La religion dans la démocratie selon Marcel Gauchet

Alexandre VIALA.

S’il fallait citer un auteur contemporain ayant consacré une très large partie de son œuvre aux rapports entre la religion et l’espace public, nul ne manquerait de songer à Marcel Gauchet. Voilà un intellectuel important, en France, qui n’a pourtant pas les étiquettes canoniques de l’universitaire classique. Après avoir entamé une carrière d’instituteur et obtenu à Caen une licence en philosophie, en sociologie et en histoire, Marcel Gauchet connaîtra une renommée académique que nul ne contestera, sans avoir été ni docteur ni diplômé de Science Po ou de l’ENA. Ce sont ses nombreux travaux et ses activités éditoriales déployées en qualité de fondateur, avec Pierre Nora, de la revue Le Débat, qui le conduiront à devenir directeur d’études à l’EHESS au Centre Raymond Aron. Engagé initialement à gauche aux côtés d’étudiants marxistes antistaliniens, disciple de Claude Lefort, il développera plus tard tout au long de son parcours une philosophie politique qui le conduira, selon certains, vers la droite modérée du spectre politique[1]. Selon d’autres auteurs, son évolution intellectuelle le rapprochera plutôt de la mouvance de la gauche conservatrice, aux côtés d’autres intellectuels comme Régis Debray ou Jacques Julliard[2].

Marcel Gauchet a surtout établi sa renommée grâce à un ouvrage publié en 1985, Le désenchantement du monde, qui est au cœur de la question des rapports entre le politique et le religieux[3]. Le titre du livre est une expression empruntée à Max Weber que celui-ci utilisa pour désigner la sécularisation des sociétés occidentales, désormais guidées par la raison et les lumières en lieu et place des mythes et de la religion. Marcel Gauchet rappelle comment le sociologue allemand définissait son concept : le désenchantement du monde est l’« élimination de la magie en tant que technique du salut »[4], la « dé-magification » du monde pour reprendre la formule d’un autre auteur[5]. Max Weber signifiait par-là que l’homme évolue désormais dans un monde où seule la raison lui permet de prêter un sens à son existence. Le philosophe et historien français donne à la formule un sens plus large, sans pour autant en  trahir l’acception initiale. Le désenchantement du monde peut être défini, selon Marcel Gauchet, comme l’« épuisement du règne de l’invisible », cet aboutissement de l’histoire au terme de laquelle l’humanité serait sortie de la religion en vue d’organiser la société et aurait substitué, en guise de fondement de l’être-ensemble politique, le paradigme d’autonomie à celui d’hétéronomie. La question des rapports entre le religieux et le politique occupe donc une place importante dans l’analyse qu’entreprend notre auteur sur l’évolution de la société occidentale.

L’ouvrage de 1985 est d’ailleurs sous-intitulé Une histoire politique de la religion. Marcel Gauchet considère que le politique ne peut pas être observé indépendamment du religieux et propose, d’une certaine manière, d’envisager le problème, sur le modèle d’une distinction marxiste bien connue, sous le prisme de la dichotomie entre le religieux qui tiendrait lieu d’infrastructure et le politique qui remplirait la fonction de superstructure. Or, dans le cadre de cette relation, la démocratie jouerait un rôle très important selon Marcel Gauchet. Elle constituerait la grande bifurcation aux termes de laquelle le politique – la superstructure –  aurait fini par acquérir son autonomie par rapport au religieux – l’infrastructure. Autonomisation qui, pour le coup, n’a plus rien de comparable avec ce que nous enseigne le matérialisme historique de Karl Marx qui fait de l’infrastructure, en l’occurrence les forces de production, un invariant dont l’emprise sur la superstructure est indéfectible. Est-ce à dire, pour autant, que la démocratie serait une négation de la religion ? Telle est la question, par rapport à laquelle il faut se garder de toute réponse hâtive, qui tiendra lieu de fil conducteur de notre réflexion. A cet égard, celle de Marcel Gauchet renferme deux aspects que je vais tenter de présenter successivement et qui montrent que la bifurcation que constitue l’avènement de la démocratie n’enterre pas définitivement le fait religieux.

