Marc VERDUSSEN.
I. Le statut pénal des Ministres en Belgique
II. Le statut pénal des ministres en France
III. Le statut pénal des ministres en Italie
IV. Des questions communes
1. Les infractions commises dans l’exercice des fonctions ministérielles
a. Quels ministres ?
b. Quelles infractions ?
c. Quelles poursuites ?
d. Quel jugement ?
2. Les infractions commises hors l’exercice des fonctions ministérielles
V Responsabilité pénale et responsabilité politique
En définissant un régime de répression pénale applicable aux ministres, tout pouvoir constituant[1] est confronté au défi d’aménager un délicat équilibre. La Constitution doit combiner, en ce domaine, deux données : d’une part, les poursuites et le jugement d’un responsable politique rejaillissent inévitablement sur la gestion de la chose publique ; d’autre part, personne – fût-il en charge de responsabilités politiques – ne peut, en principe, se dérober à l’obligation de répondre personnellement des conséquences de ses méfaits – fussent-elles pénales –. Ce premier défi se double, aujourd’hui plus que jamais, d’un second défi, qui réside dans la nécessité d’endiguer le mouvement d’estompement de la frontière entre la responsabilité pénale et la responsabilité politique des ministres.
La Belgique, la France et l’Italie ont en commun d’avoir modifié leur régime de répression pénale applicable aux ministres par des révisions constitutionnelles adoptées au cours de la même période : entre 1989 et 1998. La comparaison entre ces trois Etats permet de dégager des préoccupations communes, alors même que les solutions ne sont pas nécessairement similaires.
I. Le statut pénal des ministres en Belgique
Si l’on fait abstraction de la très rocambolesque affaire Chazal, du nom du ministre ‘de la Guerre’ condamné pénalement par la Cour de cassation, en 1865, pour un duel avec un membre de la Chambre des représentants[2], aucun autre ministre n’a été jugé pénalement par cette même Cour de cassation jusqu’en 1996. Deux affaires ont alors défrayé la chronique.
Dans l’affaire ‘Inusop’, un ancien ministre du Gouvernement fédéral a été mis en accusation devant la Cour de cassation pour avoir, lorsqu’il était ministre, commis certaines malversations dans le cadre de l’attribution de marchés publics. Un problème a surgi. A l’époque, et depuis 1831, la Constitution prévoyait qu’un ministre ne pouvait être poursuivi que par la Chambre des représentants et n’être jugé que par la Cour de cassation, mais, pour le surplus, elle préférait renvoyer à une loi le soin de régler les autres aspects de la question et, spécialement, la procédure de mise en accusation et la procédure de jugement. C’est là précisément que se trouvait le problème : 165 ans après l’entrée en vigueur de la Constitution, cette loi n’avait pas encore été adoptée. Pourtant, ni la Chambre des représentants ni la Cour de cassation ne se sont embarrassées de l’absence de loi, ce qui a contraint l’une et l’autre à des improvisations procédurales fort insécurisantes. Le 5 avril 1996, le ministre a été condamné par la Cour de cassation à une peine d’emprisonnement assortie d’un sursis et à une déchéance de ses droits politiques pour une période de cinq ans[3]. L’attitude des autorités belges dans cette affaire a valu à la Belgique une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme, le 22 juin 2000, en raison de l’absence de règles de procédure préalablement établies par une loi, ce qui a privé le ministre d’un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme[4].
Le même scénario s’est reproduit en 1998. La Cour de cassation a été saisie de poursuites à l’encontre de deux anciens ministres du Gouvernement fédéral. C’est l’affaire ‘Agusta-Dassault’. Il s’agissait d’infractions pénales commises à l’occasion de l’attribution de marchés militaires. Le 23 décembre 1998, les deux accusés ont été condamnés par la Cour de cassation à une peine d’emprisonnement assortie d’un sursis et à une déchéance de leurs droits politiques pour une période de cinq ans[5]. Certains considérants de l’arrêt de la Cour de cassation du 23 décembre 1998 sont implacables. La Cour souligne ainsi qu’« en démocratie, les citoyens sont en droit d’attendre que les hommes politiques qui les représentent ou les hauts fonctionnaires qui les administrent ne sacrifient pas les intérêts de la société à leur intérêt personnel ou à ceux de leur parti », car ces personnes « doivent être d’une probité insoupçonnable », et ce, « en raison des fonctions supérieures qu’elles exercent dans l’Etat ». Saisie d’un recours ici aussi, la Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt du 2 juin 2005, n’a plus tenu pour fondé le grief retenu dans la première affaire[6]. Selon elle, les décisions procédurales adoptées par la Cour de cassation dans la seconde affaire « ont, de toute évidence, constitué un précédent judiciaire et, du fait du déroulement antérieur du procès Inusop, qui avait fait l’objet d’une ample couverture médiatique et de nombreuses analyses doctrinales, la défense du procès ‘Agusta-Dassault’connaissait l’essentiel des modalités de la procédure qui serait suivie »[7].
Les difficultés rencontrées dans ces deux affaires ont provoqué, en 1998, une profonde réforme du système de répression pénale des ministres. Les dispositions applicables – l’article 103, visant les ministres fédéraux, et l’article 125, visant les ministres fédérés – ont été modifiées les 12 et 17 juin 1998[8]. Des lois d’application ont été adoptées à la suite de ces révisions constitutionnelles. La réforme est fondée sur deux axes essentiels. On se limite ici aux règles applicables au niveau fédéral, tout en précisant que les ministres des entités fédérés sont soumis à des règles similaires.
Le premier axe de la réforme concerne le jugement des ministres. Jusqu’en 1998, le jugement des ministres était réservé à la Cour de cassation, juridiction située au degré le plus élevé de la hiérarchie judiciaire, ce qui n’était pas sans présenter certains inconvénients : le ministre était privé à la fois d’un second degré de juridiction et d’un pourvoi en cassation – si cette privation ne soulevait pas d’objection juridique, la possibilité de jouir d’un double degré de juridiction n’en répond pas moins aux exigences d’une bonne administration de la justice – ; la Cour de cassation statuant en premier et en dernier ressort ; la vocation de la Cour de cassation n’a jamais été de juger du fond des affaires ; compte tenu de la menace constante de l’arriéré judiciaire, il était quelque peu irrationnel d’imposer à la Cour de cassation, lorsqu’elle devait juger un ministre, de siéger en chambres réunies, ce qui l’obligeait à mobiliser au minimum onze de ses membres pour une seule affaire. Depuis 1998, c’est à la cour d’appel – à une des cinq cours d’appel que compte le pays – qu’il revient de statuer sur toute action publique déclenchée contre un ministre.
