouwer, 2004. I. POUTRIN, Convertir les musulmans, Espagne 1491-1609, P.U.F., 2012.
([167]) Ces versets sont invoqués par Augustin (Lettre 185) pour légitimer les violences contre les hérétiques donatistes. À l’opposé, Bayle, pour lequel la conversion étant un acte de volonté, la conversion forcée viole les droits de la conscience et, partant, les droits de Dieu lui-même (Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer », 1686, Op. Cit.).
([168]) Malgré les réserves des théologiens et des prescriptions du droit canon (E. MARMURSZTEJN, « Le prince chrétien a-t-il le pouvoir de convertir les juifs ? Normes juridiques et discours théologiques sur la coercition religieuse (XIIIe-XIVe siècles) », in T. LIENHARD et I. POUTRIN, Pouvoir politique et conversion religieuse. 1. Normes et mots, Publications de l’École française de Rome, 2017), Jean Duns Scot défend le baptême forcé des enfants et des adultes juifs (S. PIRON et E. MARMURSZTEJN, « Duns Scot et la politique. Pouvoir du prince et conversion des juifs », in O. BOULNOIS, E. KARGER, J.-L. SOLERE, G. SONDAG, Duns Scot à Paris, Brepols, 2004, pp. 21-62). Adde : E. MARMURSZTEJN, « Conflits de normes dans le débat scolastique sur le baptême forcé des enfants juifs (XIIIe-XIVe siècle) », Médiévales, 71, 2016/2, pp. 27-40.
([169]) Traduction de l’allemand par J. HONIGMANN, introduction et notes critiques de P. SAVY, Honoré Champion, 2015. Voy. : B. COTTRET, « Antijudaïsme et philosémitisme, de Luther à Calvin » et F. TAUBMANN, « Peut-on parler d’antijudaïsme dans le protestantisme ? », in D. COHEN-LEVINAS et A. GUGGENHEIM (dir.), L’antijudaïsme à l’épreuve de la philosophie et de la théologie, Le genre humain, Seuil, 2016/1-2, n°56, pp. 121-131 et 309-318 ; T. KAUFMANN, Les Juifs de Luther, Labor et Fides, 2017 ; M. ARNOLD, « Martin Luther et les Juifs. De la coexistence amicale à la ségrégation », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, 2017/3, pp. 423-438 ; L. KAENNEL, Luther était-il antisémite ?, Labor et Fides, 2018 ; Revue de théologie et de philosophie, vol.152, 2020/I (Luther et les Juifs). Luther reprend à son compte les accusations traditionnelles à l’égard des Juifs (particulièrement, leur animalisation et leur diabolisation, les accusations d’empoisonnement des puits, l’enlèvement et le dépècement des enfants) et recommande aux princes et seigneurs et aux prélats un certain nombre d’actions à mener à leur égard : (Traduction de l’allemand par J. HONIGMANN, introduction et notes critiques de P. SAVY : « Ce sont eux les véritables menteurs et chiens sanguinaires » (p. 64) ; « méfie-toi des Juifs et sache que leurs synagogues, où qu’elles se trouvent, ne sont rien d’autres que des nids de diables » (p. 78) ; « Qu’allons-nous bien pouvoir faire, nous, chrétiens, de ce peuple rejeté, damné, des Juifs ? » ; « de tels vers de terre venimeux et aigris » ; « les Juifs sont sans rédemption possible, car entièrement mauvais, toxiques, diaboliques, et en quoi ils sont depuis 1400 ans une plaie, une pestilence et tout le malheur possible pour nous, et en quoi ils continuent à l’être » ; « Qu’on incendie leurs synagogues et qu’on recouvre de terre et ensevelisse ce qui refuse de brûler, afin que plus personne n’en voie la moindre trace pour toute l’éternité […]. Qu’on abatte et qu’on rase leurs maisons de la même façon, car ils y pratiquent exactement la même chose que dans leurs synagogues […]. Qu’on leur confisque tous les livres de prière et tous les exemplaires du Talmud, lesquels enseignent cette idolâtrie, ces mensonges, ces malédictions et ces blasphèmes […]. Qu’on interdise à leurs rabbins, sous peine de mort, de continuer à enseigner […]. Qu’on interdise aux Juifs la libre circulation, car ils n’ont rien à faire sur le territoire […]. Qu’on leur interdise l’usure et qu’on leur confisque toute monnaie et tous bijoux en argent et en or » ; « Par conséquent, dans tous les cas, débarrassons-nous-en ! » ; « nous commettons une faute en ne les tuant pas ») (pp. 164-172).
([170]) « Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme ; Quand les Genevois ont fait périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine ; ils brûlaient un être humain ; on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme […] Servet a combattu avec des arguments et des écrits : il fallait le combattre avec des arguments et des écrits ». Pour autant, si dans son Traité des hérétiques (1554), il revendique la liberté de pensée, s’oppose à la condamnation à mort pour lecture déviante des Ecritures et se prononce pour la tolérance sur les controverses relatives à la foi, cette tolérance se limite à ceux qui croient à un socle minimal chrétien (l’existence d’un seul Dieu, la croyance en son Fils, Jésus-Christ). Il ne pense pas à une authentique libre conviction personnelle et n’exclut pas les sanctions (hors peine capitale) pour les impies (les athées et les blasphémateurs). Sur l’opposition Calvin / Castellion : P. CABANEL, Histoire des protestants en France (XVIe-XXIe siècle), Fayard, 2011, pp. 52-70 (l’auteur traite de la légende noire de Calvin. A propos de l’affaire Servet, il écrit qu’il est « deux manières possibles de parler » : « Si l’on se place sur le plan de la liberté et de la morale, la tâche est indélébile ; si l’on observe les enjeux de pouvoir dans la Genève du temps, la nécessité de bâtir une Eglise et, aussi, une image, que telle ou telle provocation, ici la théologie antitrinitaire de Servet, risquait de miner, le bûcher est un geste de défense. » (p. 65)) ; V. ZUBER, « L’affaire Servet, une faute à expier ou un appel à la tolérance ? », Réforme, n°3339 – édition du 15 octobre 2009 (elle rappelle la nature hérétique des thèses de Servet également du côté catholique, Servet s’étant récemment réchappé d’une condamnation identique prononcée par contumace par l’Inquisition à Vienne en Dauphiné et que Calvin n’a cependant jamais renié le bien-fondé de cette condamnation à mort pour fait de religion) ; V. ZUBER, Michel Servet et les conflits de la tolérance. Entre mémoire et histoire, Honoré Champion, 2004 ; V. ZUBER, (éd.), Michel Servet (1511-1553). Hérésie et pluralisme du XVIe au XXIe siècle, Honoré Champion, 2007 ; D. AVON, La liberté de conscience. Histoire d’une notion et d’un droit, Presses Universitaires de Rennes, 2020, pp. 418-421.
([171]) Version électronique réalisée par Jean-Marie Tremblay à partir de la traduction de l’œuvre par Jean LE CLERC en 1710 (p. 33). Il en exclut également les catholiques comme agents d’un prince étranger, le Pape.
([172]) A l’opposé, d’autres, moins nombreux, ont fermement écarté toute hypothèse dans ce sens. Ainsi, John Stuart Mill qui, jugeant que la raison suffit à assurer la cohésion et le progrès social (1859, De la liberté, Gallimard, 1990, Préface de P. BOURETZ), critique fermement cette interdiction de l’accès des tribunaux aux incroyants comme plaignants ou témoins. Mill rappelle que « le présupposé à l’origine de cette loi est que le serment d’une personne qui ne croit pas en une vie future est sans valeur. ». Il y a là pour lui, une « marque de haine, un vestige de persécution », auxquels il oppose des arguments décisifs : « la plupart des infidèles de toutes les époques étaient des gens dotés d’un sens de l’honneur et d’une intégrité remarquables » ; « combien de personnes réputées dans le monde tant pour leurs vertus que leurs talents sont bien connues, de leurs amis intimes du moins, pour être des incroyants. ». C’est aussi une règle d’hypocrisie qui « se détruit elle-même en se coupant de ce qui la fonde » car elle incite les athées – supposés être des menteurs – à mentir et « ne rejette que ceux qui bravent la honte de confesser publiquement une opinion détestée plutôt que de soutenir un mensonge. » (De la liberté, pp. 104-106).
([173]) Le recours à une forme de religiosité afin de stabiliser le lien social existe même chez ceux qui écartent toute idée de Dieu, comme Stuart Mill et Auguste Comte. Chez le premier (Essais sur la religion, 1850-1870, trois essais (La nature, Utilité de la religion, Le théisme) publiés à titre posthume et traduits par M. E. Cazelles, Paris, G. Baillière, 1875 / Hachette Bnf, 2020), se trouve une forte réflexion sur l’utilité de la religion et la recherche d’une spiritualité laïque, voire une « Religion de l’Humanité » sans Eglise et sans clergé (C. DEJARDIN, John Stuart Mill, libéral utopique. Actualité d’une pensée visionnaire, Gallimard, 2022, pp. 266-282 ; S. LE BRETON, « Religion de l’Humanité et révolution séculière chez John Stuart Mill », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2020/3, t.145, pp. 291-311). Mill propose « une nouvelle forme de sacralité collective. » ; sa Religion de l’humanité « consiste justement à réorienter les aspirations religieuses vers un idéal séculier, le progrès humain, assurant la fonction morale et sociale de la religion de façon aussi efficace et plus cohérente que toutes les religions surnaturelles existantes (S. LE BRETON, « Op. Cit. », p. 293). Ce qui suppose une sacralité susceptible d’unir les hommes davantage que les croyances surnaturelles et passe par une éducation (des enfants et, plus généralement, de l’opinion publique) non dirigée par un clergé – l’Eglise établie étant privée de ses privilèges –, séculière (les devoirs moraux ne viennent pas de Dieu), sans contenu surnaturel qui vise citoyenneté et universalité. Sans constitution d’une institution centralisée, d’une nouvelle Église comme chez Auguste Comte. Ainsi, « [l]oin d’être une nouvelle religion d’État, la Religion de l’Humanité est plutôt un supplément d’âme psychologique, de l’ordre du surérogatoire, qui pourrait compléter l’obligation minimaliste de ne pas nuire à autrui, à laquelle la vie morale ne saurait se résumer. » (« Ibid. », p. 311). Auguste Comte pense à une « religion de l’Humanité » sans Dieu (Catéchisme positiviste, Flammarion, 1966) avec dogmes (connaître l’Humanité, l’aimer et la servir), culte privé (neuf sacrements célébrant les âges de la vie), culte public (nouveau calendrier, fêtes célébrant les grands hommes) ; culte des morts ayant fait progresser l’Humanité) et Église (l’Église positiviste a été éphémère avec peu de fidèles) (M. BOURDEAU, « Auguste Comte et la religion positiviste : présentation », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2003/1, t.87, pp. 5-21). Pour Comte, « [l]’état positif ne se caractérise pas seulement par le développement des sciences et de l’industrie, il demande une nouvelle religion, celle de l’Humanité, dotée d’un pouvoir spirituel et propre à enseigner aux individus leurs véritables devoirs. D’où la propension du philosophe à se muer en prophète, puis en grand prêtre de cette religion positive, et à créer pour elle un calendrier, des temples, des rites et un catéchisme. » (L. SCUBLA, « Op. Cit. », pp. 99-100). Selon le philosophe positiviste, « il ne peut pas exister de société qui soit dépourvue d’une organisation de l’autorité spirituelle. Il n’entend pas seulement qu’une société ne saurait persister sans croyances diffuses communément partagées, mais bien qu’une autorité est, d’une manière ou de l’autre, toujours instituée de fait. » ; cette « autorité spirituelle » joue la fonction d’un « pouvoir modérateur » pour « modérer et tempérer la suprématie des impulsions égoïstes que les individus modernes sont déterminés à nourrir » ; c’est « la coalition des faibles – les philosophes, les prolétaires et les femmes, depuis toujours exclus du pouvoir social et politique. » (F. BRAHIMI, « Op. Cit. », pp. 128 et 136).
([174]) Gallimard, 2004, pp. 100-110, traduction d’Alessandro Fontana et Xavier Tabet, notes d’Alessandro Fontana. Machiavel attribue à la religion « deux fonctions, qui du reste ne sont pas dissociés entre elles : d’une part, assurer la cohésion de l’État et, d’autre part, fournir à ceux qui en ont la charge un instrument de gouvernement. » (p. 102, note 316).
([175]) S’il considère que la religion contribue à la moralité des sujets, il cherche moins à étudier les différentes religions que la question du bien que l’on en tire dans l’ordre social (Livre XXIV, Chapitre I, Sur la religion en général ; Chapitre IV : « il nous est bien plus évident qu’une religion doit adoucir les mœurs des hommes, qu’il ne l’est qu’une religion soit vraie. ». Par ailleurs, le philosophe développe dans ses Lettres persanes une vive critique des abus du christianisme (Lettre XXIX). Plus généralement, « [l]idée d’une utilité sociale de la religion est, peut-être, celle qui est la plus répandue dans tous les horizons politiques et religieux […]. Même chez ceux qui ne veulent pas faire du christianisme le fondement de l’État et de la société, l’idée d’une religion civile fait des adeptes jusque chez des républicains fort peu religieux. » (P. ROLLAND, « Benjamin Constant. Religion et liberté chez les modernes », Droits, 2011/2, n°54, p. 121. Adde : B. PLONGERON, Théologie et politique au siècle des Lumières (1770-1820), Droz, 1973).
