La démission programmée du président de la République est-elle possible ?

Steven ROSTAN.

« Je cesse d’exercer mes fonctions de Président de la République. Cette décision prend effet aujourd’hui à midi ». Aussi lapidaires soient-ils, ce sont-là les mots par lesquels le Général de Gaulle fait savoir, le 28 avril 1969 peu après minuit[1], qu’il quitte ses fonctions à la magistrature suprême.

À la suite du référendum qui s’est tenu le 27 avril 1969, relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat[2], prenant acte du résultat défavorable à la position qu’il défendait, le Général de Gaulle considère avoir fait l’objet d’un désaveu qui le contraint à la démission[3]. Les 4e et 5e alinéas de l’article 7 de la Constitution, relatifs à la vacance de la fonction présidentielle ou à l’empêchement par son titulaire d’exercer sa mission, sont alors mis en œuvre. Si l’empêchement, provisoire ou définitif[4], n’est pas la question qui nous intéresse ici, la vacance mérite davantage d’attention. La vacance correspond à un vide de la fonction présidentielle[5], quelle qu’en soit la raison, qu’il s’agisse par exemple de la démission du Général de Gaulle le 28 avril 1969, ou du décès de Georges Pompidou le 2 avril 1974. D’autres situations de vacance peuvent être constatées telles que la destitution en vertu de l’article 68 de la Constitution, mais nous les écartons de notre champ d’étude dès lors que celui-ci trouve sa source dans le débat d’actualité qui anime en partie la vie politique. En effet, le 7 octobre 2025, sur les ondes de RTL, l’ancien Premier ministre et actuel président du parti Horizons, Edouard Philippe, appelait l’actuel président de la République à faire l’annonce d’une démission programmée après le vote du budget pour 2026. Cet appel à la démission par un ancien Premier ministre d’Emmanuel Macron, ajouté à une liste de plus en plus conséquente d’appels de même nature venus quasiment de tous les côtés de l’échiquier politique[6], et corroboré par des sondages d’opinion[7], confère une acuité particulière à la question d’une vacance programmée du président de la République, non pas après le vote du budget mais au printemps 2026 par exemple[8]. L’objectif serait alors de permettre l’organisation d’une campagne électorale à la hauteur des enjeux démocratiques, ce que n’a pas permis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin 2024 au soir des élections européennes perdues par le camp présidentiel. Cette annonce avait jeté les partis politiques dans une campagne électorale aussi soudaine que précipitée. La difficile sinon impossible tenue d’un débat programmatique lors de la campagne pour les élections législatives anticipées des mois de juin et juillet 2024 s’était ajoutée à la confiscation d’un débat programmatique pendant la campagne électorale pour l’élection présidentielle de 2022. La guerre en Ukraine avait à l’époque bouleversé l’agenda politique intérieur. Aussi, l’annonce d’une démission programmée forcerait en quelque sorte la tenue d’un débat politique programmatique permettant à la France de retrouver une boussole quant à la clarté du mandat attribué au président de la République. Par vacance programmée, il convient de comprendre qu’il s’agirait de l’annonce d’une démission du président de la République dont l’effectivité de la vacance serait fixée à une date opportunément choisie dans 6 ou 9 mois par exemple, de sorte que pendant ce préavis le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État soient assurés et qu’une campagne électorale pour une élection présidentielle anticipée soit possible. Anne-Charlène Bezzina déclarait ainsi le 7 avril 2025, dans un entretien avec l’Agence France-Presse, qu’une démission programmée, pour avoir une élection présidentielle anticipée avec une campagne plus ordonnée, serait absolument impossible[9]. L’un des principaux arguments avancés d’un point de vue constitutionnel était que l’article 7 de la Constitution prévoit que c’est la vacance effective de la présidence constatée par le Conseil constitutionnel qui déclenche la convocation de l’élection présidentielle ; et qu’en dehors de ce cadre, si le président de la République peut annoncer qu’il démissionnera, la parole présidentielle ne crée pas du droit. Or il nous semble bien au contraire que la responsabilité juridique du chef de l’État telle qu’elle résulte de l’article 5 de la Constitution, l’esprit de notre norme fondamentale, ainsi que la pratique institutionnelle forgée par le Général de Gaulle et consacrée par le Conseil constitutionnel le 28 avril 1969[10], permettent une vacance programmée à une date déterminée par le chef de l’État lui-même. L’intérêt de la réflexion se trouve d’autant plus manifeste que, le 18 mars 2019, le chef de l’État reconnaissait lui-même, en réponse au professeur Olivier Beaud que « le président ne devrait pas pouvoir rester s’il avait un vrai désaveu en termes de majorité »[11].