Le second axe de la réforme concerne les poursuites des ministres. Jusqu’en 1998, c’est la Chambre des représentants qui exerçait elle-même l’action publique : elle prenait l’initiative des actes de poursuites et définissait les chefs d’inculpation justifiant des sanctions pénales. Cette compétence exorbitante posait de très épineux problèmes. En effet, dans la mesure où l’action publique était mise en mouvement par une majorité politique, dont le gouvernement était une émanation, l’assemblée, dans sa fonction d’autorité poursuivante, n’offrait pas, selon la formule consacrée, « des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité ». Dès lors, le risque était non négligeable que l’assemblée commette des faux-pas, que ce soit au bénéfice ou au détriment du ministre mis en cause. Au demeurant, peut-on réellement considérer que les membres d’une assemblée parlementaire ont la capacité requise pour s’acquitter d’une tâche qui exige une formation et des aptitudes particulières ? On peut sérieusement en douter. La fonction de poursuivre, comme la fonction de juger, réclame des vertus spécifiques, qui sont très éloignées des exigences propres à la gestion des affaires politiques. Depuis 1998, les poursuites sont réservées au procureur général près la cour d’appel. Quant à la Chambre des représentants, elle est désormais invitée à jouer un rôle de filtrage. Elle est, en effet, cantonnée à un rôle, non plus de déclenchement, mais d’autorisation des poursuites. Sur la signification exacte de cette autorisation, la Constitution n’en dit pas plus, de telle sorte qu’il faut s’en remettre à l’article 12, § 1er, alinéa 2, de la loi du 25 juin 1998. Il dispose que la Chambre est tenue de vérifier si la demande est sérieuse et il ajoute qu’elle peut refuser son autorisation lorsqu’il s’avère que les poursuites sont manifestement fondées « sur des motifs politiques », ou bien si elle constate que « les éléments fournis sont irréguliers, arbitraires ou insignifiants ». Les termes ainsi retenus dans la loi sont le résultat de très âpres discussions dans les hémicycles parlementaires. Pourtant, il n’est pas certain qu’ils soient de nature à obvier à toute difficulté, dans la mesure où ils préservent au profit des parlementaires une marge d’appréciation assez grande, et ce alors même que les auteurs de la réforme entendaient limiter l’intervention de l’assemblée à un contrôle marginal.
Dans ses deux axes – celui du jugement et celui des poursuites –, la réforme perpétue la distinction, traditionnelle mais incertaine (voy. infra), entre les infractions commises dans l’exercice des fonctions ministérielles et celles commises en dehors de l’exercice de ses fonctions. Cette distinction a des incidences sur le champ d’application ratione temporis du régime dérogatoire, mais également sur d’autres points, telle que la détermination de la cour d’appel compétente.
Et en pratique ? Dans l’affaire ‘Fortis’, un ancien ministre des Affaires étrangères a fait l’objet en 2009 d’une décision de non-lieu de la chambre des mises en accusation de la Cour d’appel de Gand, suite à une plainte pour délit d’initié dans l’affaire de la faillite de la Banque Fortis[9]. Dans l’affaire ‘Arcade’, un ancien ministre-président du Gouvernement wallon a été acquitté en 2015 pour prise d’intérêt[10] ; précisons que d’autres infractions lui avaient été reprochées, mais que le procureur général près la Cour d’appel de Liège n’a pas obtenu l’autorisation du Parlement de la Région wallonne de le traduire en justice pour ces infractions[11]. Une affaire est toujours en cours : en 2016, une ministre du Gouvernement de la Communauté française a été inculpée pour des faits remontant à une époque où elle était ministre de l’Intérieur du Gouvernement fédéral ; ce mois de mars 2024, la Chambre des représentants a été saisie d’une demande d’autorisation de saisir la Cour d’appel de Bruxelles.
« Impunité des politiques belges ? »[12]. Force est de constater que jusqu’en 1998, mais aussi à partir de 1998, la Chambre des représentants n’a pas souvent été saisie de demandes de poursuites (jusque 1998) ou d’autorisation (à partir de 1998). Exemplarité des ministres ? Pesanteur de la procédure ? Complexité des dossiers ? Complicités politiques ? En l’absence de données scientifiquement objectives et fiables, il est préférable de ne pas se perdre en conjectures hasardeuses. On se limite à constater qu’en vertu de l’article 103, alinéa 4, de la Constitution, le déclenchement de l’action publique contre un ministre est réservé au seul procureur général près la cour d’appel, à l’exclusion notamment de la victime, et que, par ailleurs, aucune loi sur la responsabilité civile des ministres n’a encore vu le jour. En effet, si le législateur fédéral a réglé la responsabilité pénale des ministres, il s’est abstenu d’adopter une loi sur leur responsabilité civile. Pourtant, l’article 103 de la Constitution prévoit, en son alinéa 8, que « la loi détermine dans quels cas et selon quelles règles les parties lésées peuvent intenter une action civile ». Cette carence a pour conséquence que, dans certaines situations, la victime d’une faute ministérielle peut se trouver dans une délicate situation d’insécurité juridique, voire dans l’impossibilité de faire valoir son droit à réparation devant un juge, ce qui est assurément problématique au regard de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Dans le souci d’être complet, il convient de préciser que, depuis l’insertion dans la Constitution d’un alinéa à l’article 101 et d’un article 124, en 1993, les ministres fédéraux et fédérés sont purement et simplement irresponsables pour les opinions émises dans l’exercice de leurs fonctions. Conçue sur le modèle de l’irresponsabilité parlementaire, cette liberté absolue de parole recouvre les interventions faites dans le cadre des réunions des assemblées parlementaires ou de leurs composantes.
II. Le statut pénal des ministres en France
Au cours de la Ve République, il a fallu attendre 1987 pour qu’une première mise en accusation soit votée par l’Assemblée nationale et le Sénat, à charge de Christian Nucci, ancien ministre de la Coopération et du Développement, dans le cadre de l’affaire dite du ‘Carrefour du développement’. Cette mise en accusation a révélé un profond malaise, de telle sorte que, dans le rapport qu’il a remis en 1993, à l’instigation du Président François Mitterrand, le Comité consultatif pour la révision de la Constitution, présidé par Georges Vedel, a suggéré de modifier le régime constitutionnel de répression pénale des ministres.
Le 27 juillet 1993, deux nouveaux articles ont été insérés dans la Constitution. Il s’agit des articles 68-1 et 68-2, qui, à la différence de la Belgique, concernent uniquement les infractions commises dans l’exercice des fonctions ministérielles. Cette révision constitutionnelle a été complétée par l’adoption d’une nouvelle loi organique, adoptée le 23 novembre de la même année. Désormais, les ministres ne sont plus jugés par la Haute Cour de justice, qui était composée exclusivement de parlementaires, mais par la Cour de justice de la République, composée partiellement, quoique majoritairement, de parlementaires : douze parlementaires élus, en leur sein et en nombre égal, par l’Assemblée nationale et par le Sénat après chaque renouvellement général ou partiel de ces assemblées et trois magistrats du siège à la Cour de cassation, dont l’un préside la Cour de justice. C’est le procureur général près la Cour de cassation qui fait office de ministère public. Il déclenche et mène l’action publique. Toute personne qui se prétend victime d’une infraction commise par un ministre dans l’exercice de ses fonctions est autorisée à porter plainte. Une commission des requêtes est chargée d’examiner les plaintes déposées afin d’assurer que les faits reprochés au ministre sont bien pénalement répréhensibles. Elle joue donc un rôle de filtrage, même lorsque le procureur général agit d’office. La commission des requêtes est composée de trois conseillers à la Cour de cassation, de deux conseillers d’Etat et de deux conseillers maîtres à la Cour des comptes, tous élus par leur juridiction d’origine. L’intention a été « de conjuguer magistrats judiciaires et familiers de l’action administrative et financière de l’État, afin de favoriser une juste appréciation des conditions d’exercice de l’action gouvernementale »[13]. Une commission d’instruction est chargée collégialement de l’instruction et peut, à ce titre, prendre tous les actes qu’elle juge utiles à la manifestation de la vérité, conformément aux règles du Code de procédure pénale. Elle est composée de trois conseillers à la Cour de cassation, tous élus par celle-ci. La décision de la Cour de justice de la République peut faire l’objet d’un pourvoi devant la Cour de cassation.
