Table ronde

Maître François CANTIER. Christophe EUZET. Jean-Claude MARIN. Nicole PLANCHON. Anne PONSEILLE. Sylvie SALLES. Florian SAVONITTO.

Sylvie SALLES et Florian SAVONITTO : Pourriez-vous présenter les fonctions que vous avez exercées au sein de cette CJR, c’est-à-dire au sein de l’un des trois organes qui composent cette CJR ? Et dans le prolongement de cette première question, pourriez-vous nous rappeler le cheminement de votre carrière, lequel vous a conduit à un moment donné à occuper une fonction au sein d’un des organes de la CJR ? Participer au fonctionnement de la CJR : hasard ou volonté ?

Nicole PLANCHON : Je préside actuellement la Commission des requêtes au sein de la CJR. Cette commission des requêtes – un ministre a eu l’occasion de le dire – c’est finalement l’organe le plus original qui assure une fonction de filtre. Elle reçoit les plaintes et elle décide ou de les classer ou de les transmettre à la commission d’instruction. C’est un peu l’équivalent d’un parquet collectif puisque nous ne rendons pas décision juridictionnelle. Nous ne sommes pas une juridiction. Nous nous sommes posés récemment la question de la qualification de ce que nous rendions. Et finalement nous avons exclu le terme de « décision » et nous avons préféré parler d’« actes ». Il n’y a pas de recours contre nos « actes ». On dispose, comme un parquet, du pouvoir de l’opportunité des poursuites puisque notre pouvoir d’examen des plaintes repose sur un article qui est rédigé de la même façon que l’article 40 qui concerne le procureur de la République. Donc nous avons un pouvoir d’opportunité des poursuites, d’apprécier les suites à donner aux plaintes déposées devant nous. Nous ne pouvons pas être récusés. Par contre, il nous arrive de nous déporter, plutôt d’exprimer la volonté de ne pas siéger car nous avons eu à connaître d’une affaire ou d’une personne qui est impliquée dans une plainte soumise à l’examen de la commission des requêtes. Mais il n’y a pas de récusation des membres de la commission des requêtes.

Cette commission est composée de 7 personnes. 3 conseillers de la Cour de cassation dont 1 qui est élu comme étant le président, il y a deux membres du Conseil d’Etat et 2 membres de la Cour des comptes. Nous sommes tous élus par nos pairs au cours d’assemblées générales des hautes instances. Cette diversité est vraiment extrêmement utile. Je ne sais pas ce que deviendra la CJR, mais il semble nécessaire de garder cette fonction de filtrage avec cette diversité d’origine : les plaintes que nous recevons sont vraiment diverses et elles peuvent couvrir des domaines très variés. Et on se rend compte que si les compétences pénales sont utiles lorsqu’il faut qualifier une infraction, déterminer si les éléments sont constitués et évaluer le sérieux de l’ensemble, on a souvent besoin d’éléments d’ordre administratif, voire d’éléments comptables, lorsque l’on est sur des plaintes qui concernent les finances publiques. C’est donc extrêmement important d’avoir des référents dans chacun de ces domaines. Donc les plaintes qui arrivent sont examinées sous tous leurs aspects.  Rien ne nous échappe car nous avons toutes les compétences qui sont à disposition. Par exemple, dans certaines plaintes, il est question de décisions administratives et nous pouvons alors les récupérer assez vite. Il en va de même de l’accès à certains procès-verbaux qui nous sont utiles pour éclairer notre décision, notre « acte ».

Personne ne connaît la commission des requêtes et, comme l’on dit, « Pour vivre heureux, il faut vivre caché ». Cela ne nous empêche pas de travailler de façon régulière. On n’est pas non plus excessivement sollicité. Depuis 1993 et jusqu’au 31 août 2023, nous avons été saisis de 22166 requêtes. Ce n’est pas si énorme. Et seules 53 de ces requêtes ont fait l’objet d’une transmission à la commission d’instruction. Donc c’est 0,24% des plaintes qui ont fait l’objet d’une transmission. Ensuite sur ces 22166 requêtes examinées, 20249 très précisément, soit plus de 89% des plaintes, ont été déposées entre 2020 et 2022. Donc c’est durant la période du Covid que nous avons été mis en pleine lumière. En 2019, année normale d’activité, nous avons eu 41 requêtes, nous avons rendu 29 « décisions » dont 25 de classement et seulement 2 avis favorables de saisine. En 2020, année covid, nous avons reçu 246 requêtes et nous avons rendu 64 décisions dont 53 de classement et 3 avis favorables pour une saisine pour les affaires liées au Covid 19. En 2021, nous avons enregistré 20119 requêtes, rendu 156 décisions dont 68 classements, 77 irrecevabilités et 4 avis favorables à une saisine. En 2022, on a reçu 372 requêtes. Nous avons rendu 20292 décisions dont 19935 décisions de classement et 2 décisions de saisine. Et au 31 août 2023, nous avions 48 requêtes et nous avions rendu 36 décisions de classement et 1 avis favorable.Il faut préciser qu’une saisine peut concerner plusieurs plaintes. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas d’adéquation avec le nombre de requêtes. Nos décisions peuvent recouper plusieurs requêtes.

Sur le profil des plaintes que l’on peut recevoir, nous ne disposons pas d’outils permettant de travailler sur les catégories sociologiques qui saisissent la CJR. En revanche, on peut identifier des profils de plainte. J’ai relevé 6 catégories.

1ère catégorie : les plaintes fantaisistes c’est-à-dire des gens qui ont des troubles psychologiques et qui s’estiment persécutés par un ministre sans aucun fondement : un cas que l’on a connu qui est que le ministre envoie des ondes à travers les murs ;

2e catégorie : les requêtes de personnes qui ont eu un problème, qui ont obtenu une décision judiciaire ou administrative défavorable et qui utilise la CJR pour décrédibiliser cette décision et espérer que l’on revienne sur cette première décision. Par exemple, ll s’agit de gens qui perdent leurs actions devant un tribunal judiciaire et vont déposer plainte contre le ministre de la justice car il n’a pas su donner les instructions suffisantes aux magistrats pour juger correctement. On a la même chose du côté administratif ;

3e catégorie : les plaintes de personnes qui ont eu un vrai problème avec l’administration, soit qu’il y ait eu une erreur, soit qu’il y ait eu un dysfonctionnement qui a pu entraîner chez ces personnes de réelles difficultés. Donc elles se plaignent du ministre qui est le responsable de l’administration qui a dysfonctionné auprès de la commission des requêtes. Et il n’y a pas de doute, ces personnes sont véritablement dans des situations pénibles. Ce n’est pas fantaisiste. Mais malheureusement il n’est pas possible de traiter pénalement ces dysfonctionnements donc l’on doit classer les plaintes de cette nature ;

4e catégorie : On a ensuite, depuis le Covid, des nouvelles plaintes que nous n’avions pas eu l’occasion de rencontrer auparavant. Du moins je n’en avais pas connu depuis 2019, année où j’ai pris mes fonctions. Il s’agit des plaintes qui cherchent à déstabiliser une personne politique connue. C’est ici souvent la plainte en diffamation concernant des propos tenus à la radio ou en interview ;

5e catégorie : Nous avons toujours les personnes qui nous ont saisi durant le covid-19 pour revenir sur les vaccins, ou les dispositions concernant la vente de l’hydroxychloroquine… Nous sommes encore destinataires de ces plaintes même après le pic de l’épidémie. Il arrive que les plaintes soient, dans un premier temps, déposées par des personnes qui ont une réputation, une certaine image. Et quand cela ne marche pas, alors on voit arriver, dans un second temps, des lettres conjointes de plusieurs particuliers – un courrier de 10 ou 15 plaignants – qui vont reprendre exactement les mêmes termes, la même présentation. C’est une vraie stratégie ici ;

6e catégorie : Enfin, nous sommes saisis de requêtes, qui à la lecture, présentent un vrai motif qui nous conduit à nous interroger et avoir des discussions parfois longues au cours des réunions. On se pose également la question de la rédaction. Nous n’avons pas à motiver la rédaction des décisions de classement mais nous avons fait le choix de le faire, même de manière synthétique. En revanche, nous devons motiver les décisions de transmission. Et ce travail de motivation prend du temps. On rend certes peu de décisions de transmission mais elles sont vraiment ciselées. Ces plaintes là nous donnent beaucoup de travail et ce n’est pas anodin que de saisir la commission d’instruction de la CJR.

Comment travaille-t-on ? Nous avons une réunion par mois. Le Président est destinataire de l’ensemble des plaintes pour lesquelles il procède à un premier classement : les plaintes pas sérieuses par exemple sont mises de côté. Il retient les plaintes qui lui paraissent objet de discussions plus détaillées. A la réunion, le président rapporte sur les plaintes les plus simples. En général celles-ci aboutissent à une décision de classement sans réelle difficulté. Pour les plaintes un peu plus complexes ou accompagnées de multiples documents, on désigne alors un rapporteur qui va examiner la plaintes et les pièces. Parfois on va exhumer des décisions précédentes lorsque la plainte déposée se rapproche d’une plainte ancienne pour se rappeler des motifs et du contexte. Le travail du rapporteur s’étale sur un mois voire deux. On n’a jamais, me semble-t-il, rendu de décisions au-delà de trois mois à partir du jour du dépôt de la requête. Donc le traitement est rapide. Une fois que la décision est prise et rédigée, je la signe avec le greffier et ensuite la décision est notifiée au requérant. Si le dossier doit aller à la commission d’instruction, il est transmis au parquet général.

Jean-Claude MARIN : Avant de décrire le rôle du Ministère public devant la Cour de Justice de la République, il me paraît utile, en présence d’une institution si particulière dans notre organisation judiciaire, d’aborder en quelques lignes l’origine du caractère hybride, entre droit commun et juridiction d’exception, de la C.J.R.