([176]) Par-là, se vérifie se vérifie le souci spinoziste de la sécurité de l’Etat et de l’unité de l’autorité politique susceptibles d’être mises en danger par la coexistence des religions, les luttes et les discussions incessantes en matière de religion, telles qu’il a vécues de son temps aux Pays-Bas (P.-F. MOREAU, Spinoza. Etat et religion, ENS Ed., 2005 ; H. MECHOULAN, Le droit et le sacré chez Spinoza, Berg International, 2013).
([177]) Relire son Zadig ou la destinée. Histoire orientale (Pocket, 2018), notamment le passage où il présente ironiquement une querelle millénaire à Babylone entre « deux sectes opiniâtres » quant à la façon d’entrer dans le Temple de Mithra le jour de la Fête solennelle du Feu sacré : du pied droit ou du pied gauche ? Sollicité, Zadig, devenu premier vizir « entra dans le temple en sautant à pieds joints, et il prouva ensuite, par un discours éloquent, que le Dieu du ciel et de la terre, qui n’a acception de personne, ne fait pas plus de cas de la jambe gauche que de la jambe droite. » (p. 34). Un autre passage à propos de sa façon de trancher les litiges est pareillement savoureux : « Il termina aussi heureusement le grand procès entre les mages blancs et les mages noirs. Les blancs soutenaient que c’était une impiété de se tourner, en priant Dieu, vers l’orient d’hiver ; les noirs assuraient que Dieu avait en horreur les prières des hommes qui se tournaient vers le couchant d’été. Zadig ordonna qu’on se tournât comme on voudrait. » (p. 35).
([178]) « Le droit de l’intolérance est donc absurde et barbare : c’est le droit des tigres, et il est bien plus horrible, car les tigres ne déchirent que pour manger, et nous nous sommes exterminés pour des paragraphes. » (Chapitre VI, Si l’intolérance est de droit naturel et de droit humain, p. 40) ; « Je vous dis qu’il faut regarder tous les hommes comme nos frères […] ne sommes-nous pas enfants du même père et créatures du même Dieu ? » (Chapitre XXII, De la tolérance universelle, p. 111) ; « Tu ne nous a point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger […] » (Chapitre XXIII, Prière à Dieu, p. 115). Adde : Dictionnaire philosophique, 1764-1769.
([179]) « Il faut un Dieu vengeur qui punisse dans ce monde ci ou dans l’autre les méchants échappés à la justice humaine. […] Il est donc absolument nécessaire, pour les princes et pour les peuples, que l’idée d’un être suprême, créateur, gouverneur, rémunérateur, et vengeur, soit profondément gravée dans les esprits. » ; le déisme de Voltaire va de pair avec l’idée que la religion est nécessaire au petit peuple, ne serait-ce que pour le tenir en laisse. » (S DERUETTE, « Les Lumières et la question de l’athéisme, la figure du curé Meslier. Entretien avec Serge Deruette, propos recueillis par Marc Riglet », Humanisme, 2016/3, n°312, p. 58).
([180]) R. POMEAU, La religion de Voltaire, Editions Nizet, 1969.
([181]) La thématique se retrouve dans L’Ancien régime et la Révolution (Gallimard, 1967, édité par J.-P. MAYER, pp. 243-244 et 248). Voy. : N. BOBBIO, Libéralisme et démocratie, 1991 (traduction française), Cerf, 1996, p. 66 et s. ; J.-C. ESLIN, « Tocqueville : religion et modernité politique », Archives des Sciences Sociales des Religions, 1995, 89, pp. 27-39 ; A. ANTOINE, « Politique et religion chez Tocqueville », in L. GUELLEC (dir.), Tocqueville et l’esprit de la démocratie, Presses de Sciences Po, 2005, pp. 305-317. Pour Tocqueville, « les athées ne parlent pas sous le même régime de vérité que les croyants qui, pour leur part, prêtent serment sur un livre sacré et jurent leur sincérité devant leur dieu. Ce serment, plaçant le témoin ou le plaignant sous une juridiction transcendante garantit sa véracité. » (C. DEJARDIN, John Stuart Mill, libéral utopique. Actualité d’une pensée visionnaire, Gallimard, 2022, p. 94).
([182]) P. MANENT, Tocqueville et la nature de la démocratie, Fayard, 1982 (l’auteur rappelle que pour Tocqueville, « seule la religion peut modérer réellement la démocratie » (p. 121), la religion disposant d’une « utilité sociale […] largement indépendante de sa vérité intrinsèque » (p. 123)) ; J.-M. BESNIER, « Tocqueville, entre religion et avenir », Raison présente, 1995, n°113, pp. 39-53 ; J.-C. ESLIN, « Tocqueville : religion et modernité politique », Archives des Sciences Sociales des Religions, 1995, 89, pp. 27-39 ; A. ANTOINE (L’impensé de la Démocratie, Tocqueville, la Citoyenneté et la Religion, Fayard, 2003 ; « Politique et religion chez Tocqueville », in L. GUELLEC (dir.), Tocqueville et l’esprit de la démocratie, Presses de Sciences Po, 2005, pp. 305-317) ; C. COUTEL, « Religion et démocratie. Actualité de Tocqueville », L’Enseignement philosophique, 2015/3, pp. 48-56.
([183]) Adde : Livre II, Ie Partie, Chapitre V : « (l]es hommes ont […] un intérêt immense à se faire des idées bien arrêtées sur Dieu, leur âme, leurs devoirs généraux envers leur créateur et leurs semblables […] Quand la religion est détruite chez un peuple, le doute s’empare des portions les plus hautes de l’intelligence et il paralyse à moitié toutes les autres. Chacun s’habitue à n’avoir que des notions confuses et changeantes sur les matières qui intéressent le plus ses semblables et lui-même […] Un tel état ne peut manquer d’énerver les âmes ; il détend les ressorts de la volonté et il prépare les citoyens à la servitude […] Pour moi, je doute que l’homme ne puisse jamais supporter à la fois une complète indépendance religieuse et une entière liberté politique ; et je suis porté à penser que, s’il n’a pas de foi, il faut qu’il serve, et, s’il est libre, qu’il croie. ». Alors même qu’il a perdu sa foi chrétienne lors de l’adolescence, conscient de la place importante du sentiment religieux en Amérique, il estime que les peuples ne peuvent se passer d’une religion positive qui leur permet d’affronter les dérives de l’individualisme propres aux temps démocratiques comme en témoigne sa correspondance avec Arthur de Gobineau : « Plus je vis, et moins j’aperçois que les peuples peuvent se passer d’une religion positive ; cela me rend moins sévère que vous sur les inconvénients que présentent toutes les religions, même la meilleure. » (Correspondance Tocqueville-Gobineau », Revue des Deux mondes, t.39, 1907, p. 600). Cette appréhension se retrouve dans un autre de ses textes majeurs, L’Ancien régime et la Révolution : « J’arrête le premier Américain que je rencontre […] et je lui demande s’il croit la religion utile à la stabilité des lois et au bon ordre de la société ; il me répond sans hésiter qu’une société civilisée, mais surtout une société libre, ne peut subsister sans religion. Le respect de la religion y est, à ses yeux, la plus grande garantie de la stabilité de l’Etat et de la sûreté des particuliers. » (Gallimard, 1967, Edité par J.-P. MAYER, p. 248).
([184]) N. BOBBIO, Libéralisme et démocratie, Cerf, 1996, p. 67.
([185]) J.-P. CLEMENT, « Tocqueville, père du libéralisme moderne », Revue des Deux Mondes, octobre 2015, pp. 61-63.
([186]) M. BARBIER, « Religion et politique chez Benjamin Constant », R.F.S.P., 1983, pp. 38 et 28-29). Adde : D. THOUARD, Liberté et religion. Relire Benjamin Constant, CNRS Editions, 2020.
([187]) Cette dernière idée n’a pas disparu du paysage politique. Pour preuve, le discours sur la laïcité positive de Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, prononcé lors de sa visite au Palais du Latran, le 21 décembre 2007, au cours duquel le chef de l’État utilise des formulations problématiques, inacceptables voire scandaleuses (celles où apparaît une comparaison plus que douteuse entre ce que peuvent apporter l’instituteur et le curé dans « la transmission des valeurs et l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal. ») : « nous devons tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : assumer les racines chrétiennes de la France, et même les valoriser, tout en défendant la laïcité enfin parvenue à maturité. […]. Depuis le siècle des Lumières, l’Europe a expérimenté beaucoup d’idéologies. […]. Aucune de ces différentes perspectives – que je ne mets évidemment pas sur le même plan – n’a été en mesure de combler le besoin profond des hommes et des femmes de trouver un sens à l’existence. Bien sûr, fonder une famille, contribuer à la recherche scientifique, enseigner, se battre pour des idées, en particulier si ce sont celles de la dignité humaine, diriger un pays, cela peut donner du sens à une vie. Ce sont ces petites et ces grandes espérances « qui, au jour le jour, nous maintiennent en chemin » pour reprendre les termes même de l’encyclique du Saint Père. Mais elles ne répondent pas pour autant aux questions fondamentales de l’être humain sur le sens de la vie et sur le mystère de la mort. Elles ne savent pas expliquer ce qui se passe avant la vie et ce qui se passe après la mort […] Bien sûr, ceux qui ne croient pas doivent être protégés de toute forme d’intolérance et de prosélytisme. Mais un homme qui croit, c’est un homme qui espère. Et l’intérêt de la République, c’est qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui espèrent […] Et puis je veux dire également que, s’il existe incontestablement une morale humaine indépendante de la morale religieuse, la République a intérêt à ce qu’il existe aussi une réflexion morale inspirée de convictions religieuses. D’abord parce que la morale laïque risque toujours de s’épuiser ou de se changer en fanatisme quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini. Ensuite parce qu’une morale dépourvue de liens avec la transcendance est davantage exposée aux contingences historiques et finalement à la facilité […]. C’est pourquoi j’appelle de mes vœux l’avènement d’une laïcité positive, c’est-à-dire une laïcité qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un danger, mais plutôt un atout […] Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance […] Mais ce que j’ai le plus à cœur de vous dire, c’est que dans ce monde paradoxal, obsédé par le confort matériel […] la France a besoin de catholiques convaincus qui ne craignent pas d’affirmer ce […] en quoi ils croient […] la France a besoin de catholiques pleinement chrétiens, et de chrétiens pleinement actifs […] » (Adde : son ouvrage son ouvrage : La République, les religions, l’espérance, Cerf, 2004).
([188]) D’Holbach. Premières œuvres, Ed. Sociales, 1971 (spéc. : Le Christianisme dévoilé ou Examen des principes et effets de la religion chrétienne ; La contagion sacrée ou Histoire naturelle de la superstition ou tableau des effets que les opinions religieuses ont produits sur la terre, pp. 94-138 et 139-175).
([189]) Pour le philosophe genevois, « [l]’athéisme |…] ne peut être que le luxe des nantis pour qui la vie est douce ; il est en conséquence l’expression de leur morgue et de leur mépris du peuple : c’est une posture aristocratique, la meilleure alliée du despotisme. » (E. DESMONS, « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2009/1, n°29, p. 84).
([190]) « Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort […]. Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explications ni commentaires. L’existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois : voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul, c’est l’intolérance : elle rentre dans les cultes que nous avons exclus. ». Cette religion implique que l’autorité politique fixe les principes d’une morale sociale pour transformer l’homme en citoyen (G. WATRELOT, Rousseau. Religion et politique, P.U.F., 2004 ; La théologie politique de Rousseau, Presses Universitaires de Rennes, 2010). Dans le Manuscrit de Genève (première version du Contrat social, 1761, Livre III, Chapitre I, Edité par E. Dreyfus, Félix Alcan, 1896, p. 294). Rousseau précise que ces dogmes positifs et négatifs constituent « des dogmes uniquement relatifs à la morale qui […] donnent une nouvelle force aux lois ». Cette profession de foi doit être renouvelée « tous les ans avec solennité et que cette solennité doit être accompagnée d’un culte auguste et simple dont les magistrats sont les seuls ministres et qui réchauffe dans les cœurs l’amour de la patrie. ». On connaît la critique cinglante de Benjamin Constant : « Qu’est-ce que l’Etat, décidant des sentiments qu’il faut adopter ? Que m’importe que le souverain ne m’oblige pas à croire, s’il me punit de ce que je ne crois pas ? Que m’importe qu’il ne me frappe pas comme impie, s’il me frappe comme insociable ? Que m’importe que l’autorité s’abstienne des subtilités de la théologie, si elle se perd dans une morale hypothétique, non moins subtile, non moins étrangère à sa juridiction naturelle ? Je ne connais aucun système de servitude, qui ait consacré des erreurs plus funestes que l’éternelle métaphysique du contrat social. » (Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs, Chapitre XVII, De la religion, in Benjamin Constant, Ecrits politiques, Gallimard, 1997, p. 462).
([191]) M. LEVINET, « Une Utopie religieuse comme forme de la représentation : le culte et la fête de l’Être suprême (mai-juin 1794) », Procès. Cahiers d’analyse politique et juridiques, t.11-12, 1983, pp. 51-66 ; J.-P. DOMECQ, « La fête de l’Être suprême et ses interprétations », Esprit, n°154, septembre 1989, pp. 91-125 ; E. DESMONS, « Réflexions sur la politique et la religion : de Rousseau à Robespierre », Revue d’Histoire des Idées Politiques, n°29, 2009, pp. 77-93. Significativement, le 8 juin 1794, lors de la Fête de l’Être Suprême, en tant que Président de la Convention, Robespierre brûle la statue de l’Athéisme.