Plusieurs affaires sont intervenues postérieurement à cette réforme. Le 9 mars 1999, dans la célèbre affaire dite ‘du sang contaminé’, la Cour de justice de la République, d’une part, a déclaré non établis, à la charge de Laurent Fabius (ancien Premier ministre) et Georgina Dufoix (ancienne ministre des Affaires sociales et de la Solidarité), les délits d’atteintes involontaires à la vie ou à l’intégrité physique des personnes et, d’autre part, a déclaré coupable Edmond Hervé (ancien secrétaire d’Etat à la Santé) des délits d’atteintes involontaires à la vie et d’atteinte involontaire à l’intégrité physique. Le 7 juillet 2004, Michel Gillibert, ancien secrétaire d’Etat aux Personnes handicapées, a été condamné, pour escroquerie au préjudice de l’Etat, à une peine de trois ans de prison avec sursis, à 20 000 euros d’amende et à cinq ans d’interdiction de vote et d’éligibilité. Le 30 avril 2010, Charles Pasqua, ancien ministre de l’Intérieur, a été condamné à un an de prison avec sursis, pour détournement de fonds. Le 15 décembre 2016, Christine Lagarde, ancienne ministre de l’Economie, est reconnue coupable de négligence mais dispensée de peine. Le 30 septembre 2019, Jean-Jacques Urvoas, ancien ministre de la Justice, est condamné à un mois de prison avec sursis pour violation du secret professionnel. Le 29 novembre 2023, Eric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, est relaxé du chef de prise illégale d’intérêts. Ce ne sont que quelques-unes parmi les affaires dont a eu à connaître la Cour de justice.[]détournement de fonds
Nombreuses sont les critiques dirigées contre la Cour de justice de la République, dont les décisions suscitent souvent de vives polémiques, que ce soit en raison de « verdicts très politiques » ou d’un « contrôle édulcoré »[14]. Bien que souhaitée – notamment par la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, dite «’Commission Jospin’, en 2012[15] –, voire annoncée – spécialement par les présidents François Hollande et Emmanuel Macron –, la réforme du statut pénal des ministres se fait toujours attendre et la suppression de cette juridiction d’exception ne semble pas vraiment inscrite à l’ordre du jour.
III. Le statut pénal des ministres en Italie
En Italie, deux périodes doivent être distinguées, dont le ‘point de transition’ est la réforme constitutionnelle de 1989.
A l’origine, les ministres ne pouvaient être mis en accusation, pour les infractions commises dans l’exercice des fonctions, que par le Parlement, réuni en séance commune. On pouvait y voir la trace de l’‘impeachment’ britannique. Concrètement, celui-ci ne se prononçait qu’au vu du rapport établi par la commission parlementaire d’enquête sur les mises en accusation, commission permanente et bicamérale composée de dix députés et de dix sénateurs. Des critiques ont été émises, spécialement contre l’organisation de la phase parlementaire de mise en accusation, jugée trop politique. On lui reprochait « un caractère hybride dans lequel le politique finit toujours par l’emporter sur le juridique, au détriment de l’impartialité que l’on est en droit d’attendre d’une action en justice, fût-elle politique »[16]. C’est, plus particulièrement, la commission parlementaire d’enquête qui fût au centre des critiques, étant suspectée de favoriser le classement sans suite des dossiers. Un révision constitutionnelle adoptée en 1978 réforma la commission parlementaire d’enquête, spécialement en en réduisant les pouvoirs, ce qui n’empêcha pas le Parlement en séance commune de rejeter de nombreuses mises en accusation de ministres poursuivis[17].
Par ailleurs, la Constitution confiait à la Cour constitutionnelle le soin de connaître des accusations portées contre les ministres. A cette fin, sa composition était spécialement aménagée : aux quinze juges ordinaires, s’ajoutaient seize juges agrégés ou adjoints (‘agregati’), élus au début de chaque législature par le Parlement en séance commune, parmi les citoyens ayant les qualités nécessaires pour être élus sénateurs. De 1977 à 1979, dans le cadre de l’affaire dite ‘Lockheed’ – du nom d’un constructeur aéronautique américain, plongé dans des scandales financiers impliquant les autorités de plusieurs pays (Italie, Japon, Pays-Bas, République fédérale d’Allemagne)[18] –, deux anciens ministres de la Défense ont été poursuivis, pour corruption et escroquerie à l’occasion de l’adjudication de marchés de fourniture d’avions militaires. L’un fut condamné, l’autre acquitté. Le premier faisait partie d’un parti politique ayant peu de poids sur la scène politique, tandis que le second était membre de la Démocratie chrétienne. A la suite de l’affaire Lockheed, des critiques d’ordre procédural ont été formulées, dont l’absence de recours contre la décision des juges constitutionnels. De surcroît, le procès a provoqué un accroissement considérable de la charge de travail des juges constitutionnels, au point de « paralyser » – le terme a été utilisé par Gustavo Zagrebelsky[19] – les activités de la Cour pendant deux ans.
Ces critiques ont abouti à l’adoption de la Loi constitutionnelle n°1 du 16 janvier 1989, qui modifie notamment l’article 96 de la Constitution et, pour le reste, organise une nouvelle procédure de mise en accusation et retire à la Cour constitutionnelle sa compétence de jugement des ministres (mais lui laisse celle de juger pénalement le Président de la République).
Depuis 1989, les ministres sont mis en accusation, pour les infractions commises dans l’exercice des fonctions, après autorisation préalable de la Chambre des députés (si le ministre en est membre) ou du Sénat de la République (si le ministre en est membre ou n’est membre d’aucune des deux assemblées). Il reste que les assemblées conservent un considérable pouvoir d’appréciation. En effet, l’autorisation peut être refusée si, à la majorité absolue de ses membres, l’assemblée estime que le ministre « a agi pour protéger un intérêt de l’Etat ou un intérêt public prééminent dans l’exercice de ses fonctions ». Le professeur Alessandro Pizzorusso a écrit que cette règle « codifie le principe de la raison d’Etat comme cause de justification des éventuels actes illicites de la puissance publique », la décision de classement du dossier adoptée sur la base du refus d’autorisation étant au surplus « en fait irrévocable »[20]. En ce qui concerne l’instruction, les ministres ne sont pas, là non plus, soumis exactement au même traitement que les autres citoyens. L’instruction est, en effet, confiée à un collège juridictionnel ad hoc composé de trois magistrats de l’ordre judiciaire, tirés aux sorts parmi les magistrats du district ayant au moins cinq années d’ancienneté, ce qui offre trois avantages : la collégialité, la désignation des magistrats par tirage au sort et leur ancienneté. Ce collège est parfois appelé ‘tribunal des ministres’, ce qui est trompeur car il est bien composé de juges professionnels faisant partie de juridictions ordinaires.