A cette fin, il peut être pertinent de se référer au discours, devant l’Assemblée nationale, du rapporteur du projet de loi constitutionnelle créant la CJR, M. André FANTON. Après avoir évoqué les causes de l’échec de la Haute Cour de Justice, juridiction jusqu’alors compétente pour juger les infractions commises par les membres du gouvernement, il présente ainsi l’objectif du projet de réforme « … tendu entre deux exigences : une stricte application du droit commun et supprimer le caractère politique de la nouvelle institution ». Celle-ci, toujours selon M. André Fanton, serait une juridiction qui présenterait la caractéristique d’être à mi-chemin entre la Haute Cour, c’est-à-dire émanant principalement du Parlement et une juridiction de droit commun. Le fruit de ces travaux aboutira à l’institution que nous connaissons aujourd’hui avec une phase non parlementaire, saisine de la Cour et instruction préparatoire, qui déroge au droit commun même si elle s’est fortement judiciarisée, et une phase de jugement, c’est-à-dire la phase décisive, avec une composition majoritairement parlementaire, la loi organique de 1993 fixant les règles procédurales devant la CJR s’inspirant assez largement de celles qui présidaient au fonctionnement de la Haute Cour.

S’agissant dans un premier temps du ministère public près la Cour de Justice de la République, l’article 8 de la loi organique du 23 novembre 1993 dispose que « Le ministère public près la Cour de justice de la République est exercé par le procureur général près la Cour de cassation », disposition qui est la reprise de celle contenue dans l’article 13 aujourd’hui abrogé de l’ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique sur la Haute Cour de Justice. L‘article 8 précise même que le procureur général est « […] assisté d’un premier avocat général et de deux avocats généraux qu’il désigne ». Au regard des chiffres de l’activité de la CJR évoqués par Madame Nicole Planchon, il faut convenir qu’affecter autant de membres du parquet général de la Cour de cassation au traitement d’un nombre si peu élevé de procédures a pu apparaître à mes prédécesseurs, à moi-même ainsi qu’à à mes successeurs, quelque peu excessif, de telle sorte qu’un seul avocat général à la Cour de cassation est, depuis longtemps désigné pour assister le procureur général dans ses fonctions auprès de la CJR.

Le fait de confier au procureur général de la Cour de Cassation ces fonctions d’autorité de poursuites, même très encadrées, nous le verrons, apparaît peu conforme au statut et au rôle du parquet général de la Cour de cassation. En effet, le procureur général près la Cour de cassation n’est pas le chef des procureurs de la République ni des procureurs généraux près les Cours d’appel sur lesquels il n’exerce aucune autorité hiérarchique. Parquet général mal nommé parce que totalement indépendant et étranger à la conduite de l’action publique, son rôle est, aux termes de l’article 432-1 du code de l’organisation judiciaire, de rendre « […] des avis dans l’intérêt de la loi et du bien commun. Il éclaire la cour sur la portée de la décision à intervenir », la Cour de cassation, jugeant, en droit, des décisions rendues par les juridictions du fond et non pas des faits et des affaires.

Ce rôle de Ministère public, presque de droit commun, près la CJR est donc une bizarrerie dans le paysage du parquet général de la Cour de cassation mais est sans doute la conséquence logique du fait que tous les magistrats du siège participant aux différentes instances de la Cour de Justice de la République sont membres du siège de la Cour de cassation. Cette fonction de Ministère public auprès de la C.J.R est statutairement attachée à la fonction de procureur général près la Cour de cassation comme le sont, par ailleurs, ses fonctions de président de la formation compétente pour les magistrats du parquet du Conseil supérieur de la Magistrature ou celles de vice-président du conseil d’administration de l’Ecole Nationale de la Magistrature.

Il convient, dans un second temps, de revenir sur le rôle du ministère public près la CJR. Ce rôle est très particulier et différent de celui assumé par les parquets de droit commun s’agissant de la phase d’ouverture des procédures d’investigations puis de celle de suivi ces dernières.

Tout d’abord, la phase d’ouverture des investigations. Le ministère public de droit commun, saisi de faits susceptibles de recevoir une qualification pénale, dispose de l’opportunité des poursuites, c’est-à-dire qu’il n’est pas soumis à un principe de légalité de ces poursuites. Dans le cas où il estime que des investigations sont nécessaires, il choisit le mode d’accomplissement de ces dernières, enquête préliminaire ou saisine d’un juge d’instruction par exemple.

Devant la Cour de Justice de la République, les choses sont très différentes. Il y a deux modes de saisine de la CJR : La plainte déposée directement devant la commission des requêtes, d’une part,  et, d’autre part, la faculté pour le procureur général de saisir d’office la commission des requêtes soit parce qu’il a été destinataire de renseignements ou de la dénonciation de faits commis par un ministre dans l’exercice de ses fonctions soit parce qu’un juge d’instruction de droit commun l’a saisi d’une ordonnance d’incompétence, ayant constaté,  lors de ses investigations, qu’un membre du gouvernement était susceptible de se voir reproché des faits dont il est saisi. En 30 ans, le ministère public a saisi d’office à 16 reprises la commission des requêtes. Le procureur général n’ayant pas l’opportunité des poursuites, cette fonction est, nous l’avons vu, confiée à la Commission des requêtes, organe de filtrage dont les décisions ne peuvent faire l’objet d’aucun recours. Le procureur général est donc, comme les auteurs de saisines directes de la Commission des requêtes soumis à ce filtrage, la décision de poursuite ou de classement prise par la Commission s’imposant à lui. Il a en effet, compétence liée et doit saisir la commission d’instruction si la commission des requêtes est favorable à l’ouverture d’investigations et ne peut que prendre acte de la décision de classement si cette commission estime, y compris en opportunité, que les faits ne doivent recevoir aucune suite. Le procureur général n’a pas, non plus, le choix des modes de poursuites. Les investigations seront nécessairement menées par la Commission d’instruction, composée de trois magistrats du siège de la Cour de cassation élus par l’assemblée générale des magistrats du siège de cette juridiction. La commission d’instruction est saisie par le parquet général de la Cour de cassation au moyen d’un acte introductif d’instance, appelé réquisitoire introductif, qui doit, à peine de nullité, comporter le visa de la décision favorable à cette saisine rendu par la commission des requêtes car il ne peut, en aucun cas pas passer outre l’avis rendu par la commission des requêtes. C’est donc un ministère public très encadré dont la seule latitude, lorsqu’il est saisi directement de faits ou de renseignement se limite à la faculté de ne pas saisir la commission des requêtes. Cette configuration très particulière fait du procureur général l’exécuteur obligé des avis émis par la commission des requêtes.

Cela va même au-delà. Lorsqu’un juge d’instruction de droit commun constate que, par-delà les infractions dont il a été initialement saisi, d’autres faits ont été mis en lumière au cours des recherches entreprises, il doit demander au procureur de la République de déterminer le sort à réserver à ces nouveaux faits, ce dernier pouvant décider soit de classer ces éléments supplémentaires sans suite, soit d’ordonner une enquête préliminaire, soit d’ouvrir une infirmation distincte ou bien encore étendre, par un réquisitoire dit supplétif, la compétence du juge d’instruction initialement saisi. Devant la CJR, si la commission d’instruction souhaite étendre ses investigations a des faits non visés lors de l’ouverture de la procédure, elle doit saisir le procureur général près la Cour de cassation qui ne peut pas prendre l’initiative de donner suite à une telle demande et doit transmettre celle-ci, accompagnée de son avis, à la commission des requêtes qui, seule, peut autoriser ou non cette extension de compétence. (Article 20 alinéa 2 de la loi organique).

Il existe une autre limitation aux pouvoirs traditionnels que détient le Ministère public en France. Saisi d’une plainte, d’un renseignement ou d’une dénonciation, le parquet de droit commun peut ordonner, avant de prendre sa décision, une enquête pour évaluer le sérieux et la réalité des faits dénoncés ainsi que leur caractère légalement poursuivables. Cette faculté est très restreinte pour le Ministère public près la Cour de Justice de la République, la Cour de cassation ayant, dans un arrêt d’assemblée plénière en date du 28 juillet 2023, limité à « des vérifications sommaires » sa possibilité d’évaluer la crédibilité des éléments qui lui étaient transmis. En revanche, la commission des requêtes, en vertu des dispositions de l’article 15 de la loi organique, détient le pouvoir de faire mener des investigations selon les formes de l’enquête préliminaire, c’est-à-dire de faire réaliser des perquisitions, opérer des saisies, avoir recours éventuellement à l’aide d’un expert avant de prendre sa décision.

Dernier point particulier, la CJR est uniquement compétente pour connaître des faits, crime ou délit, commis par les ministres dans le cadre strict de la conduite des affaires de l’Etat, que cette infraction ait été permise ou facilité par ces fonctions. Pour justifier la saisine de la CJR à raison de cette compétence personnelle,il faut donc viser expressément le ministre concerné dans le réquisitoire introductif qui saisit la commission d’instruction. Il n’est, par conséquent, pas possible d’ouvrir une information contre X. La conséquence de cette obligation est que la commission d’instruction ne peut, en vertu des dispositions du code de procédure pénale applicables à la CJR, entendre le ministre concerné que sous le statut de mis en examen ou celui de témoin assisté. Ces deux statuts risquent parfois d’apparaître, au moins sur le plan médiatique, comme la démonstration de la réalité d’une responsabilité pénale du ministre concerné.

Pour le reste, la phase d’enquête proprement dite menée par la Commission d’instruction est, à l’exception de l’exercice des voies de recours, soumise au droit commun. De même, la phase d’instruction étant terminée, le procureur général près la CJR et le magistrat qui l’assiste ont une fonction classique qui est d’établir un document définitif sur l’état des charges pesant ou non sur le ministre mis en examen et de demander à la Commission d’instruction de le renvoyer ou non devant la formation de jugement celle-ci n’étant tenue de suivre ou non cette proposition. Comme le Ministère public de droit commun, la parole du procureur général à l’audience est, bien évidemment, totalement libre.

Me François CANTIER : Devant la CJR, j’ai été le défenseur du ministre Kader Arif, c’est-à-dire à l’occasion de l’avant dernière affaire que cette juridiction a connue, en octobre 2022. Je suis avocat à Toulouse et le fondateur de l’Association Avocats sans Frontières France. Ces fonctions m’ont permis de plaider tant devant les juridictions Françaises que devant des tribunaux étrangers que de la justice pénale internationale, notamment dans le cadre des procès du génocide Rwandais et d’organiser la défense des victimes devant les Chambres Extraordinaires des Tribunaux Cambodgiens jugeant les hauts responsables Khmers Rouges.