([192]) A noter la recherche d’une spiritualité laïque, comme dans l’article 24 de la Constitution de la République populaire de Chine (1982, version consolidée en 2018) : « L’État renforce l’édification de la civilisation spirituelle socialiste, en étendant l’éducation à tous pour que chacun ait un idéal et une haute moralité, et qu’il soit cultivé, discipliné et respectueux des lois, et en recourant à des règles de conduite, conventions et engagements de tout genre élaborés par les masses urbaines et rurales des différentes catégories. L’État défend les valeurs socialistes fondamentales, il prône les vertus civiques que sont l’amour de la patrie, l’amour du peuple, l’amour du travail, l’amour de la science et l’amour du socialisme, éduque le peuple dans l’esprit du patriotisme, du collectivisme, de l’internationalisme et du communisme, lui donne une formation dans l’esprit du matérialisme dialectique et du matérialisme historique et lutte contre les idées capitalistes et féodales et les autres idées décadentes. ».
([193]) A. CHEREL (« L’idée de tolérance au Moyen Âge », Revue d’histoire de l’Église de France, 113, 1942, pp 9-50) qui se réfère à un passage de la Lettre XCIII d’Augustin à Vincentius : « j’avais d’abord pensé qu’à l’unité chrétienne, personne ne devait être réduit de force. L’expérience m’a prouvé que j’avais tort. Les lois ont apporté une terreur salutaire ; et une foule d’âmes s’écrient maintenant : ‘Merci, mon Dieu ! Vous avez brisé nos chaînes !’ » (p. 10). Autres exemples de la bienveillance d’Augustin : « je m’assure qu’il ne faut pas regarder si l’on force, mais à quoi l’on force, c’est-à-dire si c’est au bien ou au mal. Ce n’est pas que personne devienne bon par la force : mais la crainte de ce qu’on ne veut point souffrir fait ouvrir les yeux à la vérité. » (cité par J.-M. GROS, Pierre Bayle : De la tolérance. Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer » (1686), Introduction, Honoré Champion, 2014, p. 20) ; « Il y a une persécution injuste, celle que font les impies à l’Église du Christ ; et il y a une persécution juste, celle que font les Églises du Christ aux impies […] L’Église persécute par amour et les impies par cruauté » (Lettre CLXXXV, Op. Cit., p. 20).
([194]) Deux passages, deux passages tirés du Contra ep. Permeniani sont accablants : I, 13 (« Quels châtiments, après tout, pourraient donc leur paraître injustes, alors qu’ils les subissent à la suite du jugement suprême de Dieu, qui, par de tels châtiments, les avertit de se garder du feu éternel, alors que les châtiments sont mérités par la gravité de leurs crimes et appliqués par la sagesse des puissances de la terre ? Qu’ils prouvent d’abord qu’ils ne sont ni hérétiques, ni schismatiques […] ») ; I, 14 (« Du reste, tout ce bruit qu’on fait autour des châtiments qu’ils subissent ne vient-il pas uniquement de ce que la multitude des hommes place son cœur, non pas dans son cœur, mais dans ses yeux ? Que du sang vienne à couler d’une chair mortelle, on frémit à cet aspect. Et si les âmes privées de la paix de Jésus-Christ et séparées de sa communion, meurent dans le sacrilège de l’hérésie ou du schisme, parce que rien ne frappe les yeux, personne ne pleure ») (R. JOLY, « Saint Augustin et l’intolérance religieuse », Revue belge de Philologie et d’Histoire, 1955, 33-2, pp. 264-294, spéc., p. 279).
([195]) Aux fondements de la liberté religieuse. Eglise, judaïsme et islam, Parole et Silence, 2006, pp. 208-209.
([196]) Mame / Plon, 1993, pp. 95 et 150.
([197]) Le texte ajoute : « Quand les hommes présentent à l’Eglise les questions de leur conscience, quand, à l’intérieur de l’Eglise, les fidèles s’adressent à leurs évêques et à leurs pasteurs, c’est la voix de Jésus Christ, la voix de la vérité sur le bien et le mal qu’on entend dans la réponse de l’Eglise. Dans la parole prononcée par l’Eglise retentit, à l’intime de l’être, la voix de Dieu, qui « seul est le Bon » (Mt 19, 17), qui seul « est amour » (1 Jn 4, 8.16). » (§ 117) (souligné par l’auteur). André Comte-Sponville n’a pas tort de voir dans ce propos une « philosophie de poupées russes : il faut obéir à la vérité, donc à Dieu, donc à l’Église, donc au Pape… » (Petit traité des grandes vertus, P.U.F., 1995, p. 252). On retrouve ici la position selon laquelle quand on a été instruit dans le christianisme, autrement dit dans la vérité que constitue la connaissance chrétienne, il n’est plus permis de s’en détourner. Cette assertion se retrouve, fortement amplifiée, dans les sociétés islamiques.
([198]) Pape François (24 janvier 2018, « ‘La vérité vous rendra libres’ (Jn 8, 32) », Message pour la 52ème Journée des communications sociales) : « le seul vraiment fiable et digne de confiance, sur lequel on peut compter, et qui est ‘vrai’, est le Dieu vivant. Et c’est l’affirmation de Jésus : ‘Je suis la vérité’ (Jn 14,6). L’homme, alors, découvre et redécouvre la vérité quand il en fait l’expérience en lui-même comme fidélité et fiabilité de celui qui l’aime. C’est seulement cela qui libère l’homme : ‘La vérité vous rendra libres’ (Jn 8,32).
([199]) D. AVON, « Liberté religieuse, liberté de conscience : un angle de saisie de la problématique de la conversion au XXe siècle », in B. BAKHOUCHE, I. FABRE et V. FORTIER (dir.), Dynamiques de conversion. Modèles et résistances. Approches interdisciplinaires, Op. Cit., p. 102. L’auteur cite deux textes de Pie XI (Non abbiamo bisogno, § 41 : à propos de la liberté de conscience appréhendée comme « manière de parler équivoque et trop souvent utilisée pour signifier l’absolue indépendance de la conscience, chose absurde d’une âme créée et rachetée par Dieu […] ») et de Pie XII (Discours aux juristes italiens, 6 décembre 1953 : « ce qui ne répond pas à la vérité et à la loi morale n’a objectivement aucun droit à l’existence […] ») rappelant l’approche traditionnelle catholique en la matière (p. 108).
([200]) M. CANTO-SPERBER, Sauver la liberté d’expression, P.U.F., p. 91.
([201]) Théorie de la justice, 1971, traduction française, Le Seuil, 1987, p. 254.
([202]) N. 2, § 2 : « En vertu de leur dignité, tous les hommes, parce qu’ils sont des personnes, c’est-à-dire doués de raison et de volonté libre […], sont pressés, par leur nature même, et tenus, par obligation morale, à chercher la vérité, celle tout d’abord qui concerne la religion. Ils sont tenus aussi à adhérer à la vérité dès qu’ils la connaissent et à régler toute leur vie selon les exigences de cette vérité ».
([203]) « La liberté religieuse est un droit intrinsèquement inhérent à la personne humaine, à sa dignité d’homme libre ; c’est aussi l’indicateur d’une saine démocratie et une des sources principales de la légitimité de l’État. Il est incompréhensible et préoccupant qu’aujourd’hui persistent des discriminations et des restrictions de droits, pour le seul fait d’adhérer à une foi donnée et de la professer publiquement. Il est inacceptable que subsistent de véritables persécutions en raison de l’appartenance religieuse ! Et même des guerres ! Cela blesse la raison, porte atteinte à la paix et humilie la dignité de l’homme. » (Discours aux participants au congrès international « La liberté religieuse selon le droit international et le conflit mondial des valeurs », 20 juin 2014, cité par E. PISANI, « Op. Cit. », p. 67).
([204]) Pascal. Œuvres complètes, Le Seuil, Présentation et notes de L. LAFUMA, 1963, pp. 519-520.
([205]) J. MESNARD, Pascal, Hatier, 5e édition, 1967, Conclusion, p. 190.
([206]) A. Mc KENNA (« Pascal et Gassendi : la philosophie du libertin dans les Pensées », Dix-septième siècle, 2006/4, n°233, pp. 635-647 ; Pascal et son libertin, Classiques Garnier, 2017).
([207]) H. PASQUA, Blaise Pascal, penseur de la Grâce, Tequi, 2000 ; S. DE FRANCESCHI, « Le Moment Pascalien dans la Querelle de la Grâce », Revue de Synthèse, 2009, t. 130, pp. 595-635.
([208]) T. TODOROV, La Conquête de l’Amérique, la question de l’autre, Le Seuil, 1982 ; J. DUMONT, La vraie controverse de Valladolid. Premier débat des droits de l’homme, Ed. Critérion, 1995 ; M. FABRE, « La controverse de Valladolid ou la problématique de l’altérité », Le Télémaque, Philosophie, Education, Société, 2006/1, n°29, pp. 7-16.
([209]) D. et J. SOURDEL, Dictionnaire historique de l’islam, P.U.F., 1996, entrée Peines légales, pp. 659-661 ; S. A. A. ABU-SAHLIEH, Les sanctions dans l’islam, CreatSpace Independent Publishing, 2016. Pour une vision ambigüe : M. GHOSN, L’islam et les châtiments corporels. Vers un modernisme islamique compatible avec le droit international des droits de l’homme, thèse effectuée sous notre direction, Université de Montpellier I, novembre 2010 (l’auteur y défend un argumentaire de délégitimation de la pratique des châtiments corporels dans les pays se réclamant de l’islam au nom même des valeurs de l’islam. Ce qui impliquerait le recours à un ijtihad illimité. En réouvrant « l’interprétation de l’esprit du droit musulman », il serait possible d’œuvrer à une relecture de la norme juridique musulmane en matière de sanctions pénales – en opérant un retour à l’islam mohammadien – afin de rendre celle-ci compatible avec les normes internationales pertinentes en matière de droits de l’homme. Outre la nécessité de prendre en compte la repentance (at tawbah) comme la condition juste nécessaire et suffisante de purification de l’infraction commise, le propos est de démontrer l’impossibilité de la mise en œuvre des peines corporelles car les conditions historiques objectives requises (réalisation d’une cité où règne vraiment la justice) pour la permettre ne sont pas réunies. Le propos est séduisant, mais alors, il faut se demander si cela implique que la réunion hypothétique de telles conditions pourrait rendre légitimes de telles sanctions, inadmissibles par nature). Voy. M. CHARFI, « L’islam et le pouvoir ». Pouvoir et religion, édité par Anne-Marie Dillens, Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, 2005, https://doi.org/10.4000/books.pusl.21936 : « C’est une coutume ancestrale, antérieure à l’islam, que les théologiens ont reprise à leur compte en la qualifiant d’islamique. Elle n’a rien de divin. Elle est purement humaine. […] La lapidation de l’auteur d’adultère, comme la peine de mort de l’apostat, ne relèvent pas de la parole divine, mais sont l’œuvre des théologiens, une œuvre purement humaine, qui peut donc être révisée. ». L’auteur développe un propos du même ordre s’agissant de la question de la polygamie : « Plusieurs chercheurs musulmans modernes se sont intéressés à la question et ont rappelé le contenu d’un autre verset, (iv, 129) qui dit : ‘Vous ne pourrez jamais traiter équitablement toutes vos épouses ; dussiez-vous en avoir le plus vif désir’. A la lumière de ce verset, la question se présente tout à fait autrement. La permission divine de la polygamie est assortie d’une condition et de la constatation que celle-ci est impossible à remplir, ce qui équivaut à une interdiction. ».
([210]) A. CHOURAQUI, Les hommes de la Bible, Hachette, 1994, p. 135.
([211]) Exode 21 : « 28 Si un bœuf tue d’un coup de corne un homme ou une femme, il sera lapidé et on ne mangera pas la viande. Mais le propriétaire sera tenu pour innocent. 29 Par contre, quand le bœuf a déjà, plus d’une fois, donné des coups de corne et que son propriétaire, averti, l’a laissé sans surveillance, si l’animal a causé la mort d’un homme ou d’une femme, il sera lapidé, et le propriétaire lui-même sera mis à mort. »).
([212]) T. RÖMER, Dieu obscur. Cruauté, sexe et violence dans l’Ancien Testament, Labor et Fides, nouvelle édition augmentée, 2009. Par contraste, on pense naturellement à l’épisode de la femme adultère, rapportée dans le Nouveau Testament (Jean 8, 1-11).
([213]) Exemple de la Conférence islamique des ministres des Affaires étrangères (Communiqué final, Istanbul, 14-16 juin 2004 : « La Conférence a […] appelé à mettre fin aux campagnes injustifiées lancées par certaines ONG contre un certain nombre d’Etats membres et qui consistent pour l’essentiel à demander à ces Etats d’abroger les peines et sanctions prévues par la Charia, sous prétexte de défense des droits de l’homme. […] Elle a […] dénoncé la décision de l’Union européenne concernant la condamnation de la peine de la lapidation et des autres peines qualifiées d’inhumaines et qui sont appliquées dans certains Etats membres en vertu des dispositions de la Charia » (§ 62). On rappellera l’aberration constituée par l’appartenance à cette organisation de trois Etats membres du Conseil de l’Europe (l’Albanie, l’Azerbaïdjan et la Turquie).
([214]) M. YOUNÈS (dir.), Les religions à l’épreuve de la liberté d’expression, AFPIL Université Catholique de Lyon / Vrin, 2024.