En ce qui concerne le jugement des ministres, ici encore, on doit à la Loi constitutionnelle n°1 d’avoir sauvé la mise en délestant la Cour de cette charge. Le nouvel article 96 de la Constitution réserve à la compétence exclusive des juridictions ordinaires le pouvoir de juger pénalement les ministres.
En février 2020, le Sénat a autorisé la mise en accusation de Matteo Salvini, en sa qualité d’ancien ministre de l’Intérieur, du chef d’abus de pouvoir et de séquestration de personnes, pour avoir bloqué pendant plusieurs jours un navire des garde-côte italiens avec à son bord plus d’une centaine de migrants. L’affaire – dite ‘Gregoretti’ – a été clôturée par un tribunal de Catane qui a rejeté la plainte. Puis, en juillet 2020, le même Sénat italien a autorisé les poursuites à l’encontre du même Salvini pour des faits comparables. Il lui est reproché d’avoir immobilisé un navire d’assistance de l’ONG ‘Proactiva Open Arms’ au large de la Sicile. Le procès est toujours en cours devant un tribunal de Palerme. Ces deux affaires ont révélé que les termes retenus par le Constituant italien en 1989 – « un intérêt public prééminent dans l’exercice de ses fonctions » – se prêtent à des lectures divergentes. La question centrale est celle de savoir si un ministre qui agit conformément à un intérêt public jugé prédominant par le Gouvernement est autorisé, pour ce seul motif, à bafouer les droits fondamentaux reconnus par la Constitution italienne et par les traités internationaux que l’Italie a ratifiés, comme certains sénateurs l’ont soutenu. Or, « les actions politiques du gouvernement ne doivent pas être évaluées en termes absolus mais par rapport à l’ensemble des règles constitutionnelles et internationales qui régissent la vie démocratique du pays », écrit Camille Aynès, qui ajoute que « dans l’ordre juridique italien, il n’existe pas d’échelle hiérarchique absolue, de prééminence a priori d’une valeur constitutionnelle sur les autres »[21].
En ce qui concerne les infractions commises hors l’exercice des fonctions, elles ne sont pas visées par le régime constitutionnel décrit ci-dessus, ce qui emporte pour conséquence que le ministre est traité comme tout autre citoyen. Mis en cause dans plusieurs affaires liées à sa vie privée, le Premier ministre Silvio Berlusconi ne s’en est pas accommodé, lui qui a fait voter deux ‘leges Berlusconi’[22]. Le 20 juin 2003, à son initiative, une loi a été adoptée qui suspendait toute poursuite pénale dirigée contre le président de la République, les présidents du Sénat de la République et de la Chambre des députés, le Premier ministre et le président de la Cour constitutionnelle, et ce pendant l’exercice de leurs fonctions. Le 13 juin 2004, la Cour constitutionnelle a invalidé cette loi pour violation des articles 3 et 24 de la Constitution qui garantissent respectivement le droit à l’égalité de tous les citoyens et le ‘due process of law’[23]. Le 23 juillet 2008, une seconde loi a été adoptée ayant le même contenu que la première. Le 7 octobre 2009, la Cour constitutionnelle l’a invalidée, mais sur une autre base constitutionnelle : elle a jugé que le législateur n’était constitutionnellement pas habilité à décréter une immunité juridictionnelle qui relève des compétences du seul Constituant[24].
IV. Des questions communes
L’analyse du statut pénal des ministres impose qu’une distinction soit opérée entre les infractions commises dans et hors l’exercice des fonctions ministérielles. Cette distinction ne peut être confondue avec celle qui oppose les infractions commises pendant l’exercice des fonctions ministérielles et celles qui sont commis avant ou après. En clair, toute infraction localisée pendant l’exercice du mandat n’est pas nécessairement liée matériellement à celui-ci. Dans son célèbre ouvrage sur la responsabilité des ministres en droit public belge, Oswald de Kerchove de Denterghem écrit que « du moment que le ministre fait un usage quelconque de la puissance que la loi lui délègue, soit dans le cercle de ses fonctions, soit en excédant les limites de ce cercle, il agit dans l’exercice de ses fonctions »[25]. Dans tous les autres cas, il agit hors l’exercice de ses fonctions, soit qu’il pose un acte relevant la sphère privée soit qu’il pose un acte politique mais détachable de ses fonctions ministérielles.
Avant d’aborder les deux catégories d’infractions, on précisera que la frontière entre celles-ci est loin d’être toujours très claire, comme l’ont montré quelques affaires. En effet, même s’il est possible de dégager l’un ou l’autre critère de distinction, toute appréciation en cette matière s’opère nécessairement au cas par cas. La très ancienne affaire Ralite est particulièrement révélatrice des difficultés liées à cette distinction. En 1983, Jack Ralite, ministre délégué auprès du ministre des Affaires sociales, chargé de l’Emploi, tint, à l’occasion d’une émission radiodiffusée, des propos virulents concernant certaines décisions de juridictions administratives ayant annulé des scrutins municipaux pour fraudes caractérisées. A la suite de ces propos, l’Association professionnelle des magistrats fit citer le ministre pour infraction à l’article 226 du Code pénal (délit d’atteinte à l’autorité de la justice). A deux reprises, la Cour de cassation fut saisie de pourvois dirigés contre des arrêts de la Cour d’appel de Paris[26]. Selon la Cour de cassation, les déclarations de Jack Ralite sont à ranger parmi les actes commis dans l’exercice de ses fonctions, un ministre, en tant que membre du Gouvernement, participant, selon l’article 20 de la Constitution, à la détermination et à la conduite de la politique de la Nation, de telle sorte qu’en l’espèce, les propos reprochés intéressant la vie politique du pays, ils ne sauraient être considérés comme tenus hors l’exercice des fonctions ministérielles. Cette interprétation extensive de l’article 68 de la Constitution française a fait l’objet de vives critiques. Ainsi, selon Wilfrid Jeandidier, « tout portait à penser que le ministre avait seulement agi à l’occasion de l’exercice de ses fonctions et que ses propos étaient parfaitement détachables de l’exercice de ses attributions », ajoutant que « ce n’est pas parce qu’un ministre se prononce sur des faits intéressant la vie politique du pays (…) qu’il participe à la détermination et à la conduite de la politique de la Nation », avant de conclure : « Avec la jurisprudence Ralite, le ministre voit sa qualité quasiment indissociable de sa personne »[27]. Précisons que l’affaire Ralite est un exemple parmi d’autres des écueils auxquels peut se heurter la nécessité de distinguer ce qui relève des fonctions ministérielles et ce qui n’en relève pas.