Je vais vous livrer mon ressenti devant cette CJR. Je la connaissais comme tout avocat mais sans en savoir précisément ses rouages. Je n’ai pas hésité à accepter le dossier car cela relève de mon devoir d’avocat. Pour tout vous dire, ce ne fut pas un choc que de plaider devant cette juridiction. Certes, il s’agit ici de défendre une personne à priori « importante » mais ceci importe peu car l’Avocat défend les puissants comme les misérables avec cette précision que les accusés aussi puissants furent ils apparaissent souvent devant la justice comme des misérables. La procédure devant la CJR a mis un terme à la carrière politique de la personne que je défendais. Il avait un destin national et il a été définitivement écarté de la vie politique dès les premières accusations portées contre lui ; avec toutes les répercussions qu’il est facile d’imaginer dans sa vie familiale.

J’ai été confronté aux spécificités de cette Juridiction ; notamment celle de l’existence d’une Commission des Requêtes qui exerce un tri des plaintes. Sans elle le Parquet serait débordé :  imaginez-vous, 20 000 plaintes depuis 2020.

Toutefois elle est décisive et c’est donc une source d’inquiétude que l’on ne puisse contester ses actes ; le secret qui les entoure n’est pas non plus rassurant. Par ailleurs l’avocat que je suis n’a pas été surpris par le fonctionnement de la commission d’instruction qui est finalement assez classique et basée sur les textes du code de procédure pénale en droit commun.

La seconde particularité se trouve dans la juridiction de jugements, avec la présence de 12 parlementaires et 3 magistrats professionnels. Toutefois notons que cette mixité existe devant les cours d’assises ; et dans ces enceintes, vous n’avez pas non plus une majorité de magistrats professionnels. En revanche, il y aurait davantage à redire dans le traitement du dossier que j’ai eu à défendre qui m’amène à adresser de vives critiques sur le fonctionnement de la CJR.

Christophe EUZET : Je rejoins les observations faites à de multiples égards – à peu près sur tout, en fait. La commission des requêtes joue en effet un rôle essentiel (comment éviter, dans le cas contraire, que les ministres ne soient en permanence trainés devant les tribunaux ?). L’instruction « range » et « centre » les éléments de l’affaire et le Président de la formation de jugement a effectivement une volonté de synthétiser, d’orienter et de guider la procédure, de l’audience jusqu’à la prise de décision. Il faut dire, à titre de remarque, que tout ce qui précède l’audience et le jugement relève de la grande nébuleuse. La commission des requêtes, l’instruction et le jugement fonctionnement en silos.

Cela étant, devant la formation de jugement, le contexte est extrêmement particulier : certains ont comparé la présence des « politiques » avec celles des jurés populaires aux assises. C’est de mon point de vue très osé : la quasi-totalité (la totalité, je pense, concernant mon expérience) des députés et sénateurs présents sont issus du monde du droit (avocats, professeurs, magistrats notamment). Il se crée ainsi un climat de « compétition » dans la connaissance du droit et la volonté du Président de conduire, d’aiguiller, de diriger les débats est sans cesse contrariée par le souci des parlementaires de tenir leur rang. Aucun amateurisme ici, ou presque. Il m’a ainsi semblé déceler des bribes de fonctionnement par corps : un peu comme si les juges (Président, Procureur, juges professionnels de la formation de jugement) se « retrouvaient » en face des « juges parlementaires » (c’est une impression, sans plus de fondement).

Anne PONSEILLE : Mes fonctions ne m’ont pas conduite à participer au fonctionnement de la CJR. Mais je peux, tout d’abord, dire quelques mots sur la place de la victime dans le cadre de la procédure de la CJR. En comparaison avec la procédure pénale de droit commun, la victime a une place inexistante puisqu’elle ne peut être entendue que comme témoin. Si l’on peut comprendre que sa constitution de partie civile serait de nature à porter atteinte à l’action gouvernementale et au bon fonctionnement de l’État, pourraient être imaginés des filtres comme cela est le cas en droit commun avec des décisions d’irrecevabilité, de classement voire des amendes prononcées en cas de constitution de partie civile abusive.

Son rôle est extrêmement réduit dans la mesure elle n’a accès ni aux pièces de procédure, ni aux déclaratifs des témoins. Si la Cour de cassation a rappelé qu’aucune constitution de partie civile n’était recevable devant la CJR en précisant que cela n’était pas contraire à l’article 6 CEDH (Ass. Plén. 21 juin 1999, 12 juillet 2000), nous sommes d’accord avec l’avocat Vincent BRENGARTH pour considérer qu’il s’agit d’un « anachronisme », à une époque où de plus en plus de droits sont reconnus à la partie civile et plus largement à la victime dans le procès pénal de droit commun.

Ensuite, il doit être noté que les fonctions de ministres sont prises en compte par la CJR pour justifier la gravité du comportement, des faits au-delà de l’objet-même de l’infraction, dans la perspective de la détermination de la peine. La loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique dispose dans son article 1er que « les membres du Gouvernement (…) exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité » et les décisions le mentionnent : « un tel comportement émanant d’un ministre de la République est particulièrement condamnable » « il a profité des fonctions gouvernementale », « il a abusé de sa situation de ministre » (CJR 4 juillet 2004) ; ou encore « Les faits commis par Charles X… présentent une gravité certaine car ils ont été commis par un ministre d’Etat, dépositaire de l’autorité publique, dans l’exercice de ses fonctions. Les sommes obtenues par les délits commis sont importantes » (CJR 3 avril 2020) ; ou encore « a ainsi manqué aux exigences de probité que l’on est en droit d’attendre d’un membre du gouvernement, d’autant que ces exigences lui avaient été rappelées expressément lors de son entrée au gouvernement à deux reprises » (CJR 26 octobre 2022, § 129). Finalement, le poids de cet élément apparait relatif puisque les peines sont assez clémentes, voire laissent la place à des dispenses de peine.

Les fonctions de ministre ne sont pas prises en compte pour la détermination de la culpabilité, plus particulièrement pour la caractérisation de l’intention. En revanche, ce sont les fonctions antérieurement exercées qui le sont mais de manière variable. Si dans les décisions de 2016 et de 2019 il est respectivement fait référence notamment à la profession d’avocat de la prévenue pour lui imputer une omission fautive et à la qualité de « juriste expérimenté » du prévenu pour écarter un moyen de défense consistant à soutenir qu’il ignorait le caractère secret des informations qu’il avaient révélées, en revanche, dans la dernière décision rendue, celle du 29 novembre 2023, le fait qu’il ait été un avocat pénaliste expérimenté, comme le rappelle le procureur général, n’est pas considéré comme un élément permettant de qualifier la conscience par le prévenu de commettre une prise illégale d’intérêts, ce alors même que les avocats sont particulièrement sensibilisés dans le cadre de leur activité professionnelle aux problèmes de conflits d’intérêts.

SYLVIE SALLES et Florian SAVONITTO : Monsieur le Procureur général Jean-Claude Marin, la fonction que vous exercez est-elle différente lorsque vous devez vous adresser à des juges parlementaires ? Est-ce une spécificité de la CJR que vous relevez ? Quant à vous Madame Nicole Planchon, quelles relations entretenez-vous avec les organes qui interviennent ultérieurement à la commission des requêtes, plus exactement quelles sont vos relations avec la commission d’instruction et la formation de jugement ? Et plus globalement, quelles spécificités de la CJR mettriez-vous en avant ?

Jean-Claude MARIN : L’audience devant la CJR dans sa formation de jugement offre une image particulière. En effet, les dispositions de l’article 68-1 de la Constitution fixent à 15 le nombre des membres de la formation de jugement de la CJR : trois magistrats du siège de la Cour de cassation, dont le président de la formation, et 12 parlementaires, 6 députés et 6 sénateurs. En droit commun, lors du jugement de procédures complexes qui peuvent s’étaler sur période importante de temps, au moins un juge suppléant est fréquemment désigné pour pallier la défaillance éventuelle d’un quelconque des membres titulaires atteint d’un empêchement en cours d’audience. Ce magistrat suppléant assiste à l’intégralité des débats garantissant ainsi son aptitude à siéger éventuellement pour la suite des débats et de la procédure de jugement. S’il n’y a pas eu de défaillance, il ne participe pas au délibéré. L’article 1er de la loi organique relative à la CJR dispose que chaque parlementaire titulaire dispose de son suppléant. Ainsi, le suppléant du député ou du sénateur A ne peut pas remplacer le député ou le sénateur B si nécessaire. L’ensemble des parlementaires suppléants doivent donc assister à l’intégralité des débats pour être en mesure de remplacer utilement leur titulaire défaillant et ce sont donc 24 parlementaires qui entourent les 3 magistrats professionnels lors des débats devant la Cour.  L’image de cet aéropage impressionnant renforce le sentiment du poids des juges parlementaires dans l’institution, même si, là encore, seuls 12 parlementaires participeront au délibéré de l’affaire. Par ailleurs, l’idée ne peut pas être écartée de l’influence que peut jouer, involontairement, sur certains parlementaires, la proximité avec la sensibilité politique du ministre mis en cause. Quoi qu’il en soit, le rapport numérique dans la composition de la formation de jugement crée un déséquilibre évident qui se traduit parfois par des décisions, notamment de relaxe, où l’orthodoxie juridique a cédé devant une analyse plus politique de la responsabilité du ministre poursuivi.

Cependant, au regard de l’objectif poursuivi par la réforme de 1993, il ne peut être affirmé que la CJR a failli à sa mission. Elle a remplacé la Haute Cour de Justice qui n’est, en 35 ans, jamais parvenue à juger un ministre poursuivi pour des infractions commises dans le cadre de ses fonctions. La CJR a donc rempli une mission qui n’était pas assumée auparavant aboutissant, après filtrage par la Commission des requêtes, à 53 avis de saisine de la commission d’instruction laquelle a ordonné à 11 reprises le renvoi de l’affaire devant la formation de jugement, 5 condamnations étant prononcées à l’issue des débats. Mais le caractère très dérogatoire de la procédure devant la CJR, juridiction d’exception, et la notion même de privilège de juridiction semblent condamner une institution qui ne correspond plus aux standards actuels d’égalité devant la Justice.