([215]) Dans les sociétés marquées par le Christianisme, la culture de la parodie peut aller très loin comme en témoignent les photographies transgressives de l’artiste espagnol José Antonio Moreno Montoya publiées en 2003 (avec l’aide de la région d’Estrémadure) dans un livre Sanctorum, où il attaque le catholicisme et sa négation obsessionnelle de la sexualité, mettant en relief un impensé majeur des dogmes chrétiens à propos de la sexualité / procréation (dont l’Immaculée Conception) et la psychologie des mystiques, des saintes et des saints. Les photographies montrent : un Christ qui se masturbe ou représenté en croix doté une fois d’un sexe masculin, une autre d’un sexe féminin ; une piéta où le Christ est masturbé par une femme […]. Voy. I. SAINT-MARTIN (« Christ, Pietà, Cène, à l’affiche : écart et transgression dans la publicité et le cinéma », Ethnologie française, 2006/1, vol. 36 (De la censure à l’autocensure), pp. 65-81 (l’article fort argumenté traite du réemploi et du détournement de thèmes chrétiens dans l’art de l’affiche cinématographique ou publicitaire ainsi que des actions judiciaires déclenchées souvent par des associations intégristes catholiques) ; Art chrétien/art sacré. Regards du catholicisme sur l’art. France, XIXe-XXe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2015) ; « Sensibilités catholiques et réactions militantes devant les ‘blasphèmes en image’ », in B. DESMONS et F. GAGELOT (dir.), Catholicisme et identité. Regards croisés sur le catholicisme français contemporain (1980-2017), Khartala, 2017, pp. 227-249. Sur la relation judaïsme / humour : Revue des sciences sociales de la France de l’Est, n°21, 1994 (L’Europe du Rire et du Blasphème), pp. 71-88 (spéc. M. KLEIN-ZOLTY, « Humour et religion », pp. 78-84 ; G. CHOURAQUI, « Rire sans humour n’est que ruine de l’homme. L’humour est mort », pp. 85-88).
([216]) F. SUDRE, Droit européen et international des droits de l’homme, P.U.F., 10e éd., 2011, § 332. La Déclaration de 1789 affirme dans son article 11 que « [l]a libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ». Comme l’a affirmé le juriste américain Robert McKay, « il n’est pas exagéré de dire qu’en l’absence de la liberté d’expression et de pensée, les autres dispositions de la Constitution manqueraient de fondement, et on peut se demander si elles pourraient survivre. A l’inverse, si toutes les dispositions de la Constitution étaient supprimées à l’exception de celles concernant ces libertés, une société libre pourrait être reconstruite » (Rapporté par K. BIRD, «« L’impossible réglementation des propos à caractère raciste aux Etats-Unis » », R.F.D.C., 2001, pp. 665-687, p. 267, note 12).
([217]) Formulation rappelée dans l’arrêt Tagiyev et Huseynov c. Azerbaïdjan (5 décembre 2019, § 44, condamnation à trois et quatre ans d’emprisonnement pour incitation à la haine religieuse à la suite d’un article comparant les valeurs occidentales et les valeurs orientales, ainsi que les idées religieuses qui en sont le fondement, qui comportait des remarques sévères sur l’islam et le Prophète) : « tout groupe religieux doit tolérer le rejet par autrui de ses croyances et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à sa foi dès lors que les déclarations en cause n’incitent pas à la haine ou à l’intolérance religieuse ». La Cour EDH relève le caractère de débat d’intérêt public de celui portant sur le rôle des religions dans le développement de la société (§ 45) et pointe la grande sévérité des sanctions pénales en l’espèce, susceptible de produire un effet dissuasif (a chilling effect) sur l’exercice de la liberté d’expression en Azerbaïdjan et de dissuader la presse de débattre ouvertement de matières touchant la religion, son rôle dans la société et d’autres questions d’intérêt public. » (§ 49).
([218]) B. CHELINI-PONT, M. PENA et E. TAWIL, « Liberté d’expression et religion », Table ronde Constitution et liberté d’expression, Annuaire international de justice constitutionnelle, Année 2008, 23/2007, p. 209.
([219]) La jurisprudence de la Cour EDH va dans ce sens. Elle est plutôt favorable à la liberté d’expression lorsque celle-ci se confronte à la liberté de conscience et de religion. Cette posture est critiquée par certains auteurs qui regrettent l’insuffisante protection de cette dernière (par exemple : G. GONZALEZ, « Liberté d’expression et respect des convictions religieuses devant la Cour européenne des droits de l’homme : un combat (heureusement ?) inégal », Revue du droit des religions, 15 /2023, pp. 145-159). L’arrêt rendu à l’unanimité dans l’affaire Bouton c. France (13 octobre 2022) est ici emblématique. La requérante était membre du mouvement international des Femen, connu pour les actions de provocation de ses membres apparaissant poitrines nues lors de toutes leurs actions publiques afin de détourner l’image de la femme comme objet sexuel pour se l’approprier et en faire un message politique, la requérante s’était brièvement montrée seins nus seins nus dans l’église parisienne de La Madeleine, en dehors de tout office, un voile sur les cheveux, les mains jointes en signe de prière et mimant l’avortement de l’embryon de Jésus en déposant sur l’autel un morceau de foie de veau sanguinolent censé représenter un fœtus. Sur son torse et son dos figuraient des inscriptions portant un message féministe en référence au manifeste pro-avortement de 1971 dit manifeste des 343 salopes. Cette intervention, qui visait à dénoncer la position de l’Église catholique sur l’avortement, s’était déroulée en présence de journalistes dûment invités qui avaient ensuite diffusé des photographies de l’évènement. L’intéressée avait été condamnée pour exhibition sexuelle à un mois de prison avec sursis pour exhibition sexuelle, ainsi qu’à payer au représentant de la paroisse un montant de 2 000 euros au titre du préjudice moral. Pour le juge européen, eu égard à son caractère militant, l’action de la requérante, qui cherchait à exprimer ses convictions politiques […] doit être regardée comme constituant une ‘performance’ entrant dans le champ d’application de l’article 10. La mise en scène […] organisée selon les modalités arrêtées par le mouvement des Femen, avait en effet pour but de véhiculer, dans un lieu de culte symbolique, un message relatif à un débat public et sociétal portant sur le positionnement de l’Église catholique sur une question sensible et controversée, à savoir le droit des femmes à disposer librement de leur corps, y compris celui de recourir à l’avortement. » (§ 48). En outre, « l’action de la requérante à laquelle aucun comportement injurieux ou haineux n’a été reproché, quelque choquante qu’elle ait pu être pour autrui eu égard à la nudité qu’elle a imposée dans un lieu public […] avait pour seul objectif de contribuer, par une performance délibérément provocante, au débat public sur les droits des femmes, plus spécifiquement sur le droit à l’avortement. » (§ 53). 65. Considérant par ailleurs la gravité de la sanction, la Cour estime que les motifs adoptés par les juridictions internes [oublieux des motivations de l’intéressée] ne sont pas de nature à lui permettre de considérer qu’en l’espèce, elles ont procédé à la mise en balance entre les intérêts en présence de manière adéquate et conformément aux critères dégagés par sa jurisprudence. » (§ 65). Ce constat laisse planer un doute : comment le juge de Strasbourg aurait-il conclu si, dans la pesée des droits en conflits, le juge interne, examinant pleinement les motivations de la requérante, avait abouti à une position favorable à la liberté de conscience et de religion ?
([220]) Il y a là une « condition nécessaire de la recherche de la vérité », une vérité simplement humaine et non transcendante car, à partir d’opinions diverses, « la vérité ne peut […] surgir que de la confrontation rationnelle d’opinions humainement évaluées et pesées, sans autre gage de rigueur que les exigences mêmes de l’entendement. » (C. DEJARDIN, John Stuart Mill, libéral utopique. Actualité d’une pensée visionnaire, Gallimard, 2022, p. 162). Mill défend « une vision de la vérité comme dévoilement qui ne peut venir que de la confrontation, du débat, de la réfutation progressive de l’erreur. » (P. BOURETZ, « MILL John Stuart, La liberté, 1859 », in F. CHATELET, O. DUHAMEL et E PISIER (dir.), Dictionnaire des œuvres politiques, P.U.F., 3e éd., 1995, p. 813). Adde : P. NIESEN, « Parole, vérité et liberté de Jeremy Bentham à John Stuart Mill », Archives de Philosophie, 2015/2, t.78, pp. 291-308.
([221]) S’agissant de l’islam : G. BENCHEIKH, « Fondamentalisme et modernité », Les Cahiers de l’Orient, 2017/1, n°125, pp. 89-102. Pour le Protestantisme : A.-M. REIJNEN, « Le protestantisme et son fondamentalisme », in A.-M. DILLENS (éd.), Pouvoir et religion, Presses universitaires Saint-Louis, 2005, pp. 159-179. Pour le judaïsme : D. MEYER (« Les religions face à leurs fondamentalismes et intégrismes : une perspective du judaïsme », in A.-M. DILLENS (éd.), Op. Cit., pp. 121-132) qui rappelle que le judaïsme se compose de deux types de lois indissociables : la loi écrite et la loi orale, cette dernière constituant une interprétation de la première, soit non seulement une lecture possible parmi bien d’autres, mais l’interprétation qui donne à la loi écrite son sens.
([222]) J.-M. FERRY, « Face à la tension, entre droits de l’homme et religion, quelle éthique universelle ? Réflexions sur un au-delà problématique de la laïcité », Recherches de Science Religieuse, 2007/1, t. 95, pp. 63-64.
([223]) D. MEYER, « Op. Cit. », p. 121.
([224]) Incrimination toujours présente dans les législations de certains États européens (Autriche, Pologne, Turquie) (en Autriche, l’article 188 du Code pénal (Dénigrement de doctrines religieuses) : « Quiconque dénigre ou bafoue, dans des conditions de nature à provoquer une indignation légitime, une personne ou une chose faisant l’objet de la vénération d’une Église ou communauté religieuse établie dans le pays, ou une doctrine, une coutume autorisée par la loi ou une institution autorisée par la loi de cette Église ou communauté encourt une peine d’emprisonnement de six mois au plus ou une peine pécuniaire de 360 jours-amende au plus. » ; en Pologne, l’article 196 du Code pénal : peine d’amende et privation de liberté de deux ans maximum pour quiconque aura offensé les sentiments religieux d’autres personnes en insultant publiquement un objet de culte religieux ou un lieu destiné à des cérémonies religieuses publiques ; en Turquie, l’article 175, 3e et 4e alinéas, du code pénal : « Quiconque insulte Dieu, l’une des religions, l’un des prophètes, l’une des sectes ou l’un des livres sacrés (…) ou bien vilipende ou outrage une personne en raison de ses croyances ou de l’accomplissement des obligations religieuses (…) sera puni d’une peine d’emprisonnement de six mois jusqu’à un an et d’une amende lourde de 5 000 jusqu’à 25 000 livres turques. La peine est doublée lorsque l’acte incriminé prévu dans le troisième alinéa du présent article est commis par voie de publications. »). Selon le Catéchisme de l’Église catholique, le terme fait l’objet d’une définition très large : « [l]e blasphème s’oppose directement au deuxième commandement [« Tu ne prononceras pas le nom du Seigneur ton Dieu à faux »]. Il consiste à proférer contre Dieu – intérieurement ou extérieurement – des paroles de haine, de reproche, de défi, à dire du mal de Dieu, à manquer de respect envers Lui dans ses propos, à abuser du nom de Dieu. […]. L’interdiction du blasphème s’étend aux paroles contre l’Église du Christ, les saints, les choses sacrées. […]. Le blasphème est contraire au respect dû à Dieu et à son saint nom. Il est de soi un péché grave. » (n. 2148).
([225]) Sur la question de la légitimité de l’interdit du blasphème : R. OGIEN, La Liberté d’offenser, le Sexe, l’Art et la Morale, Ed. La Musardine, 2007 ; G. HAARSCHER, Liberté d’expression, blasphème, racisme : essai d’analyse philosophique et comparée, Working Papers du Centre Perelman de philosophie du droit, n° 2007/1, mis en ligne le 24 juin 2007, http://www.philodroit.be ; A. TRICOIRE, Petit traité de la liberté de création, La Découverte, 2011, pp. 183-203 ; D. AVON, « Liberté et blasphème. Chassé-croisé centré sur le monde européen et le monde arabe (années 1980-années 2010) », Annuaire Droit et religions, 2013-2014, vol. 7, pp. 358-370 ; A. DIERKENS et J.‑P. SCHREIBER (éds.), Le blasphème. Du péché au crime, Éditions de l’université de Bruxelles, 2012 ; A. CABANTOUS, Histoire du blasphème en Occident : XVIe-XIXe siècle, A. Michel, 2015 ; C. FOUREST, Eloge du blasphème, Grasset, 2015 ; C. LARGEOT et F. MARCHADIER (dir.), Le blasphème dans une société démocratique, Dalloz, 2016 ; J. DE SAINT VICTOR, Blasphème. Brève histoire d’un « crime imaginaire », Gallimard, 2016 ; J. FAVRET-SAADA (Une anthropologie des polémiques à enjeux religieux : le cas des affaires de blasphème, Société d’ethnologie, coll. Conférence Eugène Fleischmann, 2016 ; Les sensibilités religieuses blessées, christianismes, blasphèmes et cinéma, 1965-1988, Fayard, 2017 ; Le retour de l’accusation de blasphème est une révolution dans notre vie publique. Entretien avec Arnaud Esquerre, Analyse, Opinion, Critique, 2020) ; A. BARB et D. LACORNE (dir.), Les politiques du blasphème, Khartala, 2018 ; C. BURGUN et L. DANTO (dir.), Le blasphème. Le retour d’une question juridique oubliée entre droits sacrés et droits civils, Artège Lethielleux, 2020 (spéc. : G. WOIMBÉE, « Note théologique sur la notion de blasphème », pp. 13-31, à propos de la définition du blasphème au sein de l’Église catholique).