Sa première idée-force est qu’en démocratie, le religieux n’est pas absent mais relégué dans la sphère privée de chacun. Tel est le thème, cher à Marcel Gauchet, de la « sortie de la religion » qui n’est, au fond, qu’une relativisation de celle-ci au sein de l’espace public (I). Sa seconde intuition consiste à expliquer que le religieux est d’autant moins absent de la société démocratique qu’il peut même y faire prévaloir sa propre logique d’enchantement du monde en réinvestissant l’espace public et en instrumentalisant les armes de la modernité. Où l’on repère l’autre processus majeur que Marcel Gauchet tente souvent de mettre en évidence dans ses travaux : celui de la « démocratie contre elle-même » (II).

I. La relégation démocratique de la religion dans la sphère privée ou le thème de la « sortie de la religion »

Marcel Gauchet définit la religion de la façon suivante : « c’est le refus par l’homme de sa propre puissance de créateur, le déni radical d’être pour quelque chose dans le monde humain, le report ailleurs, dans l’invisible, des raisons présidant à l’organisation de la communauté des vivants-visibles »[6]. La religion est donc présentée comme un phénomène social par lequel l’homme renonce à son autonomie. Elle est l’hétéronomie en soi, l’assujettissement de l’homme à ce qui est immuable et à ce qui est passé. En ce sens, elle serait la manifestation d’un refus d’entrer dans l’histoire quand, au contraire, la démocratie l’y introduirait pour de bon.  Celle-ci, en effet, ne doit pas seulement être définie comme un mode de gouvernement. Elle constitue, de manière plus générale, une anthropologie : elle assure à l’homme son passage de l’hétéronomie à l’autonomie qui est un tournant paradigmatique qu’affectionne tout particulièrement Marcel Gauchet dans ses écrits. C’est dans ce changement anthropologique qu’il conçoit ce qu’il appelle « la sortie de la religion ».

Pour autant, ce concept de « sortie de la religion » ne désigne pas la fin du religieux. Il signifie, plus exactement, la fin de la fonction politique de la religion. En atteste cette  remarque : « La sortie de la religion, c’est le passage dans un monde où les religions continuent d’exister, mais à l’intérieur d’une forme politique et d’un ordre collectif qu’elles ne déterminent plus »[7]. Or sous cet angle-ci, qui met en lumière non pas la fin du religieux mais sa séparation d’avec le politique, la « sortie de la religion » est l’aboutissement d’un lent processus qui a été déclenché bien en amont de l’avènement de la démocratie, pour reprendre la formule que notre auteur emploie en vue d’intituler sa célèbre tétralogie[8]. Au terme d’un processus dialectique dont Marcel Gauchet s’évertue à rendre compte, elle a été préparée par une religion particulière. Une religion qu’il distingue de toutes les autres et qu’il appelle « la religion de la sortie de la religion » : le christianisme. C’est que le christianisme, tout comme les religions abrahamiques, n’est pas une religion au sens pur, selon Marcel Gauchet. La forme authentique du religieux ne réside, selon lui, que dans les religions primitives, celles dont les adeptes pratiquaient le culte des ancêtres au sein de sociétés holistes et dépourvues de toute structure étatique[9]. Dans de telles sociétés, les hommes étant en osmose si étroite avec le cosmos, les divinités dont celui-ci était la source exerçaient sur eux une tutelle autrement plus ferme et audible que le Dieu transcendant des religions du Livre, perçu comme distant, silencieux et extérieur au monde. Voilà en quoi les « vraies » religions sont les religions ancestrales qui maintenaient l’homme dans l’hétéronomie en l’assignant au devoir d’observer la parole des aînés et les diktats de la nature. L’immuable, garanti par le cycle des saisons, était érigé au rang de règle au sein d’une communauté qui était non seulement soustraite à toute historicité et à toute possibilité d’évolution mais au sein de laquelle, surtout, l’individu était plongé dans l’hétéronomie. La vie religieuse ne relevait pas du libre-arbitre ni de l’espace intime de chacun. Elle était dictée par le groupe à l’intérieur duquel l’individu n’existait pas indépendamment de la communauté dont il relevait.