Je tiens par terminer par deux remarques. Une première problématique concerne la sphère de compétence de la CJR et la frontière entre la responsabilité pénale personnelle d’un ministre auteur présumé d’une infraction commise dans l’exercice de ses fonctions, de la compétence de la Cour de Justice de la République, et la critique d’une politique gouvernementale qui relève de la responsabilité devant le Parlement et les électeurs. Dans les procédures portant sur des d’infractions involontaires, notamment dans le champ de la santé publique cette frontière a pu parfois paraître bien étroite. Le deuxième point concerne l’absence de constitution de partie civile devant la CJR. La procédure pénale de droit commun offre la possibilité pour la victime qui a directement été lésée, ou pour une association de défense agréée, de déposer plainte en se constituant partie-civile et de déclencher ainsi l’action publique sans ou même contre l’avis des autorités de poursuites. L’usage de cette faculté donne parfois lieu à des abus d’autant que la jurisprudence de la Cour de cassation est peu encline à encadrer ce droit. Cette faculté est donc à l’opposé de la notion de filtrage. Dès lors qu’est considéré qu’un filtrage est indispensable, la proposition d’un régime de pur droit commun à l’égard des ministres souffre déjà d’un accroc initial qui paraît réunir bien des suffrages.

Nicole PLANCHON : La CJR est-elle cloisonnée ? Pour ce qui concerne la commission des requêtes, chaque membre exerce des fonctions ailleurs. Notre passage dans les locaux de la CJR, c’est vraiment le temps de la réunion. Il peut arriver que nous croisions un membre de la commission d’instruction, qui a ses bureaux sur place, ou encore le président de la formation de jugement, qui a également son bureau dans les locaux de la CJR. Nous avons des discussions dans les couloirs. Mais nos relations sont ponctuelles. Le jour où nous avons notre réunion, ils ne sont pas forcément dans les murs. Et puis il ne faut non plus oublier que je peux les rencontrer aussi à la Cour de cassation, du moins pour ce qui concerne les membres issus de la Cour de cassation. Il n’y a pas de relations institutionnalisées comme il est possible d’en avoir dans les assemblées générales d’un tribunal. A la CJR, on ne fonctionne pas de cette manière. C’est en raison sûrement de l’origine des membres de la CJR.  Pour ce qui concerne les juges parlementaires, je les ai rencontrés uniquement le jour de l’installation où une cérémonie avait été organisée, et encore, pour ceux qui ont pu se déplacer. A ceci s’ajoute que certains ont été remplacés.

Christophe EUZET : La question de l’appartenance politique est réelle. Je pense d’ailleurs qu’elle se pose avec encore plus d’acuité lorsque le ministre est en exercice. Lorsqu’il ne l’est plus, le regard porté est davantage objectif : il se centre sur les faits et le problème de leur licéité. Néanmoins, la couleur politique du concerné ne peut pas ne pas être prise en considération (en termes d’affect vis-à-vis du gouvernement auquel le ministre incriminé appartenait, voire au regard sa personnalité ou de sa posture face à l’institution).

Lorsque le ministre est en exercice (je n’ai pas connu cette hypothèse), le problème est à mes yeux extrêmement délicat : le ministre est un partenaire de travail au quotidien, surtout pour les parlementaires de la majorité, lesquels sont nombreux dans la CJR dans la mesure où elle est une émanation des Chambres. Il est donc très difficile pour un parlementaire de la majorité de rester complètement neutre. L’inverse vaut également, en négatif, avec les parlementaires de l’opposition au sens où des adversaires au quotidien auront immanquablement le regard plus sévère. Si j’ai pu constater, dans mon expérience, que chacun essayait de « neutraliser » son jugement affectif, j’ai pu voir également que les influences subjectives demeuraient présentes – y compris pour moi. Les affaires mélangeant souvent le caractère pénalement répréhensible du comportement du ministre et sa dimension politique, les interférences, même minimes, sont inévitables. Il n’est donc pas facile de rester sur le terrain exclusif du droit, bien que – et il faut là être honnête – chacun s’emploie à favoriser la juridicité des propos (je n’ai assisté à aucune envolée critique de nature politique, chacun le monde étant resté très « professionnel »).

Anne PONSEILLE : Autant il existe des règles procédurales dérogatoires applicables devant la CJR (place des victimes, voies de recours, composition de la juridiction…), autant il n’est pas prévu que la CJR applique un droit de la peine spécial, dérogatoire au droit commun. La seule disposition relative à la peine dans la loi organique du 23 novembre 1993 est le second alinéa de l’article 32 qui prévoit le mode de détermination de la peine par la CJR : elle est prononcée à bulletins secrets à la majorité absolue des votants, un mélange entre les règles applicables devant le tribunal correctionnel et la cour d’assises : ces modalités de prononcé de la peine sont en effet empruntées à la Cour d’assises qui cependant applique la majorité qualifiée pour les décisions défavorables à l’accusé et le choix de la peine la plus élevée. La majorité absolue est le mode de scrutin retenue devant la CJR en matière délictuelle mais aussi en matière criminelle. Il s’agit là de la seule particularité : la CJR détermine la nature, le quantum et le régime des peines en application des règles posées par le code pénal, à défaut de précisions par la loi organique. D’ailleurs, il est intéressant de noter qu’il n’y a pas de peine spécifiquement applicable aux membres du gouvernement. La qualité de personne dépositaire de l’autorité publique associée à celle de membre du gouvernement peut être un élément constitutif de l’infraction (par exemple pour l’infraction de prise illégale d’intérêts définie à l’article 432-12 du Code pénal) ou d’autres fois une circonstance aggravante de la peine encourue.

Mais il n’existe pas de peine spécifique encourue par les membres du gouvernement. Il n’existe pas par exemple de peine d’interdiction d’exercer les fonctions de ministre ou de secrétaire d’état, de membre du gouvernement. Depuis la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, le Code pénal prévoit une peine d’inéligibilité d’une durée maximale de dix ans qui peut être prononcée à l’encontre d’une personne exerçant les fonctions de membre du gouvernement au moment des faits et qui est même une peine complémentaire obligatoire encourue pour certaines infractions (violences, escroquerie, blanchiment, prise illégale d’intérêts). La peine d’interdiction d’exercer une profession peut être encourue également. Cependant, ni l’une, ni l’autre n’empêcherait un ministre de continuer à exercer ses fonctions s’il était jugé alors qu’il est en exercice (ce qui a été le cas récemment) puisque les fonctions de ministre ne correspondent ni à un mandat, ni à une activité professionnelle. Il est dès lors possible de se poser la question de leur portée dans la mesure où lorsque les membres du gouvernement sont jugés les prévenus ou accusés ont très souvent quitté la vie politique.  Il n’existe donc pas de dispositions particulières en droit de la peine applicable devant la CJR.

Il convient aussi de revenir sur la pratique de la CJR concernant le choix, la détermination de la peine. À partir de l’analyse des décisions rendues par la CJR, on note de prime abord, une proximité certaine avec les décisions de droit commun concernant les dispositions des arrêts relatifs à la peine, proximité qui est sans doute recherchée dans le but d’un rapprochement avec les juridictions de droit commun et la quête d’une légitimité :

Premièrement, même si d’une décision à l’autre, la présentation générale varie, on trouve dans chaque décision deux paragraphes distincts l’un consacré à la culpabilité, l’autre à la peine lorsque la culpabilité est retenue.

Deuxièmement, les dernières décisions comportent les mêmes mentions que celles contenues dans les décisions des juridictions de droit commun dès lors qu’une peine assortie de sursis est prononcée : est insérée la formule d’avertissement par président à l’endroit du prévenu en cas de condamnation pour une nouvelle infraction dans la période probatoire ou il est mentionné que le président n’a pas pu procéder à cet avertissement en raison de l’absence du condamné lors du prononcé de la peine (CJR, 26 octobre 2022) ; est encore insérée la mention selon laquelle dès lors qu’une peine d’amende est décidée, la personne condamnée peut bénéficier d’une diminution de 20 % du montant décidé si le paiement est effectué dans le mois de la décision de condamnation (CJR, 30 septembre 2019 ; 26 octobre 2022).

Troisièmement, comme cela apparait également dans certaines décisions de cours d’assises, quelques décisions rendues par la CJR indiquent les peines principales encourues (CJR, 30 septembre 2019 ; 4 mars 2021 § 317 ; 26 octobre 2022 §126).

Quatrièmement, les réquisitions du parquet sont parfois reproduites dans la décision comme cela est aussi parfois le cas dans les décisions des juridictions de droit commun.

Cinquièmement, les peines décidées ressemblent à celles qui sont le plus souvent prononcées par les TC au moins dans leur nature : peines d’emprisonnement et peine d’amende ; en effet, si l’on met de côté les décisions de relaxe et de dispense de peine, ont été prononcées cinq peines d’emprisonnement avec sursis simple et total, quatre peines d’amende et une peine d’interdiction d’exercer le droit de vote et d’éligibilité pendant 5 ans.

Sixièmement, les peines prononcées sont motivées comme cela est exigé des juridictions de droit commun depuis 2017 pour toute peine correctionnelle, depuis 2018 pour les peines criminelles et une généralisation opérée pour toute peine prononcée avec la loi du 23 mars 2019. Les dispositions du Code pénal sur lesquelles s’appuie cette motivation sont les articles 132-1 et 130-1 qui évoquent respectivement les critères d’individualisation de la peine et les fonctions et finalités de la peine : si ces dispositions ne sont pas mentionnées dans les décisions de la CJR postérieures à 2019, alors qu’elles le sont dans nombre de décisions rendues par les juridictions de droit commun, la décision du 26 octobre 2022 fait mention de l’article 132-20 du Code pénal avec indication qu’il est fait référence aux ressources et charges, critère de motivation de la peine d’amende, pour déterminer le montant de l’amende prononcée. Il convient d’ailleurs de noter que les décisions de condamnation de la CJR rendues postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi de 2019 contiennent une motivation conséquente des peines décidées (CJR, 30 septembre 2019, les juges s’appuyant sur les critères d’individualisation de la peine gravité de l’infraction, personnalité et situation personnelle ; CJR, 4 mars 2021, par la référence à la gravité des faits et les fonctions occupées).

Ces constats conduisent à penser qu’il y a une volonté de la part de la CJR de standardisation, de mimétisme dans la détermination de la peine pour se rapprocher au plus près des pratiques des juridictions de droit commun.