L’hypothèse d’une vacance programmée nous paraît soutenue par la manière dont se sont déroulés les évènements lors de la démission du Général de Gaulle le 28 avril 1969 (I). Si certains obstacles constitutionnels, juridiques ou politiques, pourraient être objectés à notre hypothèse, il nous semble qu’aucun d’eux n’est insurmontable (II).

I. Une théorie de la vacance programmée envisageable

L’examen attentif des circonstances entourant la démission du Général de Gaulle en 1969 éclaire les conditions dans lesquelles une vacance peut être, sinon anticipée, du moins préparée par le chef de l’État. En effet, le 28 avril 1969, bien que la démission apparaisse immédiate, elle avait été en réalité non seulement anticipée mais aussi légèrement différée (A). De ce point de vue là, ce précédent ouvre une voie possible à un effet différé totalement assumé dans le cadre actuel (B).

A. Le précédent gaullien : une vacance annoncée

L’article 7 de la Constitution du 4 octobre 1958, s’agissant d’une vacance de la présidence de la République, a été mis en œuvre par deux fois : la première fois, à l’occasion de la démission du Général de Gaulle le 28 avril 1969 ; et la deuxième fois, à l’occasion du décès de Georges Pompidou, le 2 avril 1974. De ces deux occurrences, seule celle de 1969 nous intéresse ici en ce qu’elle nous permet de fonder l’hypothèse d’une possible vacance programmée par l’actuel président de la République. En effet, en 1974, la situation ne pouvait conduire le Conseil constitutionnel qu’à constater une vacance déjà en cours[12], et ce en raison du décès du président de la République ; tandis qu’en 1969, la vacance de la présidence de la République n’était pas le fruit d’un décès mais d’une démission. La décision de vacance et les conséquences juridiques qu’elle emporte ont alors trouvé leur source non pas dans un évènement déjà intervenu mais dans un évènement à venir, en raison de la décision du Président de la République par laquelle il a établi lui-même la date et l’heure à laquelle la vacance serait effective.

Le procès-verbal de la séance du Conseil constitutionnel du 28 avril 1969 ayant présidé à l’élaboration de la décision n° 62-12 PDR[13] est en ce sens riche d’enseignement. Il permet d’établir une chronologie et donc d’identifier les faits générateurs de droit à l’appui de l’hypothèse ici défendue. En effet, pour mémoire, la démission du Général de Gaulle est intervenue peu après minuit le 28 avril 1969, avec une prise d’effet à midi le même jour. Or le procès-verbal de la séance du Conseil constitutionnel du 28 avril 1969 rapporte que la séance s’est ouverte à 11 h et qu’elle s’est achevée à 11 h 55. Force est donc de constater que la vacance n’a pas été constatée mais anticipée. Respecter le raisonnement d’une vacance constatée aurait dû contraindre le Conseil constitutionnel à ne siéger qu’après midi, le 28 avril 1969, ou du moins à ne lever la séance qu’après midi. Or à l’heure où se réunissait le Conseil constitutionnel, ce n’est donc pas la vacance qui était constatée et qui pouvait fonder la décision du Conseil constitutionnel, mais c’était bel et bien la lettre du président de la République. Autrement dit, et en réponse à l’argument qui consisterait à dire que la parole présidentielle n’est pas créatrice du droit, il apparaît que la décision du Conseil constitutionnel n’est pas prise sur la base d’un état de fait constaté mais sur la base de la décision du président de la République, telle que transmise par le Premier ministre. En ce sens le procès-verbal de la même séance du Conseil constitutionnel rapporte les observations de son président, Gaston Palewski, qui a alors considéré la lettre du président de la République comme une décision[14]. Il nous semble donc qu’à l’époque, les conséquences juridiques de la vacance de la présidence de la République sont nées non pas du constat opéré par le Conseil constitutionnel d’une situation objectivement intervenue, mais de la décision d’intention exprimée par le président de la République et annonciatrice d’une vacance à venir. Partant, le Conseil constitutionnel a de plus constaté que les conditions d’un intérim par le président du Sénat étaient alors réunies. Enfin, le Conseil constitutionnel a déclaré que s’ouvrait, à partir de cette date, le délai fixé par l’article 7 de la Constitution pour l’élection du nouveau président de la République.