La sortie de la religion qui est l’autre nom de la relégation du phénomène religieux dans l’espace intime et privé est le résultat, selon Marcel Gauchet, de la religion judéo-chrétienne dont les germes subjectivistes permettent de mieux comprendre aujourd’hui les figures de ce qu’il est permis d’appeler l’individualisme religieux. Or, parmi les religions du Livre, c’est le christianisme qui constitue, selon lui, la source la plus pure de cet individualisme en raison du mythe de l’incarnation. « Au commencement était le Verbe (le logos), disent les premières lignes de l’Evangile de Jean, et le Verbe est devenu chair, et il a séjourné parmi nous ». Non seulement l’idée de personnification de Dieu scandalise les Grecs qui ne voyaient le logos nulle part ailleurs que dans la nature mais elle ébranle aussi les certitudes du judaïsme. C’est qu’en imaginant Dieu incarné dans la personne du Christ qui a souffert et a été crucifié, ce dogme heurte le principe de la tout-puissance divine contenu dans l’Ancien Testament.

Un tel subjectivisme revêt des formes contemporaines qui répondent à deux exigences contradictoires : l’autonomie et la transcendance. Si depuis le XVIIIème siècle, le sujet est libre et souverain au point que cela rejaillisse sur ses comportements religieux qui sont des comportements à la carte, il n’en reste pas moins épris de métaphysique et de spiritualité car il est conscient, malgré son statut de supériorité acquis sur les êtres qui l’entourent, des mystères que lui inspirent sa finitude et sa propre et tragique condition[10]. Ces deux tendances contraires se mêlent pour dessiner ce que représentera la religion après le défi de la sécularisation et du désenchantement du monde que la modernité lui a infligés : après avoir subi l’épreuve de la mort de Dieu que certains auteurs, de Spinoza à Nietzsche, ont décrétée aux XVIIIème et XIXème siècles, le sentiment religieux n’a pas pour autant disparu comme le pense Marcel Gauchet qui évoque, au cours d’un dialogue avec Luc Ferry, l’avènement du « religieux après la religion »[11].

Reprenons ces deux tendances. L’autonomie, d’abord, acquise par l’homme occidental, déteint sur nos comportements religieux au point que ceux-ci ressemblent désormais à ce que Dominique Schnapper appelle un assemblage de « bricolages religieux » [12]. Ainsi pense-t-elle que « l’expression des sentiments religieux n’échappe pas aux effets de l’individualisme »[13]. Elle évoque des « formes spontanées et individuelles de croyances et de pratiques qui s’expriment souvent en dehors de toute institution établie »[14]. Quand 10% des catholiques seulement sont des pratiquants réguliers, les individus vivent leur foi en consommateurs et rejettent certaines pratiques comme la confession tout en conservant certains rites qu’ils jugent encore dignes d’intérêt à l’instar de la présence à la messe lors des sacrements officiels qui mobilisent la famille (baptêmes, communions, mariages, enterrements). En somme, nous assistons à une religion à la carte. Quand l’Eglise catholique propose un plan de vie unique à prendre ou à laisser, le consommateur contemporain de réconfort religieux traite ce programme comme un produit en kit dont il n’utilise que les aspects qui l’intéressent.

Ce qui est aujourd’hui en cause n’est pas tant le désir profond de ressources spirituelles que l’assujettissement à une Eglise institutionnelle qui contrôlait jusque-là les croyances et les conduites de la majorité de la population. Ce qui est en voie d’essoufflement n’est autre que le gouvernement centralisé de l’Eglise bâti sur le modèle catholique et romain, qui entraînait les masses sans inviter l’individu au libre examen quitte à laisser prospérer au mieux le conformisme, au pire l’hypocrisie. Au lieu de quoi, règne aujourd’hui, au nom d’un désir d’authenticité si bien perçu par Dominique Schnapper, un climat de « protestantisation » de l’Eglise[15] qui s’accompagne de formes d’adhésions à de petites églises telles que les églises évangéliques ou luthériennes. Le tout sur fond de la vogue contemporaine des retraites spirituelles qui sont des modalités particulières d’introspection et correspondent très bien, finalement, à l’ère de l’individu roi. On s’invente des pratiques religieuses, chacun va même jusqu’à faire du syncrétisme en puisant dans diverses sources, notamment orientales, comme le prouve l’engouement contemporain pour le bouddhisme.

Enfin, si la forme du rapport à la religion a évolué en donnant lieu à des usages construits sur mesure par l’individu, le fond de la pensée religieuse a également subi un profond bouleversement. Dans l’élan de cette posture humaniste, le Christ est davantage considéré comme un idéal moral que comme fils de Dieu. Cela ne remet pas en cause l’idéal de transcendance qu’avait porté l’Eglise catholique au plus fort de son apogée, mais le place sous l’égide d’une métaphysique des droits de l’homme qui s’affichent aujourd’hui comme l’instrument le plus efficace de ré-enchantement du monde.