Cependant, à la lecture des décisions de la CJR et à y regarder de plus près, il me semble que l’on peut relever quelques particularités propres à la détermination de la peine par la CJR (en dehors de son mode de détermination par le vote déjà évoqué) dont certaines confinent à la bizarrerie ou à l’anomalie.

Il est intéressant de procéder à quelques comparaisons même si l’échantillon des décisions de la CJR est réduit :

À propos de l’issue des délibérés tout d’abord. En comparaison avec le droit commun, il peut paraître étonnant qu’il y ait autant d’affaires ayant fait l’objet d’une instruction (par la commission d’instruction) se soldant à l’issue de la phase de jugement (CJR) par une relaxe : cinq des douze ministres ou secrétaires d’Etat renvoyés devant la CJR ont été relaxés, c’est-à-dire plus de 40 % des mis en cause jugés alors qu’en droit commun, les relaxes et acquittements après instruction sont plus rares : 6,5 % devant les tribunaux correctionnels et 5 % devant les cours d’assises, même si ces faibles taux s’expliquent en partie par des détentions provisoires subies antérieurement.

Sur la nature, le régime et le quantum des peines ensuite. Une des critiques parmi les plus importantes faites à la CJR est celle de sa mansuétude ce qui conduit à examiner la nature des peines prononcées pour des infractions qui sont toutes des délits : quatre peines d’emprisonnement entre un mois et trois ans toutes assorties d’un sursis simple et total, quatre peines d’amende (5.000 à 100.000 €) et une seule peine complémentaire.

L’ensemble des peines d’emprisonnement prononcées sont assorties de sursis simple et total alors qu’en 2021, selon les chiffres fournis par le ministère de la justice, cette catégorie de peine représentait 55 % des peines d’emprisonnement prononcées en matière délictuelle par les tribunaux correctionnels. En revanche, le montant des peines d’amende prononcées par la CJR est globalement supérieur à la moyenne du montant des amendes prononcées lorsqu’elles accompagnent le prononcé d’une autre peine (11 992 €) puisque les peines d’amende prononcées par la CJR sont de 5000, 20000 et 100 000 €.

On note enfin qu’aucune peine d’emprisonnement ferme n’a jamais été décidée, aucune peine de substitution et une seule peine complémentaire alors qu’elles représentent environ 15 % de la totalité des peines décidées par les juridictions de droit commun.

Par ailleurs on note une sur-représentation de la dispense de peine par rapport au droit commun : elle représente presque 20 % des mesures décidées après déclaration de culpabilité par la CJR alors que le prononcé d’une dispense de peine représente à peine 0,5 % des mesures décidées par les tribunaux correctionnels et de police après déclaration de culpabilité (Les chiffres clés de la Justice, Édition 2023).

Il y a ainsi un contraste saisissant entre la gravité des faits (infractions reprochées commises par des personnes occupant parmi les plus hautes fonctions de l’Etat et qui pour cette raison doivent faire preuve d’exemplarité) et la décision prise après déclaration de culpabilité : des peines prononcées avec un régime favorable et un quantum faible voire une dispense de peine, par rapport aux peines encourues et, même, requises, le mode de scrutin retenu n’étant sans doute pas étranger à cela.

Le contraste est d’autant plus grand que le CJR prend soin d’insister très lourdement sur les fonctions des mis en cause au moment des faits :

Par exemple, dans sa décision du 4 avril 2010, la CJR précise que « les faits commis par Charles X… présentent une gravité certaine car ils ont été commis par un ministre d’Etat, dépositaire de l’autorité publique, dans l’exercice de ses fonctions. Les sommes obtenues par les délits commis sont importantes » et une peine d’un an d’emprisonnement avec sursis est finalement prononcée. 

De même dans l’arrêt du 26 octobre 2022, les juges indiquent que le prévenu « a ainsi manqué aux exigences de probité que l’on est en droit d’attendre d’un membre du gouvernement, d’autant que ces exigences lui avaient été rappelées expressément lors de son entrée au gouvernement à deux reprises » et prononcent les peines d’un an d’emprisonnement assorti de sursis et une amende de 20.000 € alors que les peines encourues sont très supérieures.

Dans sa décision du 4 juillet 2004, la CJR prend soin d’indiquer qu’« un tel comportement émanant d’un ministre de la République est particulièrement condamnable », qu’ « il a profité des fonctions gouvernementale », qu’« il a abusé de sa situation de ministre » pour retenir finalement un emprisonnement avec sursis encore qu’une peine d’amende et peine d’inéligibilité de 5 ans aient été également prononcées.

Dans le même temps, sont mis en balance des éléments qui peinent à justifier une sanction finalement assez peu sévère, ce qui accentue encore davantage l’impression de mansuétude dont fait preuve cette Cour. Ainsi, il a pu être pris « en considération (…) la relative modicité du montant des fonds détournés » (CJR, 26 octobre 2022, § 132) ou encore la Cour a relevé que « (la) divulgation (reprochée) n’a pas eu d’effet sur le déroulement des investigations » et « ni l’instruction préparatoire ni les débats n’ont permis de connaître l’objectif réellement poursuivi par M. X… en communiquant ces informations » (CJR, 30 septembre 2019) et dans cette décision la place réservée aux témoignages ne semble pas négligeable au point de donner l’impression qu’elle gomme presque la gravité de l’infraction : « de nombreux témoignages sont venus attester du sérieux, de la rigueur et de l’intégrité de la personne poursuivie. Comme parlementaire, puis président de la Commission des lois et enfin, garde des sceaux, son action a été unanimement reconnue ».

Tout ceci conduit à donner l’apparence d’une « clémence institutionnalisée » pour reprendre les mots d’un auteur.

Pour les rares peines sévères prononcées, il n’est pas certain qu’elle soit motivée par une volonté répressive de la Cour. Ainsi dans la décision du 4 mars 2021 (§ 321), le montant de l’amende s’élevant à 100.000 € peut recevoir deux explications : 

La première réside dans un agacement de la CJR vis-à-vis du comportement du prévenu. Il était invité à justifier de ses charges et ressources et il se prétend à découvert, il n’indique pas les montants de ses ressources et charges, produits des éléments très vagues et non étayés par la production d’une quelconque pièce … on perçoit l’agacement de la CJR jusque dans la décision qui souligne qu’« il a cru devoir préciser disposer de 4 moutons et d’une voiture payée à crédit ».

La seconde se situe dans ce montant qui peut aussi s’expliquer par le fait que les auteurs, coauteurs ou complices jugés par les juridictions pénales de droit commun, se sont vus appliquer des peines d’amende encore plus élevées de 120 à 300 000 € (même si les procédures sont indépendantes).

Enfin, certaines mesures pénales semblent être mises en œuvre par la CJR d’une manière qui n’est pas tout à fait conforme à la pratique des juridictions de droit commun.

Ainsi par exemple, concernant le sursis, le seul fondement légal du recours au sursis est l’absence d’antécédent. La CJR justifie pour ces raisons son choix du sursis ce qui est conforme à la pratique judiciaire mais aussi en raison de l’ancienneté des faits ou de la modicité des montants détournés (CJR, 4 mars 2021, 26 octobre 2022), motifs que l’on retrouve également dans les décisions de droit commun. Plus surprenant et discutable est sans doute le prononcé d’un sursis lorsque qu’il est motivé exclusivement par « l’âge du prévenu et son passé au service de la France » (CJR, 3 avril 2010) ou encore parce qu’« il doit être tenu compte du lourd handicap » /« un handicap aussi important (du prévenu) qui est pratiquement incompatible avec la détention. C’est pourquoi la peine d’emprisonnement prononcée sera assortie du sursis. » (CJR, 4 juillet 2004) alors que cela devrait plutôt conduire à réfléchir à une suspension de peines étant rappelé que ni la maladie, ni l’âge (sauf cas particulier) ne constitue un obstacle au prononcé d’une peine d’emprisonnement ferme.

La dispense de peine est un autre dispositif malmené. L’article 132-59 CP pose les conditions cumulatives d’une dispense de peine (le reclassement de la personne coupable doit être acquis, le dommage réparé, le trouble résultant de l’infraction doit avoir cessé). L’article n’est même pas cité lorsque la dispense de peine est mobilisée par la CJR et les conditions exigées ne sont même pas rappelées. Or dans sa décision du 9 mars 1999, la dispense est exclusivement justifiée par le délai de la procédure considéré comme déraisonnable qui a conduit à la méconnaissance de la présomption d’innocence, ce qui est sans rapport avec les conditions posées pour bénéficier d’une dispense de peine. La CJR a cru bon d’ajouter « comme c’est trop fréquemment le cas pour beaucoup d’autres justiciables » : cet ajout est à méditer car cela signifie que cette situation pourrait justifier pour d’autres une dispense de peine… Les considérations mises en avant pour justifier la dispense de peine décidée par la CJR le 19 décembre 2016 sont également très éloignées des conditions de la dispense de peine. Le fait que les conséquences préjudiciant aux finances publiques résultant de l’infraction ont pris fin dès que la rétractation de la sentence arbitrale a été prononcée par un arrêt définitif de la CA de Paris pourrait correspondre à la condition relative à la réparation du préjudice dans la mesure où le texte ne distingue pas l’origine de la réparation. Cependant, on peine à comprendre à quelle condition requise pour une dispense de peine correspond le fait qu’il doit être tenu compte du contexte de crise financière mondiale dans lequel la ministre a exercé ses fonctions de ministre des finances. De même, la précision par la CJR que la personnalité et la réputation nationale et internationale doivent être également prises en compte ne peuvent justifier une dispense de peine. La Cour de cassation a eu l’occasion dans le cadre du droit commun de rappeler que la dispense de peine ne pouvait pas être justifiée « compte tenu des circonstances de l’infraction et de l’équité » (Cass. crim. 17 sept 2019), ni compte tenu de la situation économique ou du contexte économique (Cass. crim. 8 avril 2020, 7 décembre 2021).