In fine, l’observation de cette séquence, novatrice pour l’époque et ce bien que le Général de Gaulle n’ait pas fait mystère de sa démission en cas de la victoire du « non » au référendum du 27 avril 1969, nous semble utile pour soutenir la thèse d’une vacance programmée par le président de la République actuel, d’autant que l’article 5 et les principes fondamentaux de la démocratie nous paraissent plaider en sa faveur.

B. L’hypothèse contemporaine : une vacance programmée

Dans les circonstances qui nous intéressent aujourd’hui, la question est donc de savoir si le président de la République, en cas de démission, pourrait prendre la décision de différer la vacance du pouvoir à une date ultérieure, fixée quelques mois plus tard. Autrement dit, à l’occasion d’une lettre, comme le Général de Gaulle en 1969, voire par un décret publié au Journal officiel de la République française (JORF), analogue au décret qu’il prend pour dissoudre l’Assemblée nationale – à ceci près qu’il y viserait l’article 7 de la Constitution et en particulier son 5e alinéa – le président de la République pourrait-il, par exemple, valablement écrire : « Je cesserai d’exercer mes fonctions de Président de la République le 30 mai 2026 » ? La question qui se pose alors est celle de savoir si une disposition constitutionnelle s’opposerait à cette décision et si une autorité juridictionnelle serait en capacité d’annuler pareille décision ou d’en moduler les effets.

Force est de constater que la démission du président de la République n’est pas interdite, sauf à refuser en 1969 la démission du Général de Gaulle. Plus généralement, aucun élu n’est privé du droit de démissionner, contrairement à son remplaçant[15]. La possible démission du président de la République pourrait même s’apparenter à un pouvoir propre du président de la République, plus propre sinon personnel que ne le sont les pouvoirs propres doctrinalement reconnus à ce jour. Ces derniers « expriment la volonté propre du chef de l’Etat (R. Janot) [et] se rattachent à sa fonction arbitrale (art. 5 C) »[16]. Ils se passent, en outre, de tout contreseing ministériel. Dès lors, comment ne pas voir dans la démission programmée du chef de l’État, l’adéquation avec l’expression de la volonté propre du chef de l’État, avec le rattachement à sa fonction arbitrale et avec l’absence de contreseing ministériel ? En décidant d’une vacance différée, l’actuel président de la République, plus que le Général de Gaulle en son temps, s’inscrirait comme le garant de la stabilité et de la continuité des institutions (article 5 C) car sa décision permettrait la tenue d’une campagne électorale. À l’inverse, la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024 a suscité une onde de choc politique : elle est le parfait exemple qu’en dépit de l’usage d’un pouvoir propre du président de la République, elle n’a pas offert les conditions d’une stabilité des institutions. L’instabilité des gouvernements depuis en est la preuve. Certes, d’aucuns pourraient objecter que les conséquences de sa décision ne rendent pas le président responsable de l’instabilité qui en découle. Pour autant, l’essence de la démocratie réside, avant même la tenue d’élections, dans la possibilité de conduire une campagne électorale qui permette de défendre un programme. La tenue d’une campagne électorale dans des conditions saines constitue le préalable nécessaire au choix libre et éclairé des citoyens pour un projet politique. Enfin, les pouvoirs propres du président de la République sont, selon l’un des rédacteurs de la Constitution, Michel Debré, des pouvoirs de sollicitation d’un autre pouvoir[17]. Or il s’agirait ainsi pour le président de solliciter directement le peuple. En outre, la décision de vacance programmée du président de la République nous paraît constituer un acte de gouvernement insusceptible de recours. Et à l’instar du coup de tonnerre qu’avait représenté le recours, par le Général de Gaulle, à l’article 11 de la Constitution pour consulter directement le peuple souverain en 1962, il nous paraît très difficile pour une quelconque autorité juridictionnelle, dont le Conseil constitutionnel, de remettre en cause l’organisation d’une consultation du peuple souverain dans ces conditions.