Laseconde tendance à l’œuvre que génère la « sortie de la religion » est le maintien paradoxal du désir de transcendance. Celle-ci, en effet, n’est pas sacrifiée par l’autonomisation des pratiques religieuses. Elle est simplement redéfinie au point de faire éclore des « doctrines de salut sans Dieu » pour reprendre un thème très cher à Luc Ferry qui voit dans ces doctrines le programme essentiel de toute démarche philosophique. C’est également en ces termes  qu’un philosophe comme André Comte-Sponville insiste sur la possible compatibilité entre l’athéisme et l’accomplissement d’une vie spirituelle. Sans recourir à l’idée non démontrable de l’existence de Dieu ou de la vie après la mort, l’auteur nous explique qu’on peut rester mortel tout en demeurant éternel : chaque seconde plonge le passé dans l’inexistence tandis que le futur n’existe toujours pas de sorte que le présent est hors du temps, c’est-à-dire  é-ternel au sens étymologique du terme[16]. Cette extra-temporalité est un des éléments du mystère de l’existence qui garantissent chez l’homme le maintien du besoin de transcendance qu’a très bien su définir Luc Ferry, toujours en dehors des sentiers battus par l’Eglise et toujours en conformité avec l’idéal d’autonomie porté par l’idéologie des droits de l’homme. Son concept d’Homme-Dieu et l’emprunt qu’il fait à la phénoménologie représentée par l’idée husserlienne de « transcendance dans l’immanence » constitue une piste non négligeable de compréhension du sentiment religieux après la chrétienté[17].

Ce que Luc Ferry appelle « l’Homme-Dieu »[18] est le résultat d’un double processus « d’humanisation du divin » et de « divinisation de l’humain ». Par le premier, il désigne la laïcisation des principes transcendants. La Déclaration des droits de l’homme de 1789 dont le message ne serait rien d’autre que celui de l’Evangile privé de sa dimension théologique en est la plus éclatante illustration. Par le second, il y a lieu d’apercevoir la valeur sacrée dont l’homme est porteur par-delà sa plate immanence et sa finitude naturelle. Plus qu’un agrégat de cellules, l’homme a ceci de divin en lui qu’il est capable, contrairement à l’animal, de s’arracher au logiciel de son instinct comme l’ont bien noté Rousseau et Kant : il est libre et de cette liberté, il a la garantie de ne pas être traité comme un objet de science exclusivement mû par la causalité. Tel est d’ailleurs ce à quoi veillent sans cesse les comités d’éthique face aux dérives potentielles des sciences du vivant. A l’image de Dieu et contre l’anthropologie païenne des Anciens, l’homme est défini par la métaphysique des droits de l’homme, inspirée par le christianisme, comme un être d’anti-nature. De même est-il perfectible et de cette perfectibilité, il est capable de s’arracher à la nature parce qu’il a une éducation qui fait qu’il n’est pas, dès sa naissance, ce qu’il sera à l’âge adulte ainsi qu’une histoire qui fait qu’il n’était pas, il y a des milliers d’années, ce qu’il est devenu aujourd’hui. Autrement dit, s’il est causé comme une chose, il est en même temps créateur comme un dieu[19]. C’est dans cette ambiguïté que réside le mystère qui entoure l’être humain et qui lui donne une part de transcendance. Au cœur de l’humain, résident des éléments non négociables qui relèvent du donné : la beauté d’un visage, l’amour de son prochain, le fait de tomber amoureux, voilà des sentiments qui, bien que n’étant pas particulièrement rattachés à l’ordre du religieux, ne relèvent pas davantage de l’ordre de l’immanence radicale. Ils ne sont pas créés par l’homme mais ce sont des évidences qui lui sont données comme deux et deux font quatre. Pour raisonner comme Husserl auquel Luc Ferry emprunte l’image du cube dont nul ne pourra jamais voir au même instant davantage que trois côtés, il y a de la « transcendance dans l’immanence », des choses cachées et invisibles dans le visible, en bref une transcendance horizontale qui nous oblige sans cesse à nous questionner et nous interdit d’offrir aux valeurs une fondation ultime, qu’elle soit matérialiste ou religieuse : en effet, à l’hétéronomie des religions traditionnelles qui guident aux hommes la conduite qu’ils doivent tenir, il ne s’agit pas pour autant d’opposer une attitude consistant à réduire notre existence à une fonction purement biologique ou au statut de produit d’une série d’infrastructures comme les pulsions, l’économie ou les gènes qui tiendraient le rôle du fondement suprême jadis incarné en Dieu. Pour éviter l’écueil de l’hétéronomie théologique, il convient de ne pas succomber à la tentation du réductionnisme matérialiste qui confine toujours à une onto-théologie de l’infrastructure et qui traduit le refus, analogue à celui des religions primitives (les vraies), de rester sans réponse face au mystère de l’existence.