([226]) La lecture de l’Observation générale n° 34 émise par le CDH des Nations Unies à propos de l’article 19 du PIDCP (liberté d’opinion et d’expression) (CCPR/C/GC/34, 102e session, Genève, 11-29 juillet 2011) va clairement dans ce sens : « les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte, sauf dans les circonstances spécifiques envisagées au paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte. […] Il ne serait pas […] acceptable que ces interdictions servent à empêcher ou à réprimer la critique des dirigeants religieux ou le commentaire de la doctrine religieuse et des dogmes d’une foi ».
([227]) J. DE SAINT VICTOR (Op. Cit., p. 12) rappelle l’importance cruciale du « droit à l’impertinence, si propres à Panurge, à Figaro, à Gavroche, cette pulsion ludique contre tout interdit, celui de Dieu, des puissants, ou des cuistres. » (p. 12) et pointe le thème de la répression du blasphème dans les corpus religieux (Deutéronome 5, 11 ; Lévitique 24, 15-16) et sa perpétuation sous L’Ancien Régime et dans les pays européens.
([228]) R. MALKA, Le droit d’emmerder Dieu, Grasset, 2021, p. 72 (Richard Malka était l’avocat du média satirique Charlie Hebdo lors du procès des auteurs des attentats terroristes de janvier 2015). Dans le même sens : R. VANEIGEM, Rien n’est sacré, tout peut se dire. Réflexions sur la liberté d’expression, La Découverte, 2015, pp. 29-30 (« [l]e blasphème est le résidu d’un totalitarisme religieux incompatible avec le progrès humain. Il n’a guère plus de sens dans une société laïque que n’en aurait aujourd’hui l’attouchement des écrouelles par quelque descendant des rois de France. »).
([229]) Assemblée générale : A/RES/60/150 (16 décembre 2005) ; A/RES/61/164 (19 décembre 2006) ; Conseil des droits de l’homme : résolution de compromis du Conseil des droits de l’homme (16/18, 12 avril 2011, qui condamne « tout appel à la haine religieuse qui constitue une incitation à la discrimination par l’intermédiaire de la presse écrite, des médias audiovisuels ou électroniques ou de tout autre moyen » (A/HRC/RES/16/18, « Lutte contre l’intolérance, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation, la discrimination, l’incitation à la violence et la violence visant certaines personnes en raison de leur religion ou de leur conviction »). Comme le relève justement Guy Haarscher, « [i]ci, on en revenait à la conception première du blasphème (attaques contre la religion, contre Dieu), tout en conservant le vocabulaire de la diffamation, donc du droit à la réputation, donc des ‘droits de l’homme’. Mais il ne s’agissait plus d’individus se disant, à tort ou à raison, attaqués en raison de leurs convictions religieuses : il était question ‘des religions’ » (« Liberté religieuse contre liberté d’expression ? Pressions de conformité et rhétorique politiquement correcte », Revue du droit des religions, 9/2020, pp. 33-53). Par ailleurs, cette résolution (ayant la valeur d’une simple recommandation) est produite par un organe dominé par les États ne respectant pas les droits de l’homme et, partant, bien peu légitime.
([230]) C. LAGEOT et F. MARCHADIER, « Revalorisation de la liberté d’expression ou surprotection du sentiment religieux d’autrui ? Note s/ Cour EDH, 15 septembre 2022, Rabczewska c. Pologne », RDLF., 2023, chron. n°21.
([231]) C. LAGEOT et F. MARCHADIER, « Op. Cit. ».
([232]) « Op. Cit. », pp. 44-45.
([233]) « Liberté d’expression, blasphème, racisme : essai d’analyse philosophique et comparée », « Op. Cit. », pp. 2 (« Je montrerai que, pour ‘acclimater’ le délit de blasphème, il est nécessaire de le traduire dans la langue des droits de l’homme, opération qui ne va pas sans périls majeurs. J’exprimerai ce processus de traduction illégitime, si on me le permet, par l’idée du ‘loup dans la bergerie’ : l’adversaire des droits de l’homme (le ‘loup’) se déguiserait en défenseur de ces derniers (le ‘mouton’), rendant le travail critique d’autant plus difficile. »), 4 et 5.
([234]) « Il est philosophiquement intenable de considérer que des individus sont collectivement ‘injuriés’ ou ‘diffamés’ parce que leurs croyances sont attaquées. Parler d’injure (ou d’insulte) faite au Prophète – ou à Dieu le Père, Jésus et Marie […] – est particulièrement absurde, dans la mesure où ce sont des personnages qui possèdent ou ne possèdent pas un caractère divin selon l’engagement de l’interlocuteur considéré. Attaquer – même vigoureusement – la religion, ou l’athéisme, ou encore le rôle de la foi ou de l’incroyance dans la vie de la cité, fait et doit faire partie du libre débat démocratique. » (G. HAARSCHER, « Ibid. », p. 10, souligné par l’auteur).
([235]) Art. 20 du PIDCP (« 2. Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi ») ; Art. 9 de la CEDH (« 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »).
([236]) J. de SAINT VICTOR, Op. Cit., p. 91.
([237]) C. LAGEOT et F. MARCHADIER, « Op. Cit. ».
([238]) Revue trimestrielle des droits de l’homme, n°68, 2006, pp. 839-849, note P.-F. DOCQUIR. Adde : L. FRANCOIS, « Liberté d’expression et convictions religieuses dans la jurisprudence européenne », Légicom, n° 55, 2015/2, pp. 143-151.
([239]) L’article comportait les passages suivants : « 1. L’Église catholique s’auto-institue seule détentrice de la vérité divine et s’arroge le « devoir » de diffuser sa doctrine comme seule universelle. 2. Elle proclame fortement l’accomplissement de « l’ancienne » Alliance dans la nouvelle, la supériorité de cette dernière, doctrine qui prolonge « l’enseignement du mépris » des juifs, jadis dénoncée par Jules Isaac en tant que fondatrice de l’antisémitisme. Selon Jean-Paul II, l’interprétation authentique de « la parole de Dieu, écrite et transmise, a été confiée au seul magistère vivant de l’Eglise » […] C’est l’Église catholique qui posséderait « une lumière et une force capables de résoudre même les questions les plus discutées et les plus complexes ». Les non-catholiques sont regardés avec condescendance : « Tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Eglise le considère comme une préparation évangélique. » […] La loi, que l’Église appelle « ancienne » n’est qu’une préfiguration de la perfection chrétienne. Le Décalogue de Moïse est « promesse et signe de l’Alliance nouvelle ». Jésus est le « nouveau Moïse ». La loi de Moïse n’est que « la figure de la vraie loi », « le prototype de la vérité ». Moïse est descendu du Sinaï portant « des tables de pierre » dans ses mains. Les apôtres ont apporté « l’esprit saint dans leurs cœurs ». La loi chrétienne est « écrite non avec de l’encre, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les cœurs ». Les prescriptions données par Dieu dans l’ancienne Alliance sont « parvenues à leur perfection dans la nouvelle ». Car la loi ancienne est inefficiente. Elle a, certes, un rôle pédagogique. Mais la « justice » qu’elle exige, elle ne peut la donner à personne : seule la loi nouvelle confère la grâce, elle « ne se contente pas de dire ce qui doit se faire », mais elle donne aussi la force de « faire la vérité ». […] On doit se demander comment les catholiques, comment les autorités religieuses catholiques « encaisseraient » une agression juive équivalente contre la nouvelle Alliance. […] De nombreux chrétiens ont reconnu que l’antijudaïsme scripturaire et la « doctrine de l’accomplissement » de l’ancienne par la nouvelle Alliance, conduisent à l’antisémitisme et ont formé le terrain où ont germé l’idée et l’accomplissement d’Auschwitz. ».
([240]) A noter que dans son arrêt du 9 novembre 1995 cassé par la Cour de cassation, la Cour d’appel de Paris relève opportunément : « en critiquant de manière aussi vigoureuse l’Encyclique « Splendeur de la Vérité », Paul Giniewski soulève un débat à la fois théologique et historique sur la portée de certains principes religieux et sur les racines de l’Holocauste ; que la thèse soutenue par cet auteur, parce qu’elle relève exclusivement du débat doctrinal, ne constitue pas, sur le plan juridique, un fait précis susceptible de caractériser une diffamation […] ». Ultérieurement saisie, la Cour d’appel d’Orléans (14 décembre 1998) retient la diffamation et exclut la bonne foi du requérant, condamné à et à condamné à payer 1 FRF de dommages et intérêts à l’association demanderesse et à la publication d’un communiqué à ses frais dans un journal d’audience nationale mentionnant l’existence du délit de diffamation.
([241]) J. SCHEUER, « L’Église catholique et les croyants des autres religions. De l’élaboration de Nostra Aetate à nos jours », Nouvelle revue théologique, 2013/2, t.135, p. 241.
([242]) J. ISAAC, Jésus et Israël, A. Michel, 1948, spéc., pp. 349-549 (Jules Isaac puise notamment sa source dans l’accusation de Peuple déicide contre les Juifs et les mythes du rejet d’Israël par Dieu et de la dispersion comme châtiment divin de la crucifixion) : « Meurtrier de de Jésus, du Christ-Messie, meurtrier de l’Homme-Dieu, déicide ! telle est l’accusation lancée contre le peuple juif tout entier, sans réserves, sans distinctions d’aucune sorte […] Accusation capitale à laquelle est lié le thème du châtiment capital, de la terrifiante malédiction pesant sur les épaules d’Israël, expliquant (et par avance justifiant) son misérable destin, ses plus cruelles épreuves […], les flots de sang qui s’échappent de ses plaies sans cesse rouvertes à vif. En sorte que, par un ingénieux mécanisme – alternatif – fait de sentences doctorales et de fureurs populaires, se trouve rejeté sur le compte de Dieu ce qui, vu de la sphère terrestre, est assurément le fait de l’incurable vilénie humaine, de cette perversité, diversement mais savamment exploitée de siècle en siècle, de génération en génération, qui culmine à Auschwitz, dans les chambres à gaz et les fours crématoires de l’Allemagne nazie. » (pp. 351-352). Adde : C. IANCU, Les mythes fondateurs de l’antisémitisme. De l’Antiquité à nos jours, Privat, 2017 ; V. NIKIPROWETZSKI (Ed.), De l’antijudaïsme antique à l’antisémitisme contemporain, Presses Universitaires du Septentrion, 1979 ; L. POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme, Le Seuil, 1991 ; D. COHEN-LEVINAS et A. GUGGENHEIM (dir.), L’antijudaïsme à l’épreuve de la philosophie et de la théologie, Le genre humain, Le Seuil, 2016/1-2 (n°56) ; J.-M. AUWERS, R. BURNET et D. LUCIANI (dir.), L’antijudaïsme des Pères. Mythe et/ou réalité ?, Ed. Beauchesne, 2017).
([243]) Ainsi que le reconnaît le théologien jésuite Michel Fédou, pointant les limites du dialogue interreligieux, « Reste toutefois, du point de vue théologique, une difficulté de fond : les chrétiens peuvent-ils réellement attendre quelque chose d’un dialogue avec d’autres croyants, alors que pour eux Dieu a parlé une fois pour toutes en son Fils et qu’il n’y a pas à attendre une autre Révélation qui compléterait celle du Nouveau Testament ? On notera au passage qu’une question analogue peut être posée à propos des autres croyants : que peuvent-ils, eux aussi, attendre d’un dialogue avec les chrétiens, dès lors qu’ils sont convaincus de professer la vérité ? Qu’il s’agisse en tout cas des chrétiens ou des autres, c’est bien au nom de la « vraie religion » que, dans l’histoire, on a voulu justifier l’intolérance vis-à-vis de ceux qu’on appelait les « infidèles. […] » (« L’Église et les autres croyants », Études, 2009/11, t. 411, p. 500).
([244]) Comme le montre la lecture du Catéchisme de l’Église catholique (11 octobre 1992) : n. 1963 (« Selon la tradition chrétienne, la Loi sainte […], spirituelle […] et bonne […] est encore imparfaite. Comme un pédagogue […] elle montre ce qu’il faut faire, mais ne donne pas de soi la force, la grâce de l’Esprit pour l’accomplir. A cause du péché qu’elle ne peut enlever, elle reste une loi de servitude. […] Cependant la Loi demeure la première étape sur le chemin du Royaume. Elle prépare et dispose le peuple élu et chaque chrétien à la conversion et à la foi dans le Dieu Sauveur. ») et de la Déclaration Nostra Aetate sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes adoptée lors du Concile Vatican II (1965), § 2 : « l’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. Toutefois, elle annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est “la voie, la vérité et la vie” (Jn 14, 6) ».