Au-delà des arguments juridiques qui plaident directement en faveur de la présente hypothèse, il semble opportun d’analyser les potentiels obstacles constitutionnels, juridiques ou politiques, qui pourraient s’y opposer.

II. Des difficultés juridiques et politiques surmontables

Plusieurs objections d’ordre constitutionnel pourraient être opposées à la présente hypothèse. Certaines sont d’ordre juridique à proprement parler (A), tandis que d’autres relèvent plutôt de la nature politique du régime dont traite la Constitution (B).

A. Les difficultés constitutionnelles

Au-delà de l’inexistence d’une quelconque disposition constitutionnelle qui interdirait expressément une vacance programmée de la magistrature suprême à l’initiative du chef de l’État lui-même, plusieurs objections à ce scénario pourraient être soulevées. Elles pourraient provenir d’une part du calendrier constitutionnel pour l’élection du président de la République, prévu à l’article 7 de la Constitution. D’autre part, la question de la révocation de sa décision par le président de la République lui-même pourrait être légitimement posée au regard des délais supposés : autrement dit le président de la République pourrait-il changer d’avis entre sa décision et l’effectivité de la vacance ?

L’article 7 de la Constitution de la Ve République organise les conditions de la succession et du renouvellement de la présidence de la République suivant le cycle normal établi par le respect du quinquennat, ou suivant une situation d’urgence ou de crise qui correspond donc à la vacance ou à l’empêchement définitif, pour celui qui occupait la fonction présidentielle, d’accomplir sa mission. En termes de calendrier constitutionnel, le renouvellement normal de la fonction présidentielle se fait suivant le 3e alinéa qui dispose ainsi que « L’élection du nouveau Président a lieu vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus avant l’expiration des pouvoirs du Président en exercice ». L’alinéa 5 dispose, quant à lui, qu’« En cas de vacance ou lorsque l’empêchement est déclaré définitif par le Conseil constitutionnel, le scrutin pour l’élection du nouveau Président a lieu, sauf cas de force majeure constaté par le Conseil constitutionnel, vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus, après l’ouverture de la vacance ou la déclaration du caractère définitif de l’empêchement ». La Constitution de la Ve République offre ainsi deux garde-fous juridiques qui ne doivent pas être lus de manière antinomique. En effet, face à eux, en cas de démission du président de la République dont l’effet de la vacance serait programmé à une date ultérieure, deux scénarii apparaissent envisageables, un plus conforme à la lettre de la Constitution et l’autre plus conforme aux intérêts supérieurs de la Nation. Le premier scénario envisageable – le plus conforme à la lettre de la Constitution – serait celui suivant lequel la nouvelle élection présidentielle aurait lieu vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus après l’ouverture de la vacance, c’est-à-dire après la date décidée par le président lui-même. Dans ce cas de figure, la décision du Conseil constitutionnel, à la réception de la lettre du président de la République annonçant sa démission et la vacance programmée de sa fonction, ou à la parution du décret présidentiel de vacance programmée, consisterait à prendre acte de la date de vacance et à déclarer que s’ouvre, à partir de cette date, le délai fixé par l’article 7 de la Constitution. C’est finalement ce qui s’est passé le 28 avril 1969. Dans l’exemple que nous prenions supra d’une vacance au 30 mai 2026, l’élection aurait ainsi lieu entre le 19 juin 2026 et le 4 juillet 2026. Le second scénario envisageable – plus conforme aux intérêts supérieurs de la Nation – serait celui suivant lequel la vacance programmée offrirait une situation constitutionnelle en quelque sorte confortable qui impose de recourir au 3e alinéa de l’article 7. Autrement dit, la marche normale de l’État, face à un président de la République ayant décidé de démissionner mais qui, soucieux d’assurer dans des conditions optimales la continuité et le fonctionnement normal des institutions, aurait différé la vacance effective de sa fonction, imposerait alors la tenue d’une nouvelle élection présidentielle vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus avant l’expiration des pouvoirs du président en exercice (article 7 C al. 3). Dans l’exemple que nous prenions supra d’une vacance au 30 mai 2026, l’élection aurait alors lieu entre le 25 avril 2026 et le 10 mai 2026. L’intérêt du second scénario consiste par exemple à assurer une continuité du feu nucléaire par un président de la République légitimement élu, ce qui, au regard du contexte international actuel, nous paraît être une question valable. En outre, si l’on considère que le propre des démocraties modernes occidentales est leur capacité à assurer une transmission pacifique et sereine du pouvoir, ce second scénario nous semble particulièrement préférable.