Benoît XVI articulait un raisonnement qui n’était guère différent lorsque dans son débat avec Jürgen Habermas[20], il nous mettait en garde contre les fondamentalismes religieux en invoquant le recours à la raison tout en précisant, réciproquement, que la religion doit limiter les excès de la raison incarnés dans les progrès de la science aux conséquences redoutables à l’instar de l’arme atomique ou des manipulations génétiques du vivant. Il faut donc à la fois préserver une part d’autonomie contre l’excès des religions tout en sauvegardant la transcendance de l’homme face aux périls matérialistes. Tourner le dos à l’hétéronomie sans rejeter la transcendance. Tel est le credo de ce renouveau du religieux après la religion, de cette « sortie de la religion » chère à Marcel Gauchet qui s’est réalisée, depuis l’essor du christianisme, sur fond de modernité subjectiviste.

Mais au nom de l’autonomie, cette modernité religieuse ne peut que favoriser, éventuellement contre elle, un pluralisme de cultures et d’identités religieuses qui lui sont radicalement étrangères comme le concédait encore et fort justement Joseph Ratzinger dans ce même entretien avec Jürgen Habermas au cours duquel il reconnaissait « la non-universalité de fait des deux grandes cultures de l’Occident : celle de la foi chrétienne et celle de la rationalité séculière »[21]. C’est qu’au sein même de la culture religieuse occidentale et contemporaine, le subjectivisme organise l’accueil, au nom de la liberté, de comportements qui ne sont pas forcément conformes à l’esprit d’universalisme dont se réclame la modernité. Telle est la ruse de la raison dont il s’agit maintenant d’apprécier le mécanisme, à laquelle est confronté le phénomène religieux contemporain et que Marcel Gauchet voit comme un des nombreux symptômes de ce qu’il appelle « la démocratie contre elle-même ».     

II. L’instrumentalisation de la démocratie par la religion ou le thème de la « démocratie contre elle-même »

Le paradoxe contemporain que soulève notre auteur est le suivant. Dès lors qu’au sein de sociétés sécularisées, la croyance est un droit qui relève de la sphère intime et libre de chacun  et dans la mesure où l’athéisme constitue désormais une attitude concurrente qui peut aisément se déployer dans le cadre du pluralisme démocratique, le croyant éprouve l’ardente nécessité d’affirmer haut et fort sa foi dans le dessein de rendre lisible sa propre identité. De sorte que paradoxalement, à l’heure de la liberté de chacun, la foi se fait plus intransigeante selon une logique qui explique l’affirmation des identités voire le développement des fondamentalismes. Comme il n’est plus obligatoire de croire, il faut crier et se distinguer pour s’affirmer.

C’est encore Marcel Gauchet qui a le mieux rendu compte de ce mode d’expression contemporain des identités religieuses en montrant combien, au rebours de la tradition objectiviste et essentialiste dont elles sont issues, elles ont su s’approprier les méthodes de l’individualisme démocratique[22]. Derrière ces formes d’expression communautaire, émerge plus que paradoxalement une nouvelle manière de s’affirmer individuellement. Tout se passe comme si l’identité individuelle devait, pour chacun, s’affirmer au moyen de la reconnaissance de sa « livrée » et de ses déterminismes communautaires. Autrefois, explique Marcel Gauchet, être soi consistait à se décentrer et à oublier ses appartenances collectives. Le secret de l’identité personnelle résidait dans l’universalisation et l’abstraction selon le modèle théorique qu’a si bien établi John Rawls à travers la métaphore du voile d’ignorance[23]. Aujourd’hui, les identités « nouvelle manière » consistent au contraire, pour chacun, à redécouvrir ses propres appartenances : « Appartenances et même inhérences deviennent constitutives de l’identité personnelle dans la mesure où elles se subjectivisent. Le vrai moi est celui qui émerge de l’appropriation subjective de l’objectivité sociale »[24].