Sylvie SALLES et Florian SAVONITTO : Me Cantier, existe-t-il une manière spécifique de se préparer lorsqu’il s’agit de plaider devant cette formation de jugement mixte composée à la fois de parlementaires et de magistrats professionnels ? Comment avez-vous pesé les arguments en tenant compte de la nature de cet auditoire ? Avant de plaider devant la CJR, avez-vous pris contact avec d’autres confrères expérimentés pour avoir eu une expérience devant la CJR ou plus largement une expérience relative à des dossiers mettant cause des dirigeants politique dans un contexte de grande médiatisation ? Dans une dimension plus sociologique, Madame la Présidente, à la commission des requêtes, fonctionne-t-on par habitude ou en préservant une certaine continuité ? Les Commissions des requêtes passées ont-elles laissé une empreinte et, si oui, laquelle ? Des habitudes de travail se sont-elles imposées au fur et à mesure ? Certaines ont-elles été abandonnées ? Y-a-t-il une expérience accumulée qui se transmet ? Cette même question vaut aussi bien évidemment pour le Ministère public et pour la CJR dans son ensemble. Avez-vous observé un cloisonnement ou, à l’inverse, une fluidité entre les institutions de la CJR ?

Nicole PLANCHON : A-t-on une mémoire ? Oui, nous avons toutes les décisions antérieures rendues. Et l’on peut s’y référer éventuellement, ce qui nous aide dans la rédaction de la motivation, y compris pour les décisions de classement dont certaines sont plus motivées que les autres au regard de la plainte qui nous est soumise. Certaines en revanche sont très synthétiques et il suffit de dire que les éléments de fait qui nous sont soumis ne sont pas de nature de relever d’une infraction pénale. Sachez que pour les membres de la commission des requêtes, les plus anciens exercent leurs fonctions depuis près de 10 ans.  La greffière exerce ses fonctions depuis plus longtemps encore. Elle est un peu la mémoire des plaintes et des décisions rendues antérieurement.

Avons-nous des habitudes ? Bien évidemment. Quoique les différences ne doivent pas être si importantes. On fonctionne toujours à partir d’un rapport oral si la plainte est simple ou écrite, si la plainte comporte des éléments de complexité. Je pense même que le fonctionnement, à bien y réfléchir, entre les commissions des requêtes est semblable. Pour preuve, nous sommes 7 à la commission des requêtes. 5 nouveaux vont être intronisés. Il en restera donc 2 et ils seront alors, en quelque sorte passeurs de mémoire des pratiques. Mais le prochain président ne sera pas obligé de fonctionner de la même manière que la mienne et il pourra alors changer les pratiques prises s’il l’estime nécessaire. Il y a toujours une transmission qui se fait.

Jean-Claude MARIN : Il convient de préciser 2 points : L’un festif si je puis dire est qu’il existe bien une « photo de famille » de la CJR dans toutes ses composantes à l’occasion de l’élection des nouveaux juges parlementaires, ainsi que lors de la cérémonie des vœux des vœux, au moins, comme l’a souligné Madame la Présidente de la Commission des requêtes, pour ceux qui ont pu se libérer pour assister à ces manifestations. Mais tout cela n’a rien d’institutionnel. Plus sérieusement, il est vrai qu’il n’y a pas de procédure instituant, à un instant T, un échange entre les différentes composantes de la CJR. Une telle faculté d’échanges n’existe pas davantage dans la procédure pénale de droit commun.

Le ministère public, pour sa part, est, procéduralement, en lien avec les différentes instances de la CJR.Concernant la parole du ministère public, lors de la phase de l’audience, il relève du droit commun. Il appartient, dans notre système procédural, au président de l’audience de mener l’interrogatoire du prévenu ou de l’accusé et l’audition des témoins, devant la CJR comme lors des audiences de devant les juridictions de droit commun. Le procureur général, en l’espèce, agit comme un magistrat du ministère public, c’est-à-dire qu’il a la faculté de poser des questions à la personne poursuivie et aux témoins, puis, dans ses réquisitions orales, il parle « droit », il parle régularité de la procédure, il parle qualification des faits et d’imputabilité, il parle de sa conviction sur l’existence ou non de charges suffisantes pour entrer en voie de condamnation. S’il estime qu’une condamnation doit être prononcée, ses réquisitions portent également sur le quantum de la peine qu’il estime approprié. Je crois, mais cela ne peut être qu’une impression, vu que le ministère public ne participe pas au délibéré, que sa parole est écoutée parce qu’elle est en général une parole synthétique et équilibrée. Je suis certain également que ce sont ces paroles et celles de la défense qui dressent le socle d’un délibéré de qualité.

Me François CANTIER : Concernant l’utilisation des arguments, l’avocat est habitué à s’adresser aux magistrats professionnels qu’il peut connaitre par ailleurs. Par contre concernant les juges parlementaires, en sus nous examinons leur appartenance politique. J’avais bien entendu immédiatement compris que mon client, qui appartenait à un gouvernement socialiste à l’époque des faits qui lui sont reprochés, serait jugé par ses opposants politiques ; en effet à partir des élections de 2017, le parti socialiste, au vu du nombre de ses élus, était sous-représenté au sein de la formation de jugement de la CJR. Est-ce que cela modifie quelque chose ? Aux assises par exemple, vous pouvez récuser un juré, pas ici ; mais la récusation est un exercice qui reste très aléatoire puisque l’on ne peut pas sonder les esprits de chacun des jurés.

Donc pour la CJR, l’exercice est aussi difficile. Les juges parlementaires vont-ils se positionner par rapport à leur appartenance politique ? C’est difficile à dire et on ne peut jamais le savoir avec certitude. Ils ne le devraient pas car ils prêtent serment je le rappelle. Donc au final, ma préparation, en tant qu’avocat, n’est pas si différente. Elle est classique.

Je tiens tout de même à relever que nous avons un très fort corporatisme dans la Magistrature en France que je n’ai pas observé dans les juridictions internationales. Je pense que la dernière décision concernant Eric Dupond-Moretti l’a mise en lumière avec les plaintes déposées par les syndicats de Magistrats ; les Juges Parlementaires ne sont pas les seuls à avoir des préjugés. Certains Magistrats en ont malheureusement aussi. L’attitude du Président et d’un Assesseur l’on clairement montré lors de l’audience mettant en doute l’indispensable impartialité des Juges. Il m’est apparu clairement qu’au moins pour 2 d’entre-eux les magistrats professionnels avaient endossé la stratégie de l’Accusation consistant à ne juger l’accusé que sur la base d’un dossier tronqué en raison du fait que d’autres personnes faisant l’objet d’accusations similaires étaient poursuivies devant une juridiction de droit commun et ne pouvaient être entendues par la CJR. J’ai par ailleurs ressenti une hostilité à l’encontre de mon client de la part de 2 magistrats professionnels à travers des questions ironiques ou des gestes qui montraient avec éclat qu’ils n’ajoutaient aucune foi à ses déclarations. Disant cela, je confronte cette expérience à celle de la défense devant des Tribunaux Pénaux Internationaux où prévaut la maxime selon laquelle « La justice ne doit pas seulement être rendue, mais il doit être visible qu’elle est rendue ». Or, il me semble qu’en raison de la manière dont les débats ont été menés, pour ce qui concerne la défense de mon client, je n’ai pas le sentiment que les apparences ont été entretenues. Mais cet aspect n’est pas forcément propre à la CJR, j’ai pu le remarquer aussi devant les juridictions de droit commun lors de ma longue carrière d’avocat. En revanche, je n’ai jamais eu ce sentiment devant les juridictions internationales alors que les crimes poursuivis étaient d’une toute autre gravité.

Plus généralement il est profondément regrettable qu’il soit impossible de relever appel des décisions de la CJR, le double degré de juridiction étant consacré au plan national et international. Cette procédure devant la CJR essaie tant bien que mal de naviguer entre deux écueils : la juridicisation de la politique ou la politisation de la justice.

Mais en ce qui me concerne, et c’est un point central dans l’affaire Kader Arif, c’est la possibilité laissée aux témoins de ne pas prêter serment ou de refuser d’être entendues par la CJR – car ils étaient susceptibles de s’auto-incriminer sachant qu’ils sont poursuivis devant les juridictions de droit commun – qui a abouti à un procès inéquitable. Ainsi sur les 5 personnes qui ont joué un rôle dans l’affaire Kader Arif, 3 seulement ont été entendues, et encore dans des circonstances plus que discutables car, citées comme témoins par le Parquet avec rappel des sanctions encourues si elles ne déferaient pas à cette convocation, elles se sont présentées à l’audience sans savoir qu’elles pouvaient ne pas se présenter ou bien qu’elles pouvaient se taire ; ignorant qu’elles étaient susceptibles de s’auto incriminer. Cette ruse du Procureur, que nous avons dénoncée en vain en demandant que soient déclarées nulles les citations délivrées aux 3 témoins, a été avalisée par la Cour rendant ainsi l’audition de ces 3 personnes, déjà poursuivies devant le Tribunal Judiciaire de Paris, possible ; bien évidemment elles ont, dans leurs déclarations, entièrement donné satisfaction à l’accusation, hors la présence de leurs Avocats, avant tout soucieuses de ne pas déplaire à ceux qui avaient leur sort entre leurs mains et n’hésitant pas pour cela à s’auto incriminer. Considérant cette démarche illégale et attentatoire aux droits de la Défense, M. Arif s’est abstenu d’agir de même à l’égard des autres témoins, tous membres de sa famille et également poursuivis devant le Tribunal judiciaire de Paris. Ce point technique de procédure, est essentiel car cette manœuvre a fait obstacle au but fondamental de tout procès : la manifestation de la vérité au terme d’un procès équitable. Et cet obstacle est dû à l’existence de cette juridiction d’exception qu’est la CJR qui fracture une seul et même affaire en deux poursuites et deux décisions, sans aucune passerelle. M. Arif n’a pas été le seul à pâtir de cette avanie procédurale. Ce fut également le cas dans les affaires Lagarde, Pasqua et Urvoas.

A cela s’ajoute la durée de la procédure excessivement longue, qui a pour conséquence d’affaiblir les mémoires. M. Arif a été reconnu coupable le 26 octobre 2022 pour des faits commis entre février et avril 2014. Les prolongements de l’affaire Kader Arif ne sont pas encore terminées devant les juridictions de droit commun ; et il n’est pas certain qu’ils permettent de faire la lumière sur le rôle exact joué dans cette affaire par chacun des protagonistes.