S’agissant ensuite de la difficulté qui pourrait naître de l’hypothèse selon laquelle le président révoquerait lui-même sa décision, il nous semble qu’un argument majeur s’y opposerait : l’État de droit lui-même. En effet, l’État de droit plaide en faveur d’une irrévocabilité de la décision présidentielle dès lors qu’il implique que les gouvernants sont eux-mêmes soumis au droit, qu’ils en soient les auteurs ou non[18]. Autrement dit, le président de la République, quand bien même il crée dans certaines conditions le droit, doit s’y conformer dès lors que sa décision est intégrée à l’ordonnancement juridique. L’irrévocabilité d’une décision du président de la République s’agissant de ses pouvoirs propres, s’illustre par exemple avec le droit de dissolution de l’Assemblée nationale : l’annonce de son recours à l’article 12 de la Constitution de la Ve République n’est pas en soi performatrice mais la publication au Journal officiel du décret de dissolution emporte des conséquences qui échappent alors à son auteur et sur lesquelles il ne peut plus revenir. S’agissant de la vacance programmée de la présidence de la République, et au-delà de la publication de la décision du président de la République au Journal officiel, ce serait la déclaration de vacance du Conseil constitutionnel qui importerait et qui pourrait intervenir sans délai, tout en constatant la date programmée de son effectivité[19].

Enfin, une objection de nature politique pourrait être également opposée : elle tiendrait à la nature parlementaire du régime de la Ve République. 

B. Les difficultés politiques

Si cette contribution trouve son origine dans une actualité récente, l’analyse qui en découle s’attache à dépasser la conjoncture pour proposer une réflexion de portée plus générale susceptible d’alimenter durablement le débat doctrinal. Parmi les arguments actuellement avancés contre l’idée d’une démission programmée du président de la République figure, de manière récurrente, la nécessité de ne pas lui imputer une responsabilité trop importante dans l’instabilité gouvernementale. Certes, la Ve République est un régime parlementaire, autrement dit le gouvernement, qui détermine et conduit la politique de la Nation, est responsable devant l’Assemblée nationale, dont il tire sa légitimité pour gouverner, mais cette dernière peut le renverser en cas de rupture de confiance[20]. Certes, le président de la République n’est possiblement qu’un arbitre des institutions dont il assure la continuité et la stabilité. Mais s’en tenir à cette lecture, en prétendant que les députés n’ont qu’à faire des compromis et constituer des coalitions suivant les standards des régimes parlementaires qui nous entourent[21], revient à nier l’évolution de notre régime parlementaire à compter de 1962 avec l’élection du président de la République au suffrage universel direct. À partir de là, notre régime n’apparaît non plus comme un régime parlementaire classique mais comme une déclinaison du parlementarisme traditionnel. Cette déclinaison, qui donne à notre régime parlementaire une teinte comme aucune autre, justifie l’évolution sémantique au profit de « régime semi-présidentiel ».