Ces identités, ajoute Marcel Gauchet, sont « un produit de la sophistication démocratique (…) D’où ce paradoxe, selon lui, qu’en se pénétrant à son insu des valeurs individualistes de la modernité, la foi tend à se faire plus intransigeante et plus impérialiste que lorsqu’elle était « la foi de nos pères » et ce que tout le monde croyait »[25]. En somme, « la foi cesse d’être coutumière pour devenir obligatoirement le choix d’une personne »[26]. Le croyant n’est plus passif devant l’objet de sa foi. Celui-ci ne lui tombe pas dessus en héritage et le sujet ne le subit pas par conformisme ou en raison du poids de la tradition. Le sujet devient extérieur à l’objet de son adhésion. Le sujet ne croit pas, il adhère.

Par ailleurs, la tradition vaut en tant qu’elle est celle du croyant, en tant qu’elle le constitue dans son identité singulière. Aussi, ce qui importe aux yeux du croyant est moins le contenu de la vérité du message auquel il se rallie que la définition subjective qu’il lui procure. « Est-il besoin d’insister, conclut Marcel Gauchet, sur la dose de sécularisation qu’implique cette définition identitaire des religions (…) L’accent est d’autant plus porté sur les formes extérieures ou sur les modes de vie que le noyau proprement transcendant de la croyance est plus affaibli »[27]. Le sujet ne croit pas, il s’affiche voire, il provoque.

Dans le même esprit que ce que ressent Marcel Gauchet, Dominique Schnapper estime qu’alors même que les catholiques ont aujourd’hui un rapport nouveau, plus authentique et plus libre avec Dieu, « musulmans et juifs, qui n’ont pas d’Eglise, adoptent le même rapport à la religion : ceux qui se disent religieux considèrent qu’il s’agit d’une affaire personnelle, leurs pratiques sont faibles, la référence à la tradition juive ou à l’islam est d’ordre identitaire et individuelle, morale plutôt que métaphysique »[28]. On retrouve là ce que Marcel Gauchet appelle un processus d’ « identitarisation » qui se fond d’autant mieux dans les caractéristiques de la modernité et du subjectivisme qu’il constitue une nouvelle forme de représentation du voile d’ignorance, cette célèbre posture métaphorique réputée s’inscrire aux antipodes du phénomène communautaire. D’habitude, en effet, les communautariens condamnent le libéralisme de John Rawls et sa théorie du voile d’ignorance au nom d’une critique du mythe de la souveraineté du sujet : le sujet ne serait pas rationnel, il n’aurait aucun choix à faire et ses identités le détermineraient entièrement à son insu. Classiquement, les communautariens fondent en effet leur critique du libéralisme en se servant des philosophies du soupçon. Or, aujourd’hui il se trouve que ces identités sont choisies et montrent finalement que le sujet, aussi ancré soit-il dans une appartenance collective, n’en demeure pas moins rationnel. De sorte que les nouvelles identités religieuses renouvellent, paradoxalement, la théorie rawlsienne du voile d’ignorance. Elles sous-entendent que les membres d’une communauté ne sont pas naïfs et qu’ils n’ignorent pas leurs identités. Dès lors, ces derniers n’ont pas à se livrer à cet exercice fictif de pensée que Rawls leur suggère et qui consisterait à s’ériger en sujet abstrait puisqu’un choix a déjà été réellement exprimé. En effet, s’ils sont déjà conscients de leur propre enracinement, pourquoi leur faudrait-il s’adonner à un tel exercice ? La naïveté de la théorie du voile d’ignorance, à l’origine, réside dans cette obsession du décentrement du sujet : il faut que l’homme s’arrache à sa propre nature comme s’il y avait une nature humaine, comme si rien n’était culturel. Où l’on voit que l’éloge du décentrement trahit une naïve croyance au caractère naturel des communautés particulières et une regrettable réification des appartenances[29]. La subjectivisation des identités, que Marcel Gauchet appelle « l’identitarisation », a ceci de sain qu’elle témoigne au contraire d’une prise réelle de conscience, par les membres d’une communauté religieuse, du caractère éminemment culturel de leur appartenance. C’est une forme de ré-appropriation, par chacun, de ses propres origines culturelles et, chemin faisant, une nouvelle expression de l’existentialisme.