([245]) P.-M. BEAUDE, « N’y a-t-il d’accomplissement que chrétien ? », Revue des sciences religieuses, 1994, 68-3, pp. 325-336. L’auteur rappelle la récurrence avec laquelle « les penseurs juifs s’élèvent contre l’impérialisme de la notion chrétienne d’accomplissement qui leur apparaît comme une condamnation de leur identité. » (pp. 325-326). Pour autant, il pointe également la « sainteté séparante » revendiquée par Israël qui se définit comme « la nation créée et élue par Dieu qui lui a donné la Torah. La Torah est pour Israël. » (p. 331).
([246]) Revue trimestrielle de droit civil, 2023, pp. 190-193, Chron., J.-P. MARGUENAUD (« Chronique de la haine ordinaire aux heures de grande écoute »). Trois mille euros pour provocation à la discrimination, à la haine raciale ou à la violence à l’égard des musulmans en raison de propos tenus lors d’une émission télévisée diffusée en direct à une heure de grande écoute dans le cadre de la promotion de l’un de ses ouvrages (sollicité plusieurs fois par le journaliste quant aux musulmans vivant en France, il avait dénoncé une « invasion », une « colonisation » et une « lutte pour islamiser un territoire » et tenu un discours axé sur l’idée que tous les musulmans ne pouvaient, par vocation religieuse, même lorsqu’ils n’étaient pas violents, qu’être adeptes du jihad, sans se désolidariser de ceux qui se livrent à la violence au nom de leur foi, ajoutant : « je pense qu’il faut leur donner le choix entre l’islam et la France ».
([247]) M. LEVINET, « La jurisprudence erratique de la Cour européenne des droits de l’homme à l’égard de l’interdiction de l’abus de droit. Sur quelques affaires récentes », Les Cahiers Portalis, Revue française d’études et de débats juridiques, P.U.A.M., 2023/1, n°11 (Formes contemporaines de l’abus de droit), pp. 47-55.
([248]) Le juge de Strasbourg en était déjà convenu dans l’affaire Jean-Marie Le Pen c. France (req. n°187188/09). La Cour de cassation est ici à l’unisson. Ainsi, face à un affirmant que la pratique de l’islam en France s’opposait à l’intégration des immigrés musulmans dans le pays, elle indique « qu’il est normal que les citoyens débattent des difficultés relatives à l’immigration, fussent-elles d’ordre religieux, et puissent exprimer leur opinion […] que la seule crainte du risque de racisme ne saurait priver les citoyens de la liberté de pensée et d’expression, dans la mesure ou le débat se déroule de bonne foi, et sans but de discrimination » (Cass. Crim., 17 mai 1994, ASTI c. M. Bassi).
([249]) En l’occurrence, le fait que la religion catholique romaine était celle de l’immense majorité de la population a été un élément déterminant. La formulation est réitérée dans les arrêts E. S. c. Autriche (25 octobre 2018, § 44, propos tenus lors d’un séminaire pour militants politiques attribuant à Mahomet des tendances pédophiles, Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2019/2, n°118, pp. 505-517, note G. HAARSCHER) et Rabczewska c. Pologne (15 septembre 2022, §§ 47 et 64, référence par une chanteuse pop-rock à « ces histoires [bibliques] incroyables » écrites par « une personne défoncée au vin et à l’herbe »). Dans ce dernier arrêt, le juge européen rappelle que toute personne usant de sa liberté d’expression doit éviter, « autant que faire se peut, les messages qui, relativement à des objets de vénération, peuvent apparaître gratuitement offensants pour autrui et profanateurs » (§ 47). Ici, elle « considère que les expressions examinées n’ont pas été jusqu’à constituer une attaque impropre ou abusive d’un objet de vénération religieuse » (§ 64). Demeure la difficulté d’identifier les critères du « gratuitement offensant ».
([250]) La présente étude n’aborde pas spécifiquement la question de l’art religieux (E. AMIOT, M. AYMES, M. BLAISON, A. CARTOUX, C. HOTTIN et A. MALHERBE, « Approches de l’art religieux », Labyrinthe, 6/ 2000, Débat : l’art religieux en question, pp. 93-102). Ici également, se pose la question de la censure des œuvres. Ainsi, l’exemple de la mobilisation d’un groupe traditionaliste angevin contre le Christ de Germaine Richier pour l’église d’Assy (diffusion massive d’un prospectus dit « tract d’Angers », où la photographie de l’œuvre incriminée était accompagnée de la légende « On ne se moque pas de Dieu ». Par souci de conciliation, l’évêque d’Annecy fit retirer l’œuvre le 1er avril 1951.
([251]) M. VERDUSSEN, « Les droits de l’homme et la création artistique », in Mélanges Pierre Lambert, Bruylant, 2000, p. 1001 et s. Ainsi que le rappelle Patrick Wachsmann, « [l]’art occidental […] n’a jamais cessé de jouer avec le sacré, l’ordre du monde et les mythes qui le légitiment à nos yeux. La culture européenne inclut la parodie ; c’est pour beaucoup une culture du blasphème, reconnaissant le trivial, le bouffon, le burlesque comme les autres insignes d’un grand art. » (Obs. critiques s/ Cour EDH, Otto-Preminger-Institut, R.U.D.H., 1994, p. 449). De ce fait, la société démocratique implique la reconnaissance du droit à l’anticonformisme, y compris lorsqu’il emprunte des formes et des images choquantes.
([252]) R. OGIEN, « De la réprobation morale à la répression pénale », Nouvelle revue d’esthétique, 2010/2, p. 59.
([253]) A. MONTAS, « Le juge et la liberté de création artistique », Les Cahiers de la Justice, 2018/4, n°4, p. 738. L’affirmation vaut particulièrement dans le domaine de la peinture tant il s’avère qu’« au cours de l’histoire se dessine en gros une évolution dans le sens d’un art où seule compte la vision subjective du peintre. » et que, plus généralement, « [l]’activité de l’artiste paraît incontrôlable et ne s’insère pas dans l’ordre commun du travail utile, nécessaire et rémunérateur. » (M. J. FRIEDLÄNDER, De l’Art et du connaisseur, Le Livre de Poche, 1969, pp. 25-26).
([254]) J. MOURGEON, Dalloz, 1974, chron. XLIV, p. 247.
([255]) O. REVAULT d’ALLONNES, La création artistique et les promesses de la liberté, Klincksiek, 1e éd., 1973 / réédition 2007) ; A. TRICOIRE (dir.), La création est-elle libre ?, Editions Le Bord de l’eau, 2003 ; N. HEINICH, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 2005 ; R. OGIEN, La liberté d’offenser. Le sexe, l’Art et la morale, Editions La Musardine, 2007 ; P. ESQUIVEL, L’autonomie de l’art en question. L’art en tant qu’Art, L’Harmattan, 2008 ; M. GABRIEL, Le pouvoir de l’art, Flammarion, 2021.
([256]) A. ESQUERRE, Interdire de voir : sexe, violence et liberté d’expression au cinéma, Fayard, 2019. Le souci de censure peut provenir de particuliers ou d’organisations intégristes et occasionner des pressions voire des actes de violence, y compris des émeutes et l’incendie de salles de projection : le film de Jean-Luc Godard, Je vous salue Marie (1985), transposition à l’époque moderne de l’histoire de la virginité de Marie où l’on retrouve les épisodes de l’Annonciation, de l’Incarnation et de la Nativité ; celui de Martin Scorcese, La Dernière Tentation du Christ (1988), qui met en scène Jésus rêvant sur la croix qu’il échappe à la crucifixion et voyant en rêve une vie heureuse dans laquelle il devient un patriarche entouré d’enfants
([257]) Parmi nombre d’autres écrivains menacés dans leur existence pour des écrits prétendument blasphématoires, contraints de s’exiler ou de vivre sous protection : le grand romancier britannique d’origine indienne, Salman Rushdie, auteur des Versets sataniques (1988) (Christian Bourgois, 1989) (J. FAVRET-SAADA, « Rushdie et Compagnie. Préalables à une anthropologie du blasphème », Ethnologie Française, 1992/3 (Paroles d’outrage), pp. 251-260) et d’autres œuvres aussi remarquables (Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, Actes Sud, 2016 ; Quichotte, Actes Sud, 2020), objet d’une tentative d’assassinat lors d’une conférence donnée dans l’État de New York, le 12 août 2022. Il faut aussi citer les écrivaines critiquant l’interprétation dogmatique du Coran et les violences faites aux femmes, notamment : Taslima Nasreen et Hirsi Ali.
([258]) Editions Jean-Jacques Pauvert, Préface d’André Breton, 1964. La pièce ne fut jouée qu’en 1969, à Paris, dans la mise en scène de Jorge Lavelli.
([259]) Interdit de diffusion avant l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat du 24 janvier 1975 (Ministre de l’information c. Société Rome-Paris films, Rec., p. 57 ; R.D.P., 1975, p. 2086, concl. M. ROUGEVIN-BAVILLE ; Gaz. Pal., 1975, I, p. 350, chron. J. MOURGEON) intervenu après un vif débat marqué par la lettre cinglante et magistrale du cinéaste Jean-Luc Godard au Ministre de la culture André Malraux, à l’origine de la censure, « cette Gestapo de l’esprit » (« Monsieur le Ministre de la Kultur », Le Nouvel Observateur, 6 avril 1966 : « Si ce n’était prodigieusement sinistre, ce serait prodigieusement beau et émouvant de voir un ministre UNR de 1966 avoir peur d’un esprit encyclopédique de 1789. […] Rien d’étonnant à ce que vous ne reconnaissiez plus ma voix quand je vous parle, à propos de l’interdiction de Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot, d’assassinat. »).
([260]) D. AVON (dir.), La Caricature au risque des autorités politiques et religieuses, Presses Universitaires de Rennes, 2010, Annexe, pp. 187-196 (« ‘L’affaire des caricatures ». Chronologie et mise en perspective »). Dans le même ouvrage : C. AMALVI, « De la reproduction édifiante de l’œuvre d’art religieuse à son détournement parodique (du Second Empire à nos jours) », pp. 15-34). L’auteur analyse le « rayonnement d’images chrétiennes édifiantes » de 1860 à 1940 et « les images irrévérencieuses placées au service du combat anticlérical au XXe siècle » (notamment, les œuvres de Max Ernst, Luis Buñuel (ses films dénonçant les hérésies de la religion chrétienne et le fanatisme religieux) et les publications satiriques d’Hara-Kiri, puis de Charlie Hebdo). Adde : J. FAVRET-SAADA, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Editions Les Prairies ordinaires, 2007, Réédition augmentée, Fayard, 2015.
([261]) Voy., le livre percutant de Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo lors du procès des auteurs des attentats terroristes de janvier 2015 (Le droit d’emmerder Dieu, Grasset, 2021). Il y revendique le droit de « rire, de dessiner, de jouir de nos libertés, de vivre la tête haute, face à des fanatiques qui voudraient nous imposer leur monde de névroses et de frustrations […] » (p. 14). Du même : sa plaidoirie lors du procès en appel devant la Cour d’assises spéciale de Paris, le 17 octobre 2022 (Traité sur l’intolérance, Grasset, 2023).
([262]) TGI Paris, 17e ch. Corr., 22 mars 2007, Sté des Habous et des lieux saints de l’Islam et a. c. Ph. Val et Sté Editions Rotative, JCP G n°19, 9 mai 2007, note E. Derieux ; Cour d’appel de Paris, 11e ch., sect. A, 12 mars 2008, Ph. Val et Société Editions Rotative c. Union des organisations islamiques de France (Légipresse, 2008, n°252, p. 107 et s., note H. Leclerc). Voy. C. VIENNOT, « Les caricatures de Mahomet appréciées par les juridictions françaises », Les Cahiers de la Justice, 2015/2, pp. 265-282. Du même auteur : « Les croyances, symboles et rites religieux en droit de la presse : réflexions autour de l’absence d’incrimination de blasphème on droit français », Archives de politique criminelle, 2014, n°36, pp. 53-78.
([263]) Editorial de Félix Rome, Dalloz, 2007, n°14, p. 929.
([264]) Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, 25 janvier 2007, interdiction judiciaire d’exposer la toile Apocalypse, œuvre d’Otto Mülh faite de collages de corps peints et de visages à partir d’agrandissements de photos de trente-quatre personnalités publiques nues s’adonnant à des pratiques sexuelles, parmi lesquelles le cardinal autrichien Hermann Groer et Mère Teresa, celle-ci étant représentée la poitrine nue en train de prier entre deux hommes – dont ledit prélat – qui éjaculent sur elle. Pour le juge de Strasbourg, les corps étant peints de manière irréaliste et exagérée, le tableau ne visait pas à refléter la réalité ; se trouvait donc en cause « une caricature des personnes concernées au moyen d’éléments satiriques » (§ 33). A noter que l’arrêt est rendu par quatre voix contre trois et que les opinions dissidentes sont fortement argumentées. Celle du juge Loucaides pour lequel « le tableau en question ne saurait, quelque effort d’imagination que l’on déploie, être qualifié de satirique ou artistique. […] [il] n’est qu’une juxtaposition dénuée de sens et dégoûtante d’images lubriques dont le seul effet est d’avilir, insulter et ridiculiser chacun des personnages représentés. » ; « Que l’on puisse trouver que cette situation relève de la satire ou de l’expression artistique dépasse mon entendement. » ; « De la même manière que nous excluons les insultes du champ de la liberté d’expression, nous devons exclure du champ de l’expression légitime des artistes les images insultantes qui portent atteinte à la réputation ou à la dignité d’autrui, notamment lorsqu’elles sont dépourvues de tout message et ne renferment rien d’autre que des images sans aucune signification, répugnantes et dégoûtantes, comme c’est le cas en l’espèce. ». Celle, commune aux juges Spielmann et Jebens insistant sur le fait que « lorsque la ‘protection des droits d’autrui’ est en jeu, la liberté artistique ne saurait être sans limites. » (§ 5), pointe une atteinte excessive à la dignité d’autrui (§ 8).