L’élection du président de la République au suffrage universel direct n’est pas le seul aspect qui donne à notre régime parlementaire une coloration particulière : le mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours pour la désignation des députés, lui aussi, est à la fois un symptôme et un mécanisme de perpétuation d’une culture politique peu encline aux compromis, contrairement à ce que l’on observe dans les régimes parlementaires traditionnels environnants[22]. Pierre Martin, dans son ouvrage sur Les systèmes électoraux et les modes de scrutin, l’explique très bien : l’élection a deux fonctions relativement antinomiques, d’une part la désignation et la légitimation des gouvernants et d’autre part une fonction de représentation. Il existe une tendance naturelle au dualisme dans la fonction de désignation et de légitimation des gouvernants dont l’auteur dit qu’elle repose sur une tendance fondamentale de l’esprit humain à opposer des visions du monde selon le bien et le mal. Cette tendance naturelle au dualisme est soutenue par la binarité du vote de la loi – pour ou contre – et par la binarité de la défaite ou de la victoire dans la bataille politique. Et le mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours favorise lui aussi cette binarité qui tend pour le parti majoritaire à imposer sa vision du monde. À l’inverse d’une tendance au dualisme, la fonction de représentation, elle, a une tendance naturelle à la dispersion : c’est la représentation de différents groupes, intérêts, clivages, qui composent la société. Et les scrutins qui favorisent la représentation sont davantage les scrutins de représentation à la proportionnelle. Partant, la culture française de la pratique du pouvoir nous paraît davantage encline à une fonction de légitimation et de désignation des gouvernants que de représentation[23]. Face à cela, l’absence de majorité claire à l’Assemblée nationale à la suite des élections législatives anticipées du mois de juillet 2024, et la tripartition des forces qui a en découlé, paraissent être une anomalie qui grippe le fonctionnement normal des institutions. Dans les démocraties parlementaires voisines évoquées, la désignation des députés passe par des scrutins de liste à la proportionnelle[24] ou des scrutins mixtes alliant une part importante de proportionnelle[25]. Ces modes de scrutin sont davantage tournés vers la représentativité : ils sont à la fois la source et le symptôme d’une volonté de compromis. La forme de l’État – unitaire – et les modalités d’organisation et d’exercice du pouvoir en France – centralisé – accentuent à notre sens le blocage institutionnel. Elles sont elles aussi l’expression d’une culture politique qui privilégie la désignation et la légitimation des gouvernants par le biais de l’élection plutôt qu’une représentativité. En France, l’unité de l’État ainsi que la forte centralité de l’exercice du pouvoir rend difficile les compromis. Ces aspects-là rendent la comparaison avec les régimes parlementaires environnants d’autant plus inadéquate : l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et la Belgique sont soit des États régionalisés, soit des États fédéraux. La Grande-Bretagne, pour sa part, est certes unitaire et centralisée comme la France, mais l’existence d’abord d’un chef de l’État, fixe, en la personne du monarque, et le recours à un scrutin uninominal majoritaire à un seul tour pour la désignation des députés, conduit à une pratique du régime différente de la nôtre : elle n’est pas altérée par un scrutin présidentiel et l’absence de second tour aux élections législatives tend à dégager une majorité encore plus franche que n’est supposé le produire le scrutin uninominal majoritaire à deux tours[26].