Par ailleurs, si le libéralisme abstrait et universaliste protège les libertés individuelles contre les communautés, l’une des vertus majeures du respect des identités réside dans ce qu’il contribue, dans l’esprit de ce qu’avait pressenti Tocqueville, à prévenir les risques de dissolution de l’individu en proie à l’isolement face au Léviathan étatique. Protégé par ses identités, l’individu se fortifie face à la redoutable et sournoise puissance tutélaire de l’Etat. En clair, derrière les nouvelles identités proprement religieuses qui s’expriment aujourd’hui, émerge la figure contemporaine du fidèle. Celui-ci ne croit plus forcément, mais s’évertue avant toute chose à revendiquer sa confession pour exister dans une société globalisée toujours encline à broyer les différences.

Mais Marcel Gauchet est loin de faire l’apologie de cet existentialisme religieux. Il en repère certaines dérives potentielles et prévisibles. Ce qu’il dénonce surtout est la version radicale de l’appropriation subjective des croyances collectives. Une appropriation effectuée grâce à l’usage des outils de la démocratie. Tel est ce qu’il perçoit dans le geste terroriste qu’on appelle aujourd’hui le terrorisme d’atmosphère ou terrorisme low cost qui est la manifestation la plus monstrueuse de cette (hyper)subjectivisation de la foi. L’acte terroriste est une affirmation de soi, un pur narcissisme symptomatique… de la modernité. Il s’apparente à une forme de solipsisme dès lors qu’en tuant, le fanatique coupe le lien avec l’altérité. Or chacun sait que la religion, du point de vue étymologique, se définit comme une activité sociale qui assure le lien entre ses membres. Le geste terroriste est donc bien constitutif – lui aussi – de la « sortie de la religion » acquise au détour d’une affirmation exacerbée de l’ego et d’une instrumentalisation du véhicule moderne et démocratique de l’individualisme[30]. Il y aurait dans ce geste une troublante dimension warholienne. De façon radicale, le « loup solitaire » qui passe à l’acte en tuant aveuglement au nom de Dieu, exprime plus ou moins consciemment son désir de sortir de l’anonymat et faire la « une » des médias ou des réseaux sociaux, fût-ce au prix du sang et de l’abjection. Quand bien même elle ne prend pas toujours – fort heureusement – la forme de l’action terroriste, l’appropriation subjective des appartenances collectives est bien une affirmation – et non un refus –, par chacun, de sa propre puissance et participe donc de cette « sortie de la religion » au risque de retourner contre elle-même la démocratie dont elle se nourrit abusivement.

Certes, cette mise en garde de Marcel Gauchet contre l’appropriation subjective des appartenances collectives a pu être perçue par certains auteurs comme une thèse réactionnaire reposant sur un tropismerépublicaniste excessif[31]. En affirmant que l’anti-modernité des cultures « non-occidentales » profiterait des outils de la modernité pour déstabiliser l’Occident, le « gauchérisme » serait, selon les représentants d’une gauche plus libérale, la version universitaire et savante du fantasme consistant à dénoncer le péril de « l’islamo-gauchisme ». Rappelons que ce concept polémique fut en effet forgé en 2004 par l’essayiste Pierre-André Taguieff pour dénoncer l’existence d’une complaisance qu’entretiendrait une partie de la gauche avec les ennemis de la « civilisation occidentale », en prônant la liberté des flux migratoires et l’Europe sans frontières[32]. Complaisance que Jean-Pierre Legoff, avec qui Marcel Gauchet partagea dans sa jeunesse les bancs de la faculté de philosophie à Caen, a associé à ce qu’il appelle le « gauchisme culturel »[33]. S’il n’est pas illégitime de repérer dans la thèse de Marcel Gauchet sur la place de la religion dans la démocratie des travers idéologiques, il demeure objectivement certain qu’elle est l’illustration de l’inquiétude qu’éprouvent les tenants contemporains du républicanisme devant l’évolution d’une démocratie libérale qui, à leurs yeux, s’affaiblirait à mesure qu’elle privilégie les droits subjectifs au détriment de l’intérêt général.