1. Les infractions commises dans l’exercice des fonctions ministérielles
Le traitement des infractions liées aux fonctions ministérielles suscite de nombreux points d’interrogation. Nous les évoquons à partir des expériences belge, française et italienne, mais en puisant des exemples dans d’autres systèmes constitutionnels.
a. Quels ministres ?
Les règles dérogatoires concernent-elles les seuls ministres ? En Belgique, elles concernent les secrétaires d’Etat, qui font partie intégrante du Gouvernement fédéral. C’est la même solution en France. Dans d’autres Etats, elles ne concernent pas les secrétaires d’Etat, mais ceux-ci n’ont pas nécessairement le même statut qu’en Belgique ou en France. Et puis, on trouve çà et là des sous-secrétaires d’Etat, des ministres-suppléants, des ministres délégués, des ministres d’Etat… sans que ces termes ne recouvrent partout les mêmes réalités.
Les coauteurs et complices suivent-ils le sort du ministre ? Dans l’un ou l’autre Etat, dont la Belgique, ils sont jugés avec le ministre. Dans d’autres, comme la France, ils sont jugés distinctement par les juridictions de droit commun, « cette exception délibérée au principe de l’indivisibilité des poursuites n’[étant] pas sans poser de sérieux problèmes »[28]. Le risque de contradictions entre décisions rendues par des juridictions distinctes n’est pas le moindre de ces problèmes. Une autre formule possible consiste à laisser à l’autorité poursuivante le soin de décider. Mais, dans ce cas, que se passe-t-il lorsqu’elle ne met pas les complices en accusation avec le ministre ? Ce problème s’est posé avant 2001 en Grèce, où deux thèses ont été défendues : soit les complices peuvent être poursuivis devant les juridictions ordinaires, avec le risque de décisions contradictoires que cela comporte ; soit ils ne peuvent plus être poursuivis, l’action publique étant éteinte à leur égard. La jurisprudence et la doctrine grecques penchaient majoritairement en faveur de la première solution, mais des décisions en sens inverse ont été rendues. La controverse a été tranchée par le Constituant en 2001. Selon l’article 86-4, alinéa 4, de la Constitution, « en cas de renvoi d’une personne qui est ou a été membre du gouvernement ou secrétaire d’Etat devant la Cour spéciale, sont également renvoyées les personnes éventuellement impliquées, ainsi qu’il est prévu par la loi ».
b. Quelles infractions ?
La responsabilité pénale matérielle des ministres est-elle identique à celle des citoyens ? Généralement, la Constitution ne dit rien à ce sujet. Ainsi, en Belgique, l’article 103 de la Constitution, avant sa modification en 1998, habilitait le législateur à définir les cas particuliers de responsabilité dont seuls les ministres pouvaient se rendre coupable, mais cette disposition est restée lettre morte, de telle sorte qu’en 1998, elle n’a pas été reprise dans le nouvel article 103. Parfois, la Constitution exige expressément que les ministres soient soumis aux mêmes infractions que celles applicables à tous les citoyens. Par exemple, en Grèce, l’article 86 de la Constitution dispose expressément qu’« il est interdit de prévoir des délits particuliers pour les ministres ».
La question demeure ouverte de savoir si toutes les infractions méritent d’être soumises aux règles particulières qui régissent la répression pénale des ministres, quelles que soient leur nature et leur gravité. Ce qui relève de la micro-criminalité ne devrait-il rester soumis aux règles de droit commun applicables aux justiciables ordinaires ? Pour ces infractions – on pense en particulier aux infractions au Code de la route –, le ministre serait traité comme tout citoyen. Une comparaison avec les immunités parlementaires est tentante ici[29]. Dans certains États, l’inviolabilité ne s’applique qu’aux infractions passibles d’une peine atteignant un seuil déterminé. En Suède, par exemple, la protection ne trouve à s’appliquer que s’il s’agit d’une infraction pénale passible d’une peine d’au moins deux ans de prison[30]. À l’inverse, dans d’autres États, la protection s’efface lorsque l’infraction reprochée au parlementaire est passible d’une peine supérieure à un seuil fixé par la Constitution. C’est le cas au Portugal, par exemple, lorsqu’il existe des indices graves et concordants d’une infraction pénale intentionnelle punie d’une peine de prison supérieure à trois ans[31].
c. Quelles poursuites ?
Depuis longtemps, l’idée prévaut que l’opportunité d’introduire une action publique contre un ministre doit être appréciée par une assemblée parlementaire, donc par une autorité politique. Originairement, dans les trois Etats examinés ci-dessus, la mise en accusation était déclenchée par une assemblée parlementaire, voire par les assemblées parlementaires. Si la France a désormais rompu avec cette voie, la Belgique et l’Italie y restent attachées, mais sous une autre forme : les parlementaires sont dorénavant investis, non plus d’une compétence de décision, mais d’une compétence d’autorisation. Ces trois Etats ne sont pas les seuls à avoir emprunté une telle voie. En Grèce, c’est à la Chambre des députés que revient le pouvoir de mettre les ministres en accusation, pour des infractions commises dans l’exercice de leurs fonctions[32]. Au Portugal, « aucun membre du gouvernement ne peut être détenu ou arrêté sans l’autorisation de l’Assemblée de la République, sauf pour crime intentionnel puni d’une peine de prison dont la durée maximale est supérieure à trois ans et en cas de flagrant délit »[33]. En Espagne, une distinction s’impose. Si le fait reproché au ministre est constitutif de « trahison » ou de « tout autre délit contre la sûreté de l’Etat », l’action pénale devant le Tribunal suprême ne peut être exercée que « sur l’initiative du quart des membres du Congrès et avec l’approbation de la majorité absolue de celui-ci »[34]. Dans tous les autres cas, c’est l’autorité judiciaire compétente qui saisit le Tribunal suprême. Ce sont là trois illustrations supplémentaires. Certes, on assiste, dans la période la plus récente, à une plus ou moins grande juridictionnalisation des poursuites menées à l’encontre des ministres. Mais, en règle générale, il ne s’agit pas d’abandonner totalement l’intervention des parlementaires. Deux problèmes se posent cependant : la capacité et, surtout, l’impartialité des parlementaires pour mettre un ministre en accusation (voy. supra).
d. Quel jugement ?
L’évidence impose de rappeler que, dès le moment où il y va d’une instance décidant du bien-fondé d’accusations en matière pénale, les garanties organiques (indépendance et impartialité) et procédurales (procès équitable) de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme doivent être observées. Aucun système de responsabilité pénale des ministres ne peut être soustrait aux exigences de la Convention[35].
Au-delà de ce constat, plusieurs solutions sont pratiquées dans le choix de l’instance chargée de juger pénalement les ministres. Elles ne sont pas toujours en tous points compatibles avec les exigences de l’article 6 précité.