([265]) R.U.D.H., 1994, p. 441 et s., note P. WACHSMANN ; R.U.D.H., 1995, pp. 115-117, chronique M. LEVINET.
([266]) Le propos est repris dans l’arrêt Wingrove (préc., § 58, refus de visa de distribution pour une vidéo jugée blasphématoire mettant en scène les supposés fantasmes sexuels de Thérèse d’Avila, connue pour ses visions extatiques) : « comme dans le domaine de la morale, et peut-être à un degré plus important encore, les pays européens n’ont pas une conception uniforme des exigences afférentes à « la protection des droits d’autrui » s’agissant des attaques contre des convictions religieuses. Ce qui est de nature à offenser gravement des personnes d’une certaine croyance religieuse varie fort dans le temps et dans l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une multiplicité croissante de croyances et de confessions. ». Abolie en 2008, la vieille loi sur le blasphème ne protégeait que l’Anglicanisme et son chef suprême : le monarque britannique.
([267]) L’association Otto-Preminger, qui avait pour objet de diffuser des films d’art et d’essai, voulait faire jouer un film du réalisateur Werner Schröter à Innsbruck, capitale du Tyrol autrichien. Traitant de l’histoire de Panizza, de son procès et de sa pièce, le film fut à l’affiche en divers endroits, mais à Innsbruck, le diocèse de la ville porta plainte du chef de dénigrement de doctrines religieuses. La pièce ne fut jouée qu’en… 1969, à Paris, dans la mise en scène de Jorge Lavelli.
([268]) Requérant condamné à une amende pour profanation d’une religion à la suite de la publication de son roman – Les phrases interdites – présentant les croyances et opinions religieuses comme des obscurités et critiquant sévèrement le Prophète de l’islam (se trouvait surtout visé le passage suivant : « Le messager de Dieu rompait le jeûne par un rapport sexuel, après le dîner et avant la prière. Mohammed n’interdisait pas le rapport sexuel avec une personne morte ou un animal vivant. »). Ici, la faiblesse des sanctions () amende de seize dollars américains) contribue manifestement au constat de non-violation (§ 32 : « Quant à la proportionnalité de la mesure litigieuse, la Cour tient compte du fait que les juridictions nationales n’ont pas décidé la saisie du livre et estime par conséquent que la condamnation à une peine d’amende insignifiante paraît proportionnée quant aux buts visés. »). De même, dans l’affaire E. S. c. Autriche (25 octobre 2018, préc., Revue des droits et libertés fondamentaux, 2018, chron., n°23, note M. AFROUKH, propos tenus lors d’un séminaire pour militants politiques attribuant à Mahomet des tendances pédophiles (attribution en public à Mahomet des tendances pédophiles) où le juge de Strasbourg considère que, mieux placées que la Cour pour apprécier quelles déclarations étaient susceptibles de troubler la paix religieuse dans leur pays, les autorités nationales disposaient en l’espèce d’une ample marge d’appréciation » (§ 50). Selon lui, « les juridictions internes ont amplement expliqué les raisons qui les avaient amenées à considérer que les déclarations de la requérante étaient de nature à provoquer une indignation justifiée, à savoir qu’elles n’avaient pas été formulées d’une manière objective visant à contribuer à un débat d’intérêt général et qu’elles pouvaient uniquement être comprises comme tournées vers le but de démontrer que Mahomet n’était pas digne d’être vénéré. » (§ 52) ; « les propos litigieux n’étaient pas formulés d’une manière neutre visant à apporter une contribution objective à un débat public […] ils s’analysaient en une généralisation dépourvue de base factuelle. Ainsi, en considérant que les déclarations de la requérante allaient au-delà des critiques admissibles dans le cadre d’un débat objectif et en les qualifiant d’attaques injurieuses envers le prophète de l’islam propres à exacerber les préjugés et à mettre en péril la paix religieuse, les juridictions internes sont parvenues à la conclusion que les faits en cause contenaient des éléments d’incitation à l’intolérance religieuse. » (§ 57). A l’opposé, dans l’affaire Tatlav c. Turquie (2 mai 2006), la condamnation d’un auteur pour avoir « fait une publication destinée à profaner l’une des religions », à cause de passages critiques sur l’islam (Allah n’existe pas, il aurait été créé pour duper le peuple illettré, l’islam serait une religion primitive qui tromperait la population avec des histoires de paradis et d’enfer et sacraliserait les rapports d’exploitation, esclavage inclus) est déclarée inconventionnelle : si les affirmations en cause constituent « une vive critique » dont les musulmans pourraient « se sentir offusqués », il ne s’agit que « du point de vue critique d’un non-croyant par rapport à la religion sur le terrain socio-politique […] la Cour n’observe pas, dans les propos litigieux, un ton insultant visant directement la personne des croyants, ni une attaque injurieuse pour des symboles sacrés, notamment des Musulmans. » (§ 28). Adde : Klein c. Slovaquie, 31 octobre 2006 ; Tagiyev et Huseynov c. Azerbaïdjan, 5 décembre 2019, préc. (selon la Cour, l’auteur condamné s’est contenté de comparer les valeurs occidentales et les valeurs orientales inspirées notamment de l’islam).
([269]) Pour nuancer le propos critique de Guy Haarscher, il faut citer l’argumentation suivie par la Cour dans ses arrêts Wingrove et E. S. c. Autriche (préc.). Dans le premier (Revue universelle des droits de l’homme, 1997, pp. 32-33, chron. M. LEVINET), s’agissant de la légitimité de l’incrimination du blasphème dans le droit pénal de certains États, elle précise que les autorités nationales demeurent soumises à « un contrôle européen d’autant plus nécessaire que la notion de blasphème est large et évolutive et que, sous le couvert de mesures contre des articles réputés blasphématoires, se cache le risque de porter une atteinte arbitraire 0you excessive à la liberté d’expression. » (§ 58). En l’occurrence, la définition retenue par le droit britannique est acceptable car elle « n’interdit pas l’expression, sous quelque forme que ce soit, d’idées hostiles à la religion chrétienne », mais vise seulement les insultes d’une certaine ampleur, des articles ou autres moyens « de caractère suffisamment offensant » ; elle suppose un « haut degré de profanation nécessaire » (§ 60) – formulation plutôt énigmatique ! La Cour EDH endosse le raisonnement du juge interne et considère que le film litigieux visait au seul « voyeurisme érotique » (§ 61). Dans le second, elle indique : « En réalité, l’article 188 du code pénal n’incrimine pas tout comportement susceptible de heurter des sentiments religieux ou ayant un caractère blasphématoire. Il requiert que pareil comportement se produise dans des conditions de nature à provoquer une indignation légitime et vise ainsi à préserver la paix et la tolérance religieuses. » (§ 52). On voit mal néanmoins ce qui différencie un « comportement susceptible de heurter des sentiments religieux ou ayant un caractère blasphématoire » et un « comportement se produis[ant] dans des conditions de nature à provoquer une indignation légitime et vise ainsi à préserver la paix et la tolérance religieuses. ».
([270]) G. HAARSCHER, Liberté d’expression, blasphème, racisme : essai d’analyse philosophique et comparée », « Op. Cit. », pp. 10 et 13. Pour l’auteur, « il existe trop de cas ambigus, intermédiaires, pour que la distinction proposée par le test soit aisément praticable : le fait de savoir quel discours tombe dans le champ des attaques gratuites et cesse donc d’être protégé par la jurisprudence Handyside constitue une question redoutable. […] il s’agit non seulement de décider quel discours sera privé de la protection, mais de se demander qui sera habilité à se livrer à ce travail d’orfèvrerie intellectuelle. » (p. 48).
([271]) C. RUET, « note s/ Akdas c. Turquie », Rev.trim.dr.h., 2010, n°84, pp. 917-935.
([272]) A. TRICOIRE, Petit traité de la liberté de création, La Découverte, 2011, p. 13.
([273]) E. DARRAGON et M. JAKOBI (dir.), La provocation, une dimension de l’art contemporain (XIXe-XXe siècles), Editions de la Sorbonne, 2004 ; M. VEAUTE, « L’art contemporain, ou comment communiquer le chaos », Hermès, La Revue, 2014/3, n°70, pp. 150-155. Cependant, « [l]a provocation apparaît comme une arme à double tranchant. Sous couvert de transgresser, certaines provocations se renversent en nouvelles normes. Elles comportent en elle-même une forme d’excès qui peut se figer en convention. » (E. SPETTTEL, « ‘Splendeurs et misères’ de la provocation : une esthétique de la limite respectée ? », Les Chantiers de la Création. Revue pluridisciplinaire en Lettres, Langues, Arts et Civilisations, 6/2013, La provocation) (mis en ligne le 22 octobre 2014, URL : http://journals.openedition.org/lcc/532).
([274]) René Magritte. Ecrits complets, Edition établie et annotée par Antoine Blavier, Flammarion, 2009, p. 434 (Interview par Michel Georis, Bruxelles, Le Peuple, 5 juin 1962).
([275]) Enquête La Gauche, Bruxelles, 26 octobre 1967, in René Magritte. Ecrits complets, Op. Cit., p. 592. Du même peintre : « Ce qui est invisible ne peut être caché à notre regard » ; « Je veille à ne peindre que des images qui évoquent le mystère du monde » (cités par G. OLLINGER-ZINQUE, « La culture des idées », in G. OLLINGER-ZINQUE et F. LEEN (dir.), René Magritte. 1898-1967, LUDION / Flammarion, 1998, p. 14. L’auteur ajoute : « Magritte cherche toujours ce qu’il faut peindre et non comment le peindre. Il découvre une idée dont il a la révélation sous forme d’images et si le tableau atteint son but, il doit désorienter le spectateur pour l’amener à découvrir l’invisible du visible. » (p. 16).
([276]) I. GOLOMSTOCK, L’Art totalitaire : Union soviétique, IIIe Reich, Italie fasciste, Chine, Paris, Ed. Carré, 1991 ; L. HELLER et A. BAUDIN (« Le réalisme socialiste comme organisation du champ culturel », Cahiers du Monde russe, 1993, 34-3, pp. 307-343 ; Le Réalisme socialiste soviétique pendant la période jdanovienne (1947-1953), Berne, Peter Lang, 1998) ; M. AUCOUTURIER, Le Réalisme socialiste, P.U.F., 1998 ; Sociétés § Représentations, Ed. de la Sorbonne, 2003/1, n°15 (Repenser le réalisme socialiste), pp. 5-368.
([277]) La tentation des artistes de se mettre au service de la Révolution a été aussi le fait des Surréalistes, notamment lorsqu’ils se sont rapprochés du Parti communiste français, rapprochement explicable par « l’objectif des surréalistes » qui « entendent prendre une part active dans l’élaboration de la ligne culturelle du parti, s’estimant les uniques détenteurs de l’art révolutionnaire. » (C. REYNAUD-PALIGOT, « Histoire politique du mouvement surréaliste (1919-1969) », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], consulté le 06 septembre 2022). Se sont alors opposées deux visions de la fonction de l’art : celle de Louis Aragon, auteur du manifeste Pour un réalisme socialiste (Denoël, 1935) (P. OLIVERA, « Aragon ‘réaliste socialiste’. Les usages d’une étiquette littéraire des années Trente aux années Soixante », Sociétés § Représentations, Op. Cit., pp. 229-246) ; celle de Fernand Léger (Fonctions de la peinture, Gonthier, 1955) : peintre de la société urbaine et industrielle, membre du Parti communiste français en 1945, qui, tout en plaidant pour un art au service du peuple, n’a cessé de plaider la liberté de création de l’artiste : ainsi, ce propos datant de 1938 : « Je sais que les forces collectives sont en marche, que l’individu-roi doit s’absorber, s’aligner, que souvent l’égoïsme individuel a abusé de la situation ; mais dans la sphère merveilleuse des créations où l’état de génie fonctionne et se réalise par des individus, je dis : attention. […] Je veux dire par là qu’il faut toujours laisser une route libre pour les artistes […] qui est celle qui conduit vers le Beau, – vers l’œuvre d’art au-dessus des batailles sociales et économiques. […] L’œuvre d’art ne doit pas participer à la bataille […] L’œuvre belle ne s’explique pas. Elle ne veut rien prouver. » (in N. RACINE : « La Querelle du Réalisme (1935-1936) », Sociétés § Représentations, Op. Cit., pp. 129-130).
([278]) M. PLEYNET, Système de la peinture. Essais, Le Seuil, 1977, pp. 180-181.
([279]) Il en va de même pour d’autres œuvres : Têtes sans visage ; Paysans, où trois hommes apparaissent sans bras et ressemblent à des condamnés devant des poteaux d’exécution.
([280]) Petit traité de la liberté de création, La Découverte, 2011, p. 9.
([281]) C. TALON-HUGON, L’Art sous contrôle. Nouvel agenda sociétal et consciences militantes, P.U.F., 2017 ; I. BARBERIS, L’Art du politiquement correct. Sur le nouvel académisme anticulturel, P.U.F., 2019 ; G. CAHIN, « Qui sont les ennemis des libertés publiques ? La censure sociale à l’œuvre des nouvelles morales », in Mélanges Patrick Wachsmann, Dalloz, 2021, pp. 118-127.