Alexandre VIALA

Professeur à l’Université de Montpellier

CERCOP


[1] D. Linderberg, Le rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, collection « La république des idées », 2ème éd. 2016 ; J. Lacroix et J-Y Pranchère, Les droits de l’homme rendent-ils idiots ?, Paris, Seuil, collection « La république des idées », 2019.

[2] A. Giraud, Penser le conservatisme à gauche. Entre socialisme antimoderne, populisme démocratique et critique du progrès, Bordeaux, Le bord de l’eau, 2024.

[3] M. Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.

[4] Ibid., p. 10.

[5] B. Bourdin, Du dualisme théologico-politique à la science kelsénienne du droit. Introduction à « Dieu et l’État », Droits, 2021/1, n° 73, p. 149, spéc., p. 150.

[6] M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 32.

[7] M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Gallimard, 1998, p. 14.

[8] M. Gauchet, L’avènement de la démocratie, Gallimard, tomes I, II, III, IV, 2007-2017.

[9] Marcel Gauchet s’appuie souvent, à cet égard, sur l’ouvrage de Pierre Clastres qui est un travail d’ethnologie de référence sur les sociétés amérindiennes. Cf., P. Clastres, La société contre l’État, Paris, Minuit, 1974.

[10] C’est notamment le sentiment qu’exprime bien Dominique Schnapper dans les termes suivants : « L’individualisme moderne tend à éroder ou à détruire l’adhésion des individus aux institutions mais, en même temps, l’incertitude existentielle augmente et nourrit le besoin de croire des individus » (D. Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Folio-Gallimard 2000, p. 218).

[11] L. Ferry et M. Gauchet, Le religieux après la religion, Grasset, 2004.

[12] Les thèses de Dominique Schnapper sur la question des liens entre la religion et l’espace public sont très proches de celles de Marcel Gauchet. Cf., à cet égard, M. Gauchet, D. Schnapper, A. Viala, Débat autour de l’ouvrage « L’esprit démocratique des lois », RDP, n° 6, 2015, pp. 1477-1494.

[13] D. Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté , op. cit. p. 217.

[14] Ibid, p. 218.

[15] Ibid, p. 219.

[16] A. Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme, Albin Michel, 2006, p. 183.

[17] L’idée de dépassement de la chrétienté est d’ailleurs une voie largement visitée par le philosophe italien Gianni Vattimo qui a réfléchi au devenir du christianisme à l’heure de la post-modernité : G. Vattimo, Après la chrétienté. Pour un christianisme non religieux, Calman-lévy, 2004.

[18] L. Ferry, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, Grasset 1996.

[19] L’ambivalence de ce statut en vertu duquel l’homme est à la fois créature et créateur constitue le cœur du raisonnement de Pic de la Mirandole dans son Oratio de hominis dignitate (Pic de la Mirandole, 1482, in Œuvres philosophiques, PUF, 1993).

[20] J. Ratzinger, Démocratie, droit et religion, Revue Esprit, 2004, p. 19.

[21] Ibid, p. 26.

[22] M. Gauchet, La religion dans la démocratie, op. cit., pp. 121 à 140.

[23] J. Rawls, Théorie de la justice, Harvard University Press, 1971.

[24] M. Gauchet, La religion dans la démocratie, op. cit., p. 124.

[25] Ibid., pp. 127-128.

[26] Ibid., p. 129.

[27] Ibid., p. 131-132.

[28] D. Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, op. cit., p. 221.

[29] La loi française du 15 mars 2004 sur l’interdiction du port de signes religieux dans les établissements scolaires dont on peut dire, ironiquement, qu’elle constitue au sein de la communauté internationale un signe ostentatoire de laïcité, participerait de cette forme de naïveté. En intimant aux jeunes filles musulmanes l’ordre d’ôter leur voile, elle les invite à se couvrir du voile d’ignorance au prix d’une déresponsabilisation du sujet qui se trouve ainsi conduit à ne pas voir la réalité – culturelle – en face.

[30] L. Cournarie, Religion et démocratie. Une introduction à Marcel Gauchet, Entremises Éditions, 2022, p. 37.

[31] D. Linderberg, Le rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, op. cit., pp. 78-80.

[32] P-A Taguieff, Anti-israélisme et judéophobie : l’exception française, Revue Outre-Terre 2004, n° 9, p. 385.

[33] J-P Legoff, Du gauchisme culturel et de ses avatars, Revue Le Débat, 2013/4, n° 176, p. 39.