1. Une assemblée parlementaire. C’était la solution retenue en France avant 1993 (voy. supra). Elle présente l’avantage de réserver le jugement des ministres à des personnes dont l’expérience politique doit contribuer à un jugement mieux éclairé. Il reste qu’une assemblée parlementaire n’offre pas les garanties requises par l’exigence d’impartialité objective.
2. La plus haute juridiction de l’ordre judiciaire. C’était la solution retenue en Belgique avant 1998[36]. C’est la solution retenue aux Pays-Bas (la Cour suprême) et en Espagne (le Tribunal suprême). L’impartialité objective de l’organe est incontestable. Mais, le plus souvent, il n’a pas vocation à statuer en fait. Par ailleurs, le ministre, et ceux qui sont jugés avec lui, sont privés du droit à un double degré de juridiction.
3. La juridiction constitutionnelle. C’était la solution italienne avant 1989[37]. C’est la solution adoptée en Autriche, à l’instar de ce qui est prévu pour le Président. Elle procède d’une vision très large de la justice constitutionnelle. Cela n’est pas sans danger. Le risque existe que la juridiction constitutionnelle soit submergée par ce type de contentieux, de telle sorte qu’elle ne parvienne que difficilement à absorber le contentieux de constitutionnalité lui-même, dont il faut rappeler qu’il constitue l’essence de sa mission.
4. Une juridiction ad hoc mixte (judiciaire et politique). C’est la solution française depuis 1993 : la Cour de justice de la République[38]. C’est aussi la solution adoptée en Finlande : « l’examen de l’accusation d’un membre du gouvernement pour conduite illégale dans l’exercice de ses fonctions est soumis à la Haute Cour de justice »[39], celle-ci se composant « du président de la Cour suprême, qui assume la présidence, et de membres qui sont le président de la Cour administrative suprême, trois présidents de cours d’appel ayant le plus d’ancienneté dans leur fonction, et cinq membres désignés par le Parlement pour un mandat de quatre ans »[40]. L’avantage procuré par une telle composition, qui tient essentiellement à l’expérience politique d’une fraction substantielle de l’autorité de jugement, est modique par rapport aux écueils qu’elle est inévitablement vouée à rencontrer, à savoir qu’elle procède d’une confusion problématique entre les responsabilités pénale et politique des ministres.
5. Une juridiction ad hoc exclusivement judiciaire. C’est la solution retenue en Grèce : « est compétente pour juger les affaires relatives en premier et dernier ressort, en tant que cour suprême, une Cour spéciale constituée pour chaque affaire de six membres du Conseil d’État et sept membres de la Cour de cassation »[41].
6. Les juridictions ordinaires. C’est la solution privilégiée en Italie depuis 1989 et en Belgique (compétence des cours d’appel) depuis 1998[42]. C’est également la solution allemande, où tous les ministres, y compris le Chancelier fédéral, sont soumis à la même responsabilité pénale que les fonctionnaires.
2. Les infractions commises hors l’exercice des fonctions ministérielles
La soumission des infractions commises hors l’exercice des fonctions ministérielles à un régime particulier n’est justifiable que par des considérations fonctionnelles. En Belgique, selon la doctrine traditionnelle, il s’agit de faciliter l’exercice des fonctions ministérielles ou, à tout le moins, de faire en sorte que rien ne vienne entraver indûment la gestion gouvernementale. Les ministres doivent être mis en mesure de remplir aisément leurs fonctions, sans être gênés par des poursuites téméraires, intempestives ou vexatoires. « S’il en était autrement, a-t-on écrit, les adversaires politiques des ministres inventeraient contre eux des accusations, les traduiraient, sous des prétextes odieux, devant les tribunaux répressifs, et jetteraient ainsi le discrédit sur l’administration elle-même »[43].
Deux options sont donc possibles. Soit la Constitution souscrit à une logique fonctionnelle et il se justifie alors que ces infractions soient soumises à un traitement procédural spécifique, qui n’est pas nécessairement le même que celui appliqué aux infractions commises dans l’exercice des fonctions ministérielles. C’est l’option belge. Soit la Constitution ne souscrit pas à une logique fonctionnelle et ces infractions doivent alors relever de la compétence des juridictions pénales ordinaires. C’est l’option française et italienne.
V. Responsabilité pénale et responsabilité politique
On assiste en France à un phénomène de pénalisation de la responsabilité politique des ministres, la voie de la répression pénale étant parfois utilisée comme substitut aux mécanismes d’engagement de la responsabilité politique individuelle des ministres. L’affaire française dite ‘du sang contaminé’ est l’incontestable parangon de ce phénomène[44], qui s’est manifesté une vingtaine d’années plus tard avec une acuité particulière dans le cadre de la crise sanitaire provoquée par la Covid-19[45], confirmant par-là que « le risque pénal découlant du principe de précaution nuit incontestablement à l’action ministérielle »[46]. Ce phénomène ne s’observe pas en Belgique par exemple[47] : si le statut pénal réservé aux ministres par le texte originaire de la Constitution traduisait une perméabilité (relative) entre les traitements respectifs de la responsabilité pénale et de la responsabilité politique des ministres et si des traces de cette perméabilité subsistent dans le régime issu de la réforme de 1998, rien ne permet de constater un brouillage des lignes entre les deux formes de responsabilité.
Que penser de la pénalisation de la responsabilité politique des ministres ? D’une part, comme l’a bien écrit Robert Badinter, « la responsabilité pénale des ministres ne peut être substituée à leur responsabilité politique, sans risque de voir la justice altérée »[48]. D’autre part, la mise en œuvre de la responsabilité pénale ne saurait justifier que la responsabilité politique des ministres soit éludée. Une responsabilité politique individuelle défaillante conjuguée à une pénalisation épisodique des comportements ministériels aboutit à une très large impunité. Or, l’honneur d’un responsable politique consiste « dans la responsabilité personnelle exclusive pour tout ce qu’il fait, responsabilité qu’il ne peut ni ne doit répudier ou rejeter sur un autre »[49]. On retrouve cette idée cardinale selon laquelle il ne saurait y avoir de confiance en l’absence de responsabilité.
La pénalisation de la responsabilité politique des ministres ne procède-t-elle pas d’une confusion entre ce qui relève des finalités des deux formes de responsabilité et ce qui concerne le traitement procédural auquel les soumettre ? Si la responsabilité pénale des ministres a, dès l’origine, été considérée comme une forme particulière de responsabilité politique, en ce sens qu’on a toujours associé à la finalité pénale de la répression des ministres une finalité politique, ceci ne signifie pas qu’à l’époque le traitement de la responsabilité pénale et de la responsabilité politique des ministres étaient amalgamés. Tout au contraire, de ce point de vue, tant en Angleterre qu’en France, la seconde s’est progressivement détachée de la première.