Enfin, il nous semble que si le président de la République décidait de procéder à une démission avec vacance programmée, les contingences électorales, financières ou encore administratives, ne devraient pas constituer un obstacle valable, suivant le principe de la hiérarchie des normes. Autrement dit, « l’intendance suivra »[27]. En ce sens, il conviendrait plutôt que les pouvoirs publics envisagent à toutes fins utiles pareil scénario, de sorte que le cas échéant, aujourd’hui ou plus tard, cette éventualité ait été anticipée.

Steven ROSTAN,
Doctorant en droit public, Institut Maurice Hauriou (EA 4657),
Université Toulouse Capitole


[1] Déclaration de Jean-Noël Le Theule, secrétaire d’État à l’information, extrait vidéo du Journal télévisé de 20 h du 28 avril 1969 présenté par Jean Lanzi, Deuxième chaîne de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF), consulté sur : Institut national des archives (Ina), « Le 28 avril 1969, Charles de Gaulle démissionne de la Présidence de la République » [en ligne], publiée, 15 avril 2019 (mis à jour le 24 avril 2019).

[2] Décret n° 69-296 du 2 avril 1969 décidant de soumettre un projet de loi au référendum, Journal officiel de la République française du 3 avril 1969, pp. 3315-3324.

[3] Déclaration du Général de Gaulle, fichier sonore de France Inter actualités de 20 h du 25 avril 1969, ORTF, consulté sur : Ina, « Inter actualités de 20H00 du 25 avril 1969 » [en ligne].

[4] L’empêchement provisoire ou définitif peut correspondre par exemple à une opération médicale sous anesthésie générale ou à un coma irréversible. En ce sens voir : Olivier Gohin, Droit constitutionnel, coll. Manuel, 5e édition, LGDJ, Paris, septembre 2022, p. 762 ; Jean Gicquel et Jean-Eric Gicquel, Droit constitutionnel et Institutions politiques, coll. Domat Précis, 37e édition, LGDJ, Paris, pp. 689-690.

[5] Ibidem.

[6] Le Maire de Meaux et cadre du parti Les Républicains, Jean-François Copé, aussi a formulé cet appel à la démission du chef de l’Etat : voir par exemple John Timsit, « “Ça va très mal se terminer s’il ne part pas” : Jean-François Copé somme à nouveau Emmanuel Macron de démissionner », Le Figaro [en ligne : lefigaro.fr], le 12 octobre 2925. Le président du Parti La France Insoumise a appelé non pas à la démission mais à la destitution du président de la République : Les Échos, « Démission de Lecornu : Jean-Luc Mélenchon appelle à la destitution d’Emmanuel Macron. » [en ligne], 6 octorbe 2025.

[7] Sondage Odoxa du 6 octobre 2025 pour Le Figaro et Backbone Consulting : 70% des Français demandent à présent la démission d’Emmanuel Macron ; Sondage CSA du 10 octobre 2025 pour Europe 1, Cnews et le JDD : 61% des Français veulent la démission d’Emmanuel Macron.

[8] Sonia Mabrouk, « Démission d’Emmanuel Macron : Hervé Morin souhaite “une élection présidentielle à la fin du printemps” [en ligne], La Grande interview Europe 1 – Cnews, Europe 1, 20 octobre 2025. 

[9] Agence France-Presse, Entretien avec Anne-Charlène Bezzina, « Présidentielle anticipée : pas de campagne possible sans démission effective, selon une constitutionnaliste », Challenges [en ligne], le 7 octobre 2025.

[10] Conseil constitutionnel, décision n° 69-12 PDR du 28 avril 1969, Déclaration du Conseil constitutionnel suite à la démission du Général de Gaulle, Président de la République ; François Luchaire, La démission du Général de Gaulle devant le Conseil constitutionnel, Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 25 (Dossier : 50e anniversaire), août 2009.