([282]) Ainsi, l’auteur d’une caricature ne peut échapper à une condamnation pour complicité d’apologie de terrorisme si, dans le contexte politiquement sensible du Pays basque, la légende accompagnant son dessin sur les attentats du 11 septembre 2001, publié deux jours plus tard (« Nous en avions tous rêvé… le Hamas l’a fait ») atteste qu’il « juge favorablement la violence perpétrée à l’encontre de milliers de victimes et une atteinte à leur dignité » (Leroy c. France, 2 octobre 2008, § 43, Revue trimestrielle des droits de l’homme, n°80, 2009, pp. 1109-1119, note B. NICAUD). Ici, le dessin litigieux, publié dans un hebdomadaire basque deux jours après la tragédie, représentait l’effondrement des Twin Towers avec une légende pastichant un slogan publicitaire bien connu, mais peu équivoque. La Cour EDH balaie l’argument selon lequel le dessin entendait afficher un antiaméricanisme via une image satirique et illustrer le déclin de l’impérialisme américain. Quand bien même une caricature « peut être une forme d’expression artistique, par définition provocatrice » (§ 39), en l’espèce, elle y voit « une œuvre (qui) ne critique pas l’impérialisme américain mais glorifie sa destruction par la violence ». A juste titre, nonobstant le caractère limité de la diffusion du journal, elle s’appuie sur le contexte temporel et spatial (région politiquement sensible du Pays basque) de la publication – que l’intéressé ne pouvait à l’évidence ignorer (§ 43).
([283]) Le recours à la clause de l’article 17 de la CEDH intéresse la notion d’abus de droit, autrement dit, elle suppose un dépassement des limites de l’exercice d’un droit et donc l’hypothèse de son exercice illégitime. Elle permet de frapper de déchéance un droit conventionnel dont la violation se trouve invoquée devant le juge européen. Ce dernier n’examine pas la proportionnalité du dispositif critiqué et déclare la requête incompatible ratione materiae avec la CEDH : comme l’usage du droit concerné a révélé une intention d’en user pour se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus par la CEDH, une volonté de détruire les valeurs de la société démocratique sur lesquelles se fonde la Convention, il ne saurait constituer un droit garanti par elle (le droit revendiqué par la personne intéressée est introuvable dans le texte de la CDEH). La Cour EDH ne l’applique qu’exceptionnellement pour des discours et comportements suffisamment graves et non équivoques et exclut son invocation s’agissant des droits intangibles / indérogeables (droit à la liberté et à la sûreté (Art. 5) et droits liés au principe de la prééminence du droit (articles 6, 7 et 13) (Guide sur l’article 17 de la CEDH. Interdiction de l’abus de droit, mise à jour au 31 août 2022, Strasbourg, Conseil de l’Europe / Cour EDH, 2022 ; M. LEVINET (M. LEVINET, « Le pluralisme confronté à la clause d’interdiction de l’abus de droit de l’article 17 de la CEDH », in M. LEVINET (dir.), Pluralisme et juges européens des droits de l’homme, Bruylant, 2010, pp. 125-150 ; « La clause d’interdiction de l’abus de droit de l’article 17 de la CEDH. Un instrument légitime de l’ordre public européen ? », Confluences des droits_La revue (en ligne), 3/23 (mars 2023) ; « La jurisprudence erratique de la Cour européenne des droits de l’homme à l’égard de l’interdiction de l’abus de droit. Sur quelques affaires récentes », Les Cahiers Portalis, Revue française d’études et de débats juridiques, P.U.A.M., 2023/1, n°11 (Formes contemporaines de l’abus de droit), pp. 47-55). Ce mécanisme peut être utile dans des cas d’islamophobie. Dans l’arrêt Leroy c. France (préc.), la Cour écarte l’invocation de la clause par l’État : d’une part, « publiée sous la forme humoristique certes controversée d’une caricature, le message de fond visé par le requérant – la destruction de l’impérialisme américain – ne vise pas la négation des droits fondamentaux et n’a pas d’égal avec des propos dirigés contre les valeurs qui sous-tendent la Convention tels que le racisme, l’antisémitisme ou l’islamophobie » ; d’autre part, « le dessin litigieux et le commentaire qui l’accompagne ne constituent pas une justification à ce point non équivoque de l’acte terroriste qui les feraient échapper à la protection garantie par l’article 10 […] » (§ 27).
([284]) Cette référence à l’article 17 de la CEDH peut faire penser à l’affaire Dieudonné: déc. 20 octobre 2015, req. n°25239/03, M’Bala M’Bala c. France, injure envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou confession juive, du fait de la représentation de son spectacle J’ai fait l’con, le 26 décembre 2008 au Zénith de Paris où il avait invité sur la scène le négationniste notoire Robert Faurisson pour lui faire remettre « le prix de l’infréquentable et de l’insolence », prix représenté par un chandelier à trois branches (version abâtardie du chandelier juif à sept branches) par un acteur revêtu d’un pyjama rayé sur lequel était cousue une étoile de David (J.C.P. G., 2015, n°51, 1405, note H. SURREL ; A.J.D.A., 2015, p. 2512, note X. BIOY ; R.D.L.F., 2016, chron., n°10, B. NICAUD). En l’espèce, une difficulté tenait au fait que pour le requérant, les faits litigieux s’étaient produits à l’occasion d’un spectacle, ce qui impliquait nécessairement qu’il devait être présumé avoir agi en tant qu’artiste. Il invoquait l’argument de la dérision, de l’humour. Le propos ne manquait pas d’habileté puisque la jurisprudence européenne considère que la protection conférée par l’article 10 de la CEDH s’applique également à « la satire, qui est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste à s’exprimer par ce biais » (Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, 25 janvier 2007, préc., § 33) (le propos est répété dans l’arrêt du 2 octobre 2008, Leroy c. France, préc., § 44). Néanmoins, ici, pas davantage que le juge national, le juge européen n’accepte d’entrer dans la parade du contexte artistique. À l’évidence, Dieudonné n’avait pas agi en qualité d’artiste, il ne pouvait donc s’en prévaloir (M. LEVINET, « La clause d’interdiction de l’abus de droit de l’article 17 de la CEDH. Un instrument légitime de l’ordre public européen ? », « Op. Cit. », pp. 8-11). D’ailleurs, il avait annoncé préalablement à la scène litigieuse que l’un de ses précédents spectacles avait été qualifié (par Bernard Henri Lévy) de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale » et qu’il voulait « faire mieux » […]. La montée de Robert Faurisson sur scène […] avait constitué l’achèvement de ce glissement sur le terrain politique. Robert Faurisson était tout à fait étranger au monde du spectacle et de la satire. Dès lors, l’alliance de ces deux personnages sur une même scène ne pouvait plus laisser présumer l’intention comique de la scène mais convergeait vers la nature (§ 34). […] au cours du passage litigieux, la soirée avait perdu son caractère de spectacle de divertissement pour devenir un meeting. Le requérant ne saurait prétendre, dans les circonstances particulières de l’espèce et au regard de l’ensemble du contexte de l’affaire, avoir agi en qualité d’artiste ayant le droit de s’exprimer par le biais de la satire, de l’humour et de la provocation. En effet, sous couvert d’une représentation humoristique, il a invité l’un des négationnistes français les plus connus, condamné un an auparavant pour contestation de crime contre l’humanité, pour l’honorer et lui donner la parole. En outre, dans le cadre d’une mise en scène outrageusement grotesque, il a fait intervenir un figurant jouant le rôle d’un déporté juif des camps de concentration, chargé de remettre un prix à Robert Faurisson. Dans cette valorisation du négationnisme à travers la place centrale donnée à l’intervention de Robert Faurisson et dans la mise en position avilissante des victimes juives des déportations face à celui qui nie leur extermination, la Cour voit une démonstration de haine et d’antisémitisme, ainsi que la remise en cause de l’holocauste. Elle ne saurait accepter que l’expression d’une idéologie qui va à l’encontre des valeurs fondamentales de la Convention, telle que l’exprime son préambule, à savoir la justice et la paix, soit assimilée à un spectacle, même satirique ou provocateur, qui relèverait de la protection de l’article 10 de la Convention. (§ 39) ; « § 40. En outre, […] si l’article 17 de la Convention a en principe été jusqu’à présent appliqué à des propos explicites et directs, qui ne nécessitaient aucune interprétation, elle est convaincue qu’une prise de position haineuse et antisémite caractérisée, travestie sous l’apparence d’une production artistique, est aussi dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte. […] les faits litigieux, tant dans leur contenu que dans leur tonalité générale, et donc dans leur but, ont un caractère négationniste et antisémite marqué […]. (§ 41) ». (§ 39). Ainsi que le remarque fort à propos Monique Canto-Sperber, l’excuse de l’humour ne pouvait en l’occurrence être acceptée : en effet, « [l]’humour présente le réel de façon partielle et décalée, en démasquant, désacralisant et exhibant les ambiguïtés. L’effet comique est assuré si l’humoriste fait voir le décalage entre ce que chacun prétend être et ce qu’il est vraiment. L’humour aurait pour cette raison une utilité cognitive : montrer un sujet sous un jour non conventionnel et amener le public à se détacher de ses convictions. » (Sauver la liberté d’expression, Albin Michel, 2021, p. 260). À l’opposé de Dieudonné, l’humoriste Pierre Desproges est parfaitement clair, lui, sur l’antisémitisme en dehors de la scène et sur la possibilité de considérer au premier degré ses propos provocateurs, par exemple, ceux tenus dans ses Chroniques de la haine ordinaire sur France Inter en 1986 (« Comme disait Himmler en quittant Auschwitz pour aller visiter la Hollande : ‘On ne peut être à la fois au four et au moulin’ ») ou dans ses sketchs (« On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle »). Ici, l’argument de l’humour est vraiment recevable quand bien même aujourd’hui l’émission de tels propos ne se ferait pas sans difficulté tant est actuellement puissante la pression du politiquement correct et l’absence d’humour. Par contre, « [f]aire acclamer le vrai révisionniste Faurisson par le public, le faire accueillir par un homme déguisé en rescapé des camps et portant une étoile jaune pour bien montrer qu’il ne s’agit pas de n’importe quel type de rescapé, ne relève pas de l’humour mais de l’incitation à la haine des juifs. Dieudonné fait ici de la politique, franchit une étape supplémentaire dans la provocation antisémite, et il en est entièrement comptable. » (A. TRICOIRE, Petit traité de la liberté de création, La Découverte, 2011, p. 219).
([285]) Ainsi, dans des espèces où la liberté de création artistique ne se trouvait pas en cause : à propos d’une condamnation pénale consécutive à la diffusion de vidéos mises en ligne où figuraient des appels à dominer et combattre les non Musulmans (déc. 27 juin 2017, req. n°34367/14, Belkacem c. Belgique) ou de l’interdiction des activités d’une association islamiste préconisant la violence pour détruire l’État d’Israël, d’expulser et de tuer ses habitants et de renverser les gouvernements dans le monde musulman (Hizb at-Tahrir et a. c. Allemagne, déc. 12 juin 2012, req. n°31098/08 : utilisation des droits conventionnels à des fins manifestement contraires aux valeurs de la CEDH et qui allaient à l’encontre de l’engagement en faveur du règlement pacifique des conflits internationaux et du caractère sacré de la vie humaine). De même, s’agissant de propos islamophobes (déc. 16 novembre 2004, req. n°23131/03, Nordwood c. Royaume-Uni, requérant condamné à raison d’une affiche apposée sur la fenêtre de son appartement et présentant une photographie des tours jumelles du Word Trade Center en flammes avec l’inscription « L’islam, dehors ! – Protégeons le peuple britannique »).
([286]) A. TRICOIRE, Op. Cit., pp. 279-281.
([287]) C. BAUDELAIRE, « Exposition universelle de 1845 », in Œuvres complètes de Charles Baudelaire, vol. II, Paris, Michel Lévy Frères, Libraires Editeur, 1868, p. 221. Adde : René Magritte : « [m]a conception de l’art de peindre […] manifeste une pensée vouée à l’évocation du mystère et qui est étrangère à l’idée d’un progrès quelconque. » (René Magritte. Ecrits complets, Op. Cit., p. 592). Il n’empêche, le peintre surréaliste belge a, un temps, lié son art aux espoirs de la révolution communiste (Voy., sa conférence sur son expérience artistique, La ligne de vie, le 20 novembre 1938 au Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers (G. OLLINGER-ZINQUE, « La culture des idées », in G. OLLINGER-ZINQUE et F. LEEN (dir.), Op. Cit., p. 44 : « D’autres hommes, parmi lesquels je me range avec fierté, malgré l’utopie dont on les taxe, veulent consciemment la révolution prolétarienne qui transformera le monde ; et nous agissons dans ce but, chacun selon les moyens dont il dispose. »). Adde sa « Réponse à l’enquête de Paul Fierens : Sur la crise de la peinture », Les Beaux-Arts, Bruxelles, 17 mai 1935, in René Magritte. Ecrits complets, Edition établie et annotée par André Blavier, Flammarion, 2009, p. 85 : « Le point de vue communiste est le mien. Mon art n’est valable que pour autant qu’il s’oppose à l’idéologie bourgeoise au nom de laquelle on éteint la vie. ») comme d’autres auteurs surréalistes éminents déterminés à construire un art révolutionnaire (M. NADEAU, Histoire du surréalisme, suivie de Documents surréalistes, Le Seuil, 1964 ; C. REYNAUD-PALIGOT, Parcours politique des surréalistes 1919-1969, CNRS Éditions, 1995).