C’est sur cette base que la répression pénale des ministres a été conçue et pratiquée pendant longtemps dans plusieurs pays, en Europe, mais aussi parfois hors d’Europe. Le système reposait sur trois piliers : des poursuites par une assemblée parlementaire ; un jugement par l’autre assemblée parlementaire ; des incriminations vagues. En 1815, Benjamin Constant a ainsi proposé un système fondé sur la compétence de la chambre populaire pour accuser les ministres et sur la compétence de la chambre haute pour les juger[50]. On retrouve l’idée que, lorsqu’un ministre franchit les limites de la mission qui lui a été confiée, sa responsabilité repose sur une logique politique. C’est cette logique politique qui justifiait les trois piliers en question, qui sont autant de marqueurs différenciant cette responsabilité de celle des autres citoyens. Cela étant, il faut reconnaître qu’à l’époque déjà, certains Etats ont éprouvé un malaise évident à suivre complètement une telle logique. Ainsi, la Belgique, en 1831, a refusé de confier le jugement des ministres au Sénat pour le réserver à la Cour de cassation, et ce, alors même que la rédaction de la Constitution de 1831 a été très marquée par les influences française et anglaise.
Quelle est la situation aujourd’hui ? Il y a manifestement une dynamique générale vers une dépolitisation du traitement de la responsabilité pénale des ministres. Ceci appelle trois observations.
Primo. Cette dynamique n’a pas la même force, ni la même configuration, dans tous les Etats. En Belgique et en Italie, la dépolitisation se manifeste de deux manières. Tout d’abord, les assemblées parlementaires sont cantonnées à un rôle d’autorisation de mise en accusation là où auparavant elles avaient la maitrise totale des poursuites. Ensuite, le jugement des ministres y est confié à des juridictions ordinaires exclusivement composées de juges professionnels. En France, en revanche, la dépolitisation a été voulue surtout au stade de l’information et de l’instruction, et nettement moins au stade du jugement, la Cour de justice de la République étant très majoritairement composée de parlementaires.
Secundo. La préoccupation des trois Constituants de dépolitiser, en partie tout au moins, le traitement de la responsabilité pénale des ministres ne semble pas empêcher que, dans la pratique, des considérations d’opportunité politique interfèrent à un stade ou à l’autre.
Tertio. La dimension politique des infractions pénales liées aux fonctions ministérielles est irréductible, ce qui justifie précisément que la procédure judiciaire suivie ne soit pas exactement la même que pour les autres citoyens. Pour le dire autrement, cette dimension politique de la responsabilité pénale des ministres est le fondement des règles procédurales spécifiques qui leur sont applicables. Comme l’écrit Philippe Lauvaux, « à supposer possible l’autonomisation d’un caractère proprement pénal de la responsabilité des ministres, elle conduit à la négation de l’autonomie de son caractère constitutionnel qui seul, pourtant, justifie d’envisager des procédures spéciales de jugement des ministres »[51]. Cependant, la dimension politique de la responsabilité pénale des ministres doit être envisagée à sa juste mesure. Elle ne peut conduire ni à une absorption de la responsabilité politique par la responsabilité pénale, ni à des interférences politiques au stade des poursuites ou du jugement pénal.
Comment concrètement peut-on envisager les choses ? La question concerne au premier chef les infractions commises dans l’exercice des fonctions ministérielles. Si le comportement répréhensible du ministre ne tombe pas sous le coup d’une incrimination pénale, sa responsabilité sera exclusivement politique. Si, en revanche, il tombe sous le coup d’une incrimination pénale, sa responsabilité sera politique, mais aussi – l’une n’empêchant pas l’autre – pénale, donc juridique. Dans ce cas, le ministre ne doit pas pour autant être soumis au même traitement procédural que n’importe quel autre citoyen.
Ce traitement procédural doit être aménagé de manière à éviter un double risque : d’une part, des ingérences excessives, voire arbitraires, du pouvoir judiciaire dans la gestion ministérielle de la chose publique ; d’autre part, l’utilisation de la répression pénale comme substitut à une responsabilité politique individuelle défaillante. Le premier risque est imputable aux magistrats, tandis que le second l’est aux parlementaires, voire aux citoyens. Pour rencontrer le premier risque, il faut faire intervenir les parlementaires dans la procédure de mise en accusation. Mais, si l’on veut tenir compte du second risque, il faut se limiter à instaurer un filtre parlementaire, sans laisser aux parlementaires le soin de décider eux-mêmes de la mise en accusation, et à la condition que ce filtre repose sur des critères plus précis que les critères prévus aujourd’hui en Belgique et en Italie.
De notre point de vue, la nécessité d’un traitement procédural spécifique ne concerne donc pas tant la phase de jugement que la phase des poursuites. Pour ce qui concerne le jugement, dès le moment où il s’agit de statuer sur la culpabilité pénale d’une personne, il paraît naturel de réserver cette tâche, non pas à des parlementaires, mais à des juges. Sans doute pas n’importe quels juges, mais des juges. C’est une question de légalité : l’impartialité objective de l’autorité de jugement est un standard international et européen incontournable. C’est également une question de légitimité : la confiance citoyenne dans l’autorité de jugement sera d’autant plus grande que celle-ci sera objectivement impartiale.
Au demeurant, une juste compréhension du rôle du juge réclame qu’on se départisse d’un mythe par trop véhiculé sur le terrain de la justice des politiques, celui d’un juge purificateur qui serait investi de la vertu herculéenne de nettoyer les écuries d’Augias plutôt que de dire le droit. Dire le droit : la justice des ministres et la justice des citoyens devrait se rejoindre au moins sur cette exigence élémentaire.
Marc VERDUSSEN,
Professeur à l’Université de Louvain (UCLouvain)
Co-directeur du Centre de recherche sur l’État et la Constitution
Travaux de l’auteur sur le sujet : Voy. M. Verdussen, Contours et enjeux du droit constitutionnel pénal, Bruxelles, Bruylant, 1995, pp. 497-626 ; « La problématique », in F. Delpérée et M. Verdussen (dir.), La responsabilité pénale des ministres fédéraux, communautaires et régionaux, Bruxelles, Bruylant, 1996, pp. 13-27 ; « Les droits de la défense et la mise en accusation des ministres en Belgique », in Les droits de la défense devant les parlements exerçant des prérogatives juridictionnelles, Bruxelles, Bruylant/Nemesis, 1998, pp. 57-68 ; « Le politique et la justice », Revue générale, 1999, pp. 53-63 ; « La répression pénale des ministres et des parlementaires en Belgique », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2001, pp. 771-779 ; « La justiciabilité des parlementaires et des ministres », in Justice et politique : je t’aime, moi non plus…, Bruxelles, Larcier, 2008, pp. 9-40 ; « Le traitement constitutionnel de la répression pénale du chef de l’Etat, des ministres et des parlementaires dans une perspective comparative », AIJC, 2009, vol. XXV, pp. 481-503 ; « Un ministre peut-il tout dire ? », in P. d’Argent, D. Renders, et M. Verdussen, (dir.), Les visages de l’Etat – Liber amicorum Yves Lejeune, Bruxelles, Bruylant, 2017, pp. 793-810.