[11] Olivier Beaud, « Impressions diffuses sur le grand débat à l’Élysée : un témoignage et une analyse », Jus Politicum Blog [en ligne], 27 mars 2019.

[12] Conseil constitutionnel, décision n° 74-23 PDR du 3 avril 1974, Déclaration du Conseil constitutionnel à la suite du décès de M. Georges Pompidou.

[13] Conseil constitutionnel, décision n° 69-12 PDR du 28 avril 1969, Déclaration du Conseil constitutionnel suite à la démission du Général de Gaulle, Président de la République, Journal officiel du 29 avril 1969, page 4283.

[14] La décision n° 62-12 PDR du 28 avril 1969 qualifie expressément la lettre du président de la République de décision.

[15] Conseil constitutionnel, décision n° 2012-4563/4600 AN du 18 octobre 2012 A.N., Hauts-de-Seine (13e circ.) : la qualité de remplaçant d’un parlementaire ne confère pas à ce remplaçant une fonction dont il pourrait se démettre.

[16] Jean Gicquel et Jean-Eric Gicquel, Droit constitutionnel et Institutions politiques, op. cit., p. 717.

[17] Ibidem (ibid.).

[18] John Locke, auteur (1632-1704), et David Mazel, traducteur (16..-1725), Traité du gouvernement civil [en ligne], Royez, Paris, [s. n.], 1690 (traduction de 1794), 368 p. ; Olivier Gohin, Droit constitutionnel, coll. Manuel, 5e édition, LGDJ, Paris, septembre 2022, p. 281, s’agissant de considérer que l’État de droit relève de la séparation des pouvoirs.

[19] En 1969, à la parution au JORF de la décision n° 69-12 PDR du Conseil constitutionnel, était jointe la lettre de démission du président de la République.

[20] Lexique des termes juridiques : 2023-2024, Serge Guinchard, Thierry Debard, Jean-Luc Albert, et al. (préf.), 31e édition, Paris : Dalloz, 2023 ; Rémy Cabrillac, Dictionnaire du vocabulaire juridique 2024, 15 éd., Paris : LexisNexis, 2023.

[21] Belgique, Allemagne, Espagne, Italie.

[22] Pierre Martin, Les systèmes électoraux et les modes de scrutin, 3e édition, Paris : Montchrestien, Clefs politique, 2006, p. 57 : Les scrutins majoritaires uninominaux ou plurinominaux à un ou deux tours sont supposés dégager une forte amplification en sièges de la victoire du parti dominant en suffrages. Autrement dit ils sont supposés dégager des majorités franches. Dans le cas français, cette majorité franche est supposée soit s’accorder avec la majorité présidentielle et auquel cas le régime se présidentialise, soit elle donne une majorité différente et auquel cas le président de la République se retrouve en cohabitation. Dans un cas comme dans l’autre, la culture d’une majorité franche n’a jamais été encline à créer des coalitions et à faire des compromis. Le scrutin uninominal à deux tours est un système d’alliances et non de compromis.

[23] Ibidem.

[24] Pour l’Espagne : ibid. pp. 60-61 ; pour la Belgique : ibid. pp ; 60-61.

[25] L’Allemagne a recours à une représentation proportionnelle par compensation. V. Pierre Martin, Les systèmes électoraux et les modes de scrutin, préc., p. 145. L’Italie a recours à un scrutin mixte alliant une minorité de députés désignés au scrutin uninominal majoritaire à un tour et une majorité de députés élus via un scrutin de liste à la proportionnelle.

[26] À ce sujet, voir la note de bas de page n° 22.

[27] D’aucuns attribuent cette citation au Général de Gaulle, bien qu’il ait nié l’avoir prononcée. Elle est plus généralement attribuée à Napoléon lors de la campagne de Russie. En tout état de cause, il convient de comprendre qu’il serait particulièrement contraire à la hiérarchie des normes d’empêcher la mise en œuvre d’une décision prise en vertu de la Constitution car des dispositions légales ou réglementaires l’en empêcheraient.