Enfin, est-ce que les juges parlementaires ont tenu compte de ces difficultés procédurales dans le prononcé de leur sanction (1 an de prison avec sursis) qui reste faible pour rapport à ce que prévoit le texte de l’infraction et aux réquisitions du Procureur Général qui demandait 2 ans de prison avec sursis et 5 ans d’inéligibilité. Nous le saurons un jour, mais quand ? M. Arif, quant à lui, n’a pas souhaité exercer de recours contre cette décision.

Jean-Claude MARIN : Je reviens un instant sur le déroulement de l’audience. Je comprends très bien ce que l’on peut ressentir en assistant aux débats. Pour moi, c’est inhérent non pas à la seule procédure devant la CJR mais bien à la conception notamment française du rôle de chacun lors de l’audience pénale. Dès lors que le Président de la formation de jugement est le maître du déroulement de l’audience, qu’il procède aux interrogatoires de la personne poursuivie, à l’audition des témoins, aux éventuelles confrontations etc., il ne peut plus être ce simple arbitre vigilant des débats comme dans le système anglo-saxon qui est le modèle des juridictions internationales que vous avez connu, Maître. De plus, en France, le rôle du Président de l’audience se trouve, en quelque sorte, davantage exposé dans l’hypothèse, qui n’est pas d’école, où le Ministère public ayant requis un non-lieu, la juridiction d’instruction a ordonné le renvoi de la personne mise en examen devant la juridiction de jugement. Faute d’accusateur public à l’audience, le président se doit de conduire des débats de façon à mettre en lumière tous les aspects du dossier ce qui peut conduire à se méprendre sur son impartialité.

Ensuite, sur le droit fondamental ne pas être contraint à s’auto-incriminer figurant dans l’article préliminaire de notre code de procédure pénale. Cette règle a été importée des Etats-Unis et notamment du 5ème amendement de la constitution américaine. Le fondement de cet amendement réside dans le fait que le mensonge sous serment est une infraction lourdement réprimée aux Etats Unis où le droit la personne interrogée de se taire pour ne pas s’auto-incriminer a pour corollaire l’interdiction de mentir pour se défendre. En France l’importation de cette norme n’a pas suivi cette logique, c’est-à-dire que la personne incriminée a, à la fois, le droit à la fois de mentir et/ou de se taire.

Sylvie SALLES et Florian SAVONITTO : Avez-vous déjà été surpris par les décisions de la formation de jugement ou de la commission d’instruction ? Par exemple, Monsieur le Procureur général, vous avez requis la relaxe et Madame Lagarde a finalement été reconnue coupable. Une plainte que vous aviez renvoyée à la commission d’instruction a pu ne pas prospérer alors que vous vous attendiez peut-être à ce que la formation de jugement soit saisie. Et dans ce prolongement, une deuxième série de questions : Avez-vous des pistes d’améliorations à suggérer, à pointer dans le fonctionnement de la CJR ? Par exemple, certains préconisent que la Commission des requêtes devienne un aiguilleur de telle sorte qu’il lui reviendrait de décider si les membres de gouvernement sont jugés soit par les juridictions ordinaires soit par une juridiction composée de parlementaires et de magistrats professionnels. La compétence étroite de la CJR est souvent critiquée, tout comme la durée de la procédure, sont-ce des points que vous estimeriez nécessaire de modifier ?

Me François CANTIER : Au regard du déroulement des débats, je n’ai pas été surpris que mon client ait été reconnu coupable.

Christophe EUZET : Je suis favorable à la suppression de la CJR. La spécificité de la Commission des requêtes doit être conservée mais je ne suis pas attaché à la lecture politique parlementaire d’une affaire par nature à caractère pénal. En tout état de cause, il faut a minima revoir le mécanisme.

Jean-Claude MARIN : Faut-il supprimer la CJR ? Ou bien faut-il la modifier, c’est-à-dire inventer d’autres règles qui la rendent plus proche d’une juridiction de droit commun ?

Beaucoup prônent la suppression de la Cour de Justice de la République pour de multiples raisons : juridiction d’exception au caractère encore très politique, procédures dérogatoires, fonctionnement très lourd, compétences confiées à des magistrats de la Cour de cassation entraînant la compétence de l’assemblée plénière de cette dernière pour connaître des pourvois formés, commission d’instruction statuant comme juge d’appel des contestations de ses propres décisions. L’assemblée plénière a d’ailleurs rejeté un pourvoi formé au visa de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme et fondé sur l’inconventionnalité de l’absence sur la garantie offerte par le double degré de juridiction devant la CJR au motif que « […] ne méconnaît pas les garanties de l’article 6§1 de la Convention des droits de l’homme, l’arrêt de la commission d’instruction de la Cour de Justice de la République statuant sur la régularité des actes de l’information qu’elle a conduite […] dès lors qu’elle se prononce sous le contrôle de l’assemblée plénière de la Cour de cassation ayant, en la matière, pleine compétence pour statuer en fait et en droit » (Arrêt du 13 mars 2020).

Autre source de difficultés : la CJR n’est compétente qu’à l’égard des ministres. Or, de plus en plus d’affaires impliquent, à la fois, la mise en cause d’un ministre mais aussi celle d’autres personnes poursuivies en qualité de coauteurs, de complices ou de receleursdevant les juridictions de droit commun puisque la CJR ne peut connaître de leur sort. Deux procédures se mènent alors en parallèle sur les mêmes faits entraînant des investigations en doublon et un système de versements croisés de pièces entre les deux juridictions saisies, CJR et juge d’instruction de droit commun.

De surcroît, cette situation induit des effets pervers : lorsqu’une personne est mise en examen, elle ne peut être entendue sur les faits objets ayant motivé le placement sous ce statut que par son juge. Par exemple dans une affaire récente, les personnes mises en examen dans les procédures de droit commun ont refusé d’être entendues sous serment en qualité de témoin devant la CJR car ils étaient susceptibles de s’auto-incriminer en violation des droits énumérés dans l’article préliminaire du code de procédure pénale.

Supprimer la CJR pourquoi pas mais par quelle instance la remplacer alors que de nombreuses voix s’accordent pour ne pas soumettre la responsabilité pénale des ministres à la seule procédure pénale de droit commun ?

Le but poursuivi est connu : application du droit commun par des juridictions ordinaires, c’est-à-dire par des magistrats professionnels. Mais, un certain consensus se dégage en faveur du maintien d’un filtrage des requêtes et de l’impossibilité de se constituer partie civile par exemple, ce qui signe déjà des dérogations à l’application stricte du droit commun. Pour preuve, les 2 projets de loi constitutionnelle préparés en 2013 et 2018 puis 2019 prévoyaient de maintenir un filtrage et de donner compétence à des magistrats de Cour d’appel pour l’instruction et le jugement de ces affaires. Supprimer la CJR ne peut se réduire à un slogan : c’est une question extrêmement complexe notamment car, parmi le personnel politique, nombreux sont ceux qui craignent que l’application pure et simple du droit commun aux ministres aboutisse à un harcèlement judiciaire de ces derniers et sont attachés à la participation des parlementaires au jugement des ministres invoquant le caractère particulier de l’exercice de fonctions ministérielles.

Dans son rapport de novembre 2012, la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique présidée par M. Lionel Jospin proposait de supprimer la CJR, « qui constitue un privilège qui n’a plus de raison d’être » au profit de la juridiction de droit commun parisienne à collégialité renforcée dont la saisine serait toutefois soumise au filtrage d’une commission d’examen préalable. Ce rapport proposait aussi de clarifier le champ de la responsabilité pénale personnelle des ministres de celui de leur responsabilité politique. Le projet de loi issu de ces travaux a été abandonné.

L’idée d’une juridiction spécialisée dans la responsabilité pénale encourue par les ministres pour des faits commis dans la conduite de l’Etat » peut se combiner avec l’attribution à une juridiction de droit commun composée spécialement. La notion de structures judiciaires spécialisées irrigue aujourd’hui bon nombre de branches du contentieux pénal. Initialement, j’étais favorable à la suppression de la CJR. Il suffit, à cet égard, de relire mon audition auprès de la commission Jospin en 2012. Je n’étais pas le seul. Inutile, d’une composition trop largement politique, dotée d’une procédure très dérogatoire du droit commun notamment sur les procédures d’appel, l’inévitable doublon, trop souvent, entre procédure devant la CJR et poursuites exercées devant les juridictions de droit commun etc.

D’aucuns évoquaient le risque conventionnel pour la France de voir la Cour européenne censurer la procédure devant la CJR notamment sur l’exercice des voies de recours et notamment l’appel. Si la CEDH a été, dans un arrêt du 14 décembre 2023 amenée à statuer sur certains griefs formulés à l’encontre de la procédure devant la CEDH s’agissant du délai raisonnable, de l’ancienneté des faits, de l’équité du procès, de la notification du droit au silence notamment, elle n’a pas été saisie de la question des voies de recours et du double degré de juridiction.

Si certaines dispositions de la loi organique pourraient être modifiées en autorisant par exemple la constitution de partie civile incidente pour ne pas contraindre les victimes à intenter une instance en réparation séparée devant la juridiction civile, une telle réforme ne changerait qu’à la marge la nature de la Cour de Justice de la République façonnée par les termes mêmes des articles 68-1 et 68-2 de la Constitution quant à la composition largement parlementaire de la formation de jugement et l’implication des magistrats de la Cour de cassation dans son fonctionnement, ce qui entraine les conséquences déjà exposées sur les voies de recours.

Mais la réelle difficulté est peut-être ailleurs et réside dans une certaine méfiance du personnel politique à l’égard de la capacité des procédures de droit commun et des magistrats professionnels à connaître et juger des infractions commises par un ministre dans la conduite des affaires de l’Etat.

Il faut donc trouver une formule qui permet d’éviter une scission entre les deux types de poursuites en conservant la notion de juge naturel, en accroissant la collégialité. Sur ce dernier point, aucun justiciable ne s’y opposera. Il faudrait aussi éliminer cet effet de masse des 24 juges parlementaires, qui ont un poids anormal. Ces quelques pistes me semblent pertinentes. Il faudrait se diriger vers une juridiction de premier degré, avec une collégialité renforcée, voire un échevinage, une juridiction installée à Paris pour éviter que les ministres ne visitent pas la carte judiciaire, des procédures de recours classiques. Mais je crains qu’une telle réforme ne soit jamais votée.

Nicole PLANCHON : Je partage votre avis. Le gros défaut de la CJR est cette scission entre le traitement des ministres et le traitement judiciaire des co-auteurs et complices comme le démontre les affaires Lagarde, Pasqua. Charles Pasqua avait été relaxé du chef de corruption passive et les co-auteurs et complices avaient été poursuivis pour corruption active. Ces derniers avaient d’ailleurs invoqué la relaxe du ministre de l’intérieur pour justifier qu’il n’y avait pas de corruption. Mais la Cour de cassation avait trouvé une solution subtile en affirmant que la corruption passive et la corruption active sont deux infractions distinctes qui ne sont pas juridiquement liés. Donc l’on peut tout à fait condamner pour l’une et relaxer pour l’autre. Malheureusement, ce raisonnement peut paraître alambiqué et choquer ceux qui n’y sont pas habitués et rompus à la méthode juridique. Cette scission reste gênante.

Concernant la commission des requêtes, son fonctionnement est assimilé à celui d’un parquet. Et je ne vois pas comment on pourrait instaurer une discussion devant la commission des requêtes pour que le plaignant expose sa plainte et les arguments. Faudrait-il faire venir alors le ministre concerné ? Cela n’a pas de sens. Nous avons les mêmes pouvoirs qu’un parquet. Donc tout se déroule dans le secret d’un bureau. Je rappelle que ce n’est pas une juridiction et heureusement car cela deviendrait excessivement compliqué. Si la commission des requêtes rend des décisions, il faudra alors instaurer des recours, et le risque est de créer une usine à gaz. En revanche, la maintenir, oui. On voit son intérêt. C’est un outil de filtrage important. Il faut la maintenir dans sa diversité car nous avons une vision globale de la citation.

Me François CANTIER : Je partage aussi votre position. On ne peut instituer un système de droit commun pour juger les ministres car ils vont passer leur temps à se défendre devant les tribunaux de toute la France alors que leurs fonctions requièrent un plein temps. Et l’on sait qu’il existe aussi des recours abusifs. Donc pour moi, le système de droit commun n’est pas une solution. En revanche, le système de la CJR n’est pas aujourd’hui tenable. Un mécanisme qui opère un tri est nécessaire. Mais cette gare de triage doit aboutir sur quoi ? Vers encore une nouvelle juridiction d’exception ? Je rappelle que dans le projet de loi constitutionnelle, il était prévu la compétence de la Cour d’appel de Paris qui est donc ici dans ce système une juridiction d’exception. Vous conviendrez que choisir Paris est une facilité et qu’une autre cour d’appel pourrait tout aussi bien convenir. Pour moi, la gare de triage devrait aboutir à une juridiction de droit commun. Pour moi, c’est le juge naturel, le juge de droit commun. Certains pays étrangers ont fait ce choix. Cette juridiction d’exception n’est pour moi plus tenable car il n’y a encore une fois aucune passerelle. On est bloqué dans cette juridiction sans même de recours en appel. Le choix de la Cour d’Appel de Paris ne résout pas la question du recours en appel. Bien au contraire. On pourrait être très innovant et confier même ce type d’affaires, car elles sont peu nombreuses, à des juridictions qui ne sont pas nationales. Ainsi on résoudrait tout risque de conflits d’intérêts comme l’a démontré avec éclat la dernière décision. Ne faudrait-il pas prendre exemple sur la résolution de certains conflits commerciaux en Afrique de l’Ouest ?

Anne PONSEILLE : En ce qui concerne la qualification pénale, les règles du droit pénal que sont le principe de légalité et le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale ne permettent pas toujours au juge de saisir les décisions politiques, les décisions de gouvernance, les choix de politique publique. C’est ce que nous avons pu constater dans le cadre de l’affaire du sang contaminé puisqu’ont été successivement envisagées dans le volet non ministériel diverses qualifications pénales dont certaines ont été écartées : celles de non-assistance à personne en danger, d’administration de substances nuisibles, de délit de risques causés à autrui, d’emprisonnement tout en conduisant dans le même temps la Cour de cassation à préciser les éléments constitutifs de certaines infractions telles que l’emprisonnement (cela clôt un débat doctrinal ancien sur l’intentionnalité de cette infraction).

De même, dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire, l’incrimination des risques causés à autrui est strictement définie par le Code pénal : est exigée la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence prévue par la loi ou le règlement. Les conditions devant être remplies pour que soit retenue cette violation constituent des sortes de verrou… qui ont fonctionné en l’espèce puisque la Cour de cassation réunie en assemblée plénière a considéré en janvier 2023 que Mme BUZIN ne pouvait pas être mise en examen sur ce fondement par la Commission d’instruction. Donc quand les faits reprochés sont strictement en lien avec la conduite de politique publique, il est sans doute difficile pour le droit pénal de se saisir de comportements commis par des ministres.

Ceci se révèle plus aisé quand les faits reprochés ont été facilités par la fonction de ministre ou de secrétaire d’Etat et commis dans l’exercice des fonctions. Les infractions retenues sont des qualifications plus accueillantes comme le recel, la corruption ou la prise illégale d’intérêts.

Il semble donc que deux types de faits sont traitées par la CJR : des infractions qui portent sur des décisions ou absence de décisions dans le cadre de politiques publiques qui correspondrait plutôt à de la « maladministration », pour reprendre le mot du Professeure Cécile Guérin-Bargues ; des infractions commises dans l’exercice de leurs fonctions mais avec la satisfaction d’intérêts privés directs ou indirects, ce que Cécile GUÉRIN-BARGUES nomme la « criminalité gouvernante ».

Si la décision de faire disparaitre la CJR ne devait pas être prise, peut-être conviendrait-il de revoir l’interprétation de l’expression « dans l’exercice des fonctions », qui a été distinguée au milieu des années quatre-vingt-dix par la Cour de cassation, de l’expression « à l’occasion de l’exercice des fonctions » pour proposer une compétence plus étroite de cette juridiction.

Sylvie SALLES et Florian SAVONITTO : Partagez-vous la position qu’il n’y a pas qu’une CJR mais des CJR ? Autrement dit, il n’y aurait pas ce « roman à la chaîne » au sens où chaque décision serait un précédent qui servirait de fondement, de base, d’appui à la décision suivante ? Et donc que ce roman à la chaîne est difficile à écrire dans l’hypothèse où l’on ne concevrait non pas une CJR mais des CJR ?

Jean-Claude MARIN : Sur la question de la « pluralité des CJR » induite par le renouvellement périodique des juges parlementaires qui ferait obstacle à la création d’une jurisprudence, il faut préciser que la question du renouvellement et de la permanence de la jurisprudence concerne essentiellement la formation de jugement, la composition des commissions des requêtes et de l’instruction étant particulièrement stable.

Mais la problématique de l’influence du changement des titulaires de fonctions juridictionnelles n’est pas spécifique à la Cour de Justice de la République. La mobilité au sein de la magistrature judiciaire au sein des juridictions de droit commun est aussi porteuse de variations dans les stratégies de poursuites, d’investigations ou de jugement, donc de jurisprudence. Cela est d’autant plus visible que la valeur du précédent, chère aux anglo-saxons, facteur de continuité mais aussi de rigidité, est moins forte en France où la jurisprudence même de la Cour de cassation ne s’impose pas toujours spontanément aux Juridictions du fond. Mais par-delà l’écriture impossible du « roman à la chaîne » qu’induirait une procédure de Cours d’appel « tournantes » pour connaître des appels formés dans les poursuites exercées contre les ministres, c’est aussi la capacité de l’institution judiciaire à former des magistrats en nombre suffisant pour connaître du contexte et des modalités spécifiques de la responsabilité pénale des ministres née de l’exercice de leurs fonctions.

Une autre raison s’impose en faveur d’une compétence parisienne est la nécessité de permettre aux ministres d’exercer à la fois leurs fonctions ministérielles et les obligations nées des poursuites judiciaires. Je crains que cette proposition originale n’enthousiasme pas le législateur si elle venait à leur être soumise.

Anne PONSEILLE : À l’époque où la motivation de toutes les peines prononcées n’était encore ni une exigence prétorienne, ni une exigence légale,la CJR motivait déjà les peines prononcées et les motive de manière plus détaillée encore qu’auparavant dans les dernières décisions.

Certes, certaines formules utilisées, que l’on ne retrouve pas dans les décisions de droit commun, peuvent étonner, comme par exemple : « la peine d’emprisonnement qui est la seule de nature à stigmatiser avec suffisamment de rigueur l’attitude du prévenu », la stigmatisation ne relevant pas des finalités et fonctions associées traditionnellement à cette peine (4 juillet 2004, 3 avril 2010).

La CJR fait même preuve d’un certain zèle quand elle motive une dispense de peine à une époque où pareille exigence n’était pas encore imposée par la Cour de cassation, lorsqu’elle motive le défaut de prononcé des peines complémentaires d’interdiction professionnelle ou de privation de ses droits civils civiques et de famille, qui n’étaient pourtant pas des peines complémentaires obligatoires à l’époque des faits (CJE, 26 octobre 2022 § 136). Elle justifie même du choix de la nature de la peine d’amende alors que la loi n’impose de motiver que son quantum par référence aux ressources et charges du prévenu : « dès lors que les faits portent sur un délit à caractère financier, il importe également de prononcer une peine d’amende » (CJR, 4 mars 2021). Ce zèle ne permettrait-il pas de donner du crédit à des décisions qui sont considérées comme politiques et sur lesquelles plane une suspicion de partialité ?

Maître François CANTIER, SCP Cantier et Associés, Fondateur de l’Association Avocats sans Frontières France

Christophe EUZET, Maître de conférences en droit public à l’Université de Perpignan, ancien député et juge parlementaire (2017-2022) ;

Jean-Claude MARIN, Procureur général honoraire à la Cour de cassation ;

Nicole PLANCHON, Conseillère honoraire à la Cour de cassation, Présidente de la Commission des requêtes ;

Anne PONSEILLE, Maîtresse de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Montpellier :

Sylvie SALLES, Maîtresse de conférences en droit public, Université de Nîmes ;

Florian SAVONITTO, Maître de conférences en droit, Université Paul-Valéry Montpellier 3, CERCCLE.