[1] La présente contribution n’aborde pas les règles du Statut de la Cour pénale internationale qui permettent de mettre en cause un ministre devant cette dernière, pour crime de guerre, crime de génocide ou crime contre l’humanité.
[2] Cass., 12 juill. 1865, Pasicrisie, 1865, I, p. 258.
[3] Cass., 5 avril 1996, Pasicrisie, 1996, I, p. 283.
[4] Cour eur. dr. h., arrêt Coëme et autres c. Belgique du 22 juin 2000.
[5] Cass., 23 déc. 1998, Pasicrisie, 1998, I, p. 1256.
[6] Cour eur. dr. h., arrêt Claes et autres c. Belgique du 2 juin 2005.
[7] Ibid., § 35.
[8] Sur ces dispositions constitutionnelles, v. J. Velaers, De Grondwet – Een artikelsgewijze commentaar, Bruges, die Keure, 2019, t. II, pp. 525-544 et 674-676.
[9] V. le Rapport fait le 26 mars 2009 au nom de la Commission des poursuites, Doc. parl., Ch. repr., 2008-2009, n° 52-1906/1.
[10] Liège, 24 avril 2015 (arrêt non publié)
[11] Compte rendu intégral, Parl. w., 2013-2014, n° 16, 11 avril 2014, pp. 182-183.
[12] Le Vif -L’Express, 18 sept. 2019.
[13] C. Guérin-Bargues, « Cour de justice de la République : pour qui sonne le glas ? », Jus Politicum, 2013, n° 11, https://juspoliticum.com/article/Cour-de-justice-de-la-Republique-pour-qui-sonne-le-glas-818.html, I-B-1.
[14] Ibid., II.
[15] https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/124000596.pdf
[16] J.-C. Escarras, « Italie : les modifications et projets de modifications des compétences de la Cour constitutionnelle », RFDC, 1990, p. 167.
[17] A. Pizzorusso, « La procédure pénale pour infractions des ministres en droit italien », in F. Delpérée et M. Verdussen (dir.), La responsabilité pénale des ministres fédéraux, communautaires et régionaux, op. cit., pp. 42-43.
[18] A. Laïdi, Le droit, nouvelle arme de guerre économique, Arles, Actes Sud, 2019, pp. 36-38.
[19] G. Zagrebelsky, La giustizia costituzionale, 2e éd., Mulino, 1988, p. 463.
[20] A. Pizzorusso, « La procédure pénale pour infractions des ministres en droit italien », art. cit., p. 45.
[21] C. Aynès, « La responsabilité pénale des gouvernants en Italie : réflexions sur les poursuites contre l’ancien ministre de l’Intérieur pour séquestration de migrants en Méditerranée », Jus Politicum, 20 janvier 2021, https://blog.juspoliticum.com/2021/01/20/la-responsabilite-penale-des-gouvernants-en-italie-reflexions-sur-les-poursuites-contre-lancien-ministre-de-linterieur-pour-sequestration-de-migrants-en-mediterranee-par-camill/ Voy. égal. C. Sagone, « Profili ricostruttivi della responsabilità penale dei ministri tra modello astratto e prassi applicativa », Rivista Associazione Italiana dei Costituzionalisti, 2021, n° 2, https://www.rivistaaic.it/images/rivista/pdf/2_2021_16_Sagone.pdf
[22] K. Oellers-Frahm, « Italy and France : Immunity for the prime minister of Italy and the president of the French Republic », Int’l J. Const. Law, 2005, vol. 3, pp. 107-115 ; S. Hardt et M. Eliantonio, «’Thou Shalt be Saved’ (from Trial) ? The Ruling of the Italian Constitutional Court on Berlusconi’s Immunity Law in a Comparative Perspective », EuConst, 2011, vol. 7, pp; 17-39.
[23] Sentence n° 24/2004 du 13 janv. 2004, Giurisprudenza costituzionale, 24 janvier 2004.
[24] Sentence n° 262/2009 du 7 oct. 2009, Giurisprudenza costituzionale, 21 octobre 2009.
[25] O. de Kerchove de Denterghem, De la responsabilité des ministres dans le droit public belge, Gand, H. Hoste, Paris, A. Durand, 1867, p. 25.
[26] Not. Cass. fr. (ch. crim.), 9 juillet 1984, D., 1985, Jurisprudence, p. 78, note J.-M. R.
[27] W. Jeandidier, « L’irresponsabilité d’un ministre », JCP, 1987, Doctrine, 3276. Contra : M. Kamto, « La responsabilité pénale des ministres sous la Ve République », RDP, 1991, pp. 1270-1271.
[28] C. Guérin-Bargues, « Cour de justice de la République : pour qui sonne le glas ? », art. cit.
[29] M. Solbreux et M. Verdussen, « Le statut pénal des parlementaires », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2019, n°2350-2351, p. 95.
[30] Constitution suédoise, chap. IV, art. 8, ali. 2.
[31] Art. 157 de la Constitution portugaise.
[32] Art. 86-1 de la Constitution grecque.
[33] Art. 196 de la Constitution portugaise.
[34] Art. 102-2 de la Constitution espagnole.
[35] G. Cohen-Jonathan, « Haute Cour et Convention européenne des droits de l’homme », RFDC, 1993, pp. 199-200. V. supra, note 3.
[36] V. supra.
[37] V. supra.
[38] V. supra.
[39] Art. 114 de la Constitution finlandaise.
[40] Art. 101 de la Constitution finlandaise.
[41] Art. 86-4 de la Constitution grecque.
[42] V. supra.
[43] A. Giron, Le droit public de la Belgique, Bruxelles, A. Manciaux, 1884, p. 127.
[44] V. O. Beaud, Le sang contaminé – Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité des gouvernants, Paris, PUF, 1999, 192 p.
[45] V. not. R. Matta-Duvignau, « La mise en examen d’Agnès Buzyn ou la pénalisation de la gestion de la crise sanitaire, symptôme d’une faiblesse chronique du système politique français », Justice-en-ligne, 11 nov. 2021 https://www.justice-en-ligne.be/La-mise-en-examen-d-Agnes-Buzyn-ou
[46] J. Gicquel et J.-E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, 36e éd., Paris, LGDJ-Lextenso, 2022, p. 757.
[47] M. Verdussen, « Belgium », in M. Morabito et G. Tusseau (eds), Comparative Executive Power in Europe – Perspectives on Accountability from Law, History and Political Science, London/New York, Routledge, 2024, pp. 17-18.
[48] R. Badinter, « Préface », inAssociation française pour l’histoire de la justice, Les ministres devant la justice, Arles, Actes Sud, 1997, p. 13.
[49] M. Weber, Le savant et le politique, trad., Paris, Plon, 1959, p. 129.
[50] V. not. B. Constant, Principes de politique (1815), in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1957, pp. 1126-1143.
[51] Ph. Lauvaux, « L’incertaine frontière entre le pénal et le politique », in Association française pour l’histoire de la justice, Les ministres devant la justice, op. cit., p